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Jean-Pascal van Ypersele: « Le courage politique est souvent absent »

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Figure internationale du combat contre le réchauffement climatique, l’ancien vice-président du Giec prend part à l’opération multimédia du Vif, Le Réveil climatique. Il rappelle l’urgence de mesures, à tous les niveaux de pouvoir et l’influence, indispensable des citoyens. Comprenant le découragement de certains et regrettant l’inertie politique, il reste convaincu que tout n’est pas perdu.

Si plus personne ou presque ne nie encore le réchauffement climatique, beaucoup considèrent qu’il n’est pas dû à l’activité humaine mais plutôt à une évolution naturelle. Que leur rétorquer ?

Que c’est plus confortable de penser ça. Or, ce n’est pas du tout le cas. On sait depuis une cinquantaine d’années que l’activité humaine influence sérieusement le climat et on sait depuis une vingtaine d’années qu’elle en est devenu le facteur principal. Dans le passé, il y a eu des facteurs astronomiques, des explosions volcaniques qui ont influencé le climat de manière majeure mais aujourd’hui, la force influente principale, ce sont les émissions de gaz à effet de serre, d’origine humaine. La communauté scientifique, en tout cas les scientifiques compétents dans ce domaine-là, est unanime sur ce sujet.

Cela signifie que la canicule de cet été, les glaciers qui fondent, les incendies de forêt, c’est l’homme qui en est responsable ?

Ce n’est pas si simple. Il y a toujours eu des incendies de forêt, des canicules, des glaciers qui fondent, oui. Mais le fait que les glaciers fondent à la vitesse à laquelle ils fondent, que les incendies de forêt se multiplient à ce point, que ce soit en Californie, en Australie, dans le sud de l’Europe, en Espagne, au Portugal ou en Grèce, ou le fait que les épisodes caniculaires deviennent à la fois plus fréquents et plus intenses, chez nous mais aussi aux Etats-Unis ou au Japon où il y avait des températures de plus de 50 et 40 degrés cet été, respectivement… Ça, c’est quelque chose qui est aggravé par le réchauffement du climat dû lui-même à l’activité humaine. C’est clair. Même si certains événements climatiques actuels ont eu lieu dans le passé, ils étaient moins forts ou moins fréquents qu’aujourd’hui.

Si on assez de petites gouttes en mouvement, on peut avoir des marées qui font bouger les choses.

Si l’homme est le principal facteur d’aggravation de la situation, que doit-il faire, que peut-il faire, comme individu, comme citoyen, comme consommateur, pour gagner le duel contre le réchauffement climatique ?

Pour gagner le duel, il faut d’abord être convaincu qu’il y a un duel à livrer, dont l’enjeu est l’habitabilité même de la Terre. Si on reste sur la trajectoire actuelle, nos enfants et nos petits-enfants vont vivre dans un monde significativement moins habitable que celui d’aujourd’hui. A de multiples égards : la disponibilité des ressources en eau, l’agriculture, donc le prix de l’alimentation, la température dehors à certains moments de l’année… Il faut comprendre qu’il y a une urgence à rencontrer. Les citoyens, les acteurs économiques, les décideurs politiques doivent placer ce problème-là à un niveau de priorité bien plus élevé que celui auquel il a été évalué jusqu’à présent. Une fois qu’on a relevé le niveau de priorité, il faut prendre des mesures. Et là, la liste est très longue, dans de très nombreux domaines : la quantité et le type de biens et de services que nous consommons, la manière dont ils sont produits, l’endroit d’où ils viennent, etc. Prenons l’électricité : l’empreinte carbone d’un kilowatt-heure produit à partir du charbon, c’est un kilo de CO2 ; celle d’un kWh produit par un panneau solaire, quand on tient compte de l’ensemble de la chaîne, c’est entre 20 et 100 grammes de CO2. Les choix qu’on fait ont beaucoup d’importance. Mais certains choix individuels ne sont possibles que si les infrastructures le permettent, comme par exemple les transports publics. Les décideurs politiques (que nous avons élus) partagent donc avec les citoyens la responsabilité de gagner ce duel.

En matière de déplacement, d’alimentation, d’habillement, de liens sociaux, de consommation d’énergie, etc., le citoyen doit changer fondamentalement de mode de vie ?

Je me méfie d’une situation dans laquelle les scientifiques, dans leur sagesse infinie ou prétendue telle, se mettraient à dicter à chacun la manière de faire. Je pense qu’il faut expliquer pourquoi on doit arriver le plus vite possible à des émissions nulles de gaz à effet de serre, à l’échelle mondiale, ce qui est un défi formidable alors que l’humanité émet 40 milliards de tonnes de CO2 chaque année, chaque Belge en émettant, toutes activités confondues, une tonne par mois. Ensuite, chacun doit analyser, dans le cadre de ses activités, quelles sont ses priorités, ses possibilités, ses moyens d’action, ce qui peut être fait seul et ce qui doit l’être aussi à une échelle collective.

En juillet dernier, depuis le sommet du mont Blanc, Jean-Pascal van Ypersele rappelait l'urgence de la mobilisation contre le réchauffement climatique.
En juillet dernier, depuis le sommet du mont Blanc, Jean-Pascal van Ypersele rappelait l’urgence de la mobilisation contre le réchauffement climatique.© raphvanypersele/instagram

Certains, qui agissent depuis longtemps, à leur niveau, se découragent puisque la situation, globale, ne change pas.

Je les comprends. Il faut reconnaître que la situation se dégrade, et de plus en plus vite, malgré les efforts qui sont faits par beaucoup. Mais pas par suffisamment de citoyens, surtout des pays riches, les plus grands pollueurs, et pas accompagnés par des décisions politiques à la hauteur de ce qu’il faudrait. Donc, je comprends le découragement, qui est parfois le mien aussi. Mais l’océan est aussi fait de gouttes. Et si on assez de petites gouttes en mouvement, on peut avoir des marées qui font bouger les choses. On sait que les changements sociaux s’opèrent lorsqu’on a un effet d’entraînement d’un pourcentage de la population finalement pas si élevé que ça. Quand le quart d’une population agit dans une direction, ça fait évoluer la norme et puis l’ensemble du groupe prend, lui aussi, plus rapidement cette direction. Il devient alors normal de fixer des législations qui prennent ces comportements-là comme base et qui les facilitent, pour l’ensemble du groupe. Il ne faut pas désespérer. Il faut viser à ce que, dans le plus de domaines possibles, on arrive à ce seuil critique à partir duquel la société considère qu’il est normal d’adopter ces nouveaux comportements. On n’y est pas encore, mais on voit des changements, des frémissements, en matière d’alimentation et de mode de déplacement notamment. Je reste convaincu qu’on peut maîtriser la situation et qu’on peut agir beaucoup plus qu’on ne le fait.

Payer demain pour les conséquences des changements climatiques ou investir aujourd’hui pour garantir l’habitabilité de la planète ?

Mais beaucoup considèrent qu’au niveau international, mondial, on discute, on s’engage, on fixe des objectifs mais on repousse les échéances et, en fait, on ne fait rien.

On ne peut pas dire que rien n’est fait. Par contre, que trop peu est fait, cela me semble très clair. Prendre des décisions qui conduisent à des changements demande un courage politique, souvent absent. Je pense qu’une partie du problème vient du fait que beaucoup de décideurs politiques n’ont pas pris le temps, ne se sont pas donné la peine de se pencher sur ce que les experts disent depuis des dizaines d’années. Beaucoup n’ont pas encore compris la gravité des conséquences qu’il fallait essayer d’éviter. Alors il y a deux choses que les citoyens peuvent faire pour mettre la pression sur les politiques. D’abord, utiliser un moyen qui est tout à fait gratuit et qui s’appelle le pouvoir d’interpellation. Ce pouvoir est très réel et s’il est multiplié, s’il est utilisé par beaucoup de citoyens, il peut avoir une influence. L’interpellation des candidats peut bien sûr se faire pendant la campagne électorale. C’est ce qu’ont voulu faire les jeunes qui ont manifesté en 2019 : influencer les élections du mois de mai 2019, tant au niveau belge, qu’au niveau régional qu’au niveau européen.

Lutter contre le réchauffement climatique, c’est ne plus être compétitif au plan économique ?

Non. Il va y avoir une croissance de l’activité économique, celle-là tout à fait bienvenue, entre autres dans la construction d’infrastructures de mobilité douce, dans la rénovation de bâtiments afin de diminuer fortement leur consommation d’énergie aussi bien en période de canicule qu’en hiver. Par ailleurs, si on laisse les changements climatiques se développer sur la trajectoire sur laquelle on est maintenant, c’est l’ensemble des activités humaines donc aussi l’activité économique qui sera mise gravement en danger dans les prochaines décennies. Et ce sera extrêmement difficile d’avoir cette croissance classique du produit national brut, etc., au plan international si on ne se préoccupe pas des changements climatiques. Prenez simplement les conditions de travail à l’extérieur qui concernent notamment tout le monde agricole et celui de la construction : elles risquent de devenir extrêmement difficiles bien avant la fin du siècle, à cause de la chaleur. Donc, les changements climatiques vont affecter les activités humaines et les activités économiques de manière majeure. Ça va coûter extrêmement cher de payer les dégâts si on ne fait rien pour prévenir les changements. Payer, il faudra de toute façon le faire. Mais est-ce que l’on préfère payer demain pour les conséquences du changement climatique- et il faudra payer aussi en vies humaines et en espèces vivantes disparues – ou investir aujourd’hui dans toute une série de mesures pour garantir l’habitabilité de la planète ?

Jean-Pascal van Ypersele:

Bio express

1957 Naissance à Bruxelles.

1986 Docteur en sciences physiques de l’UCL.

2008 Vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), jusqu’en 2015.

2015 Coécrit Une vie au coeur des turbulences climatiques (éd. De Boeck Supérieur, 128 p.).

2019 Nommé expert de l’Union européenne pour le programme pour la recherche et le développement (Horizon 2020).

2019 Contribue au rapport sur le climat et l’environnement remis à tous les partis belges par les jeunes de #YouthForClimate, et au rapport mondial sur le développement durable, à la demande du secrétaire général de l’ONU.

2020 Publie Climat : Etat d’urgence. Pourquoi il n’y a plus de temps à perdre, avec Dirk Draulans, à la demande du Vif/L’Express, dans le cadre de son opération multimédia Le Réveil climatique.

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