Cette image satellite montre l'ouragan Florence alors qu'il arrive en Caroline du Nord (2018). (Getty Images)

Changements climatiques: chronique d’une catastrophe annoncée qui se joue dans les profondeurs

Laetitia Theunis Journaliste

Acidification, désoxygénation et élévation du niveau des mers : le réchauffement met l’océan sous pression. Chronique d’une catastrophe annoncée qui se joue en profondeur. Et dont on peine à mesurer les conséquences, forcément dramatiques. Mais à quelle échéance ?

Les océans absorbent environ le quart des émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Cette séquestration s’accompagne d’un effet secondaire d’importance : le pH des eaux s’abaisse. Des chercheurs ont estimé qu’entre 1751 et 2004, le pH des océans avait chuté de 8,25 à 8,14 et qu’il pourrait dégringoler à 7,85 d’ici 2100. L’océan s’acidifie donc depuis la révolution industrielle et le phénomène va s’accélérer dans les prochaines années. Alors que la quantité de carbone dissous dans l’eau va s’accroître, les organismes qui l’utilisent pour fabriquer leur squelette (corail), leur coquille (mollusque) ou leur test (oursin) en calcaire vont avoir de plus en plus de difficultés à le faire. Cela peut paraître paradoxal. C’est lié à la chimie complexe du carbone dans l’océan.

Mumbai, Inde. 2019. Les gens marchent dans une rue inondée à la suite de fortes pluies de mousson en septembre 2019. (Getty Images)
Mumbai, Inde. 2019. Les gens marchent dans une rue inondée à la suite de fortes pluies de mousson en septembre 2019. (Getty Images)

L’océan s’acidifie

Lorsque le CO2 passe de l’atmosphère dans l’eau, on assiste tout d’abord à une production d’ions H+ qui font baisser le pH. Parallèlement, des ions carbonates (CO32-) se transforment en ions bicarbonates (HCO3-). Résultat : la concentration en ions carbonates disponibles dans l’eau diminue. Or, ce sont ces ions qui sont utilisés par les organismes pour former leur squelette, leur coquille ou leur test en calcaire.  » Moins il y a de carbonates, plus difficile il est de calcifier. Parfois, on peut même arriver à sous-saturation : les composés calcifiés vont se dissoudre à cause des conditions chimiques « , explique Laurent Bopp, océanographe et climatologue à l’Institut Pierre Simon Laplace.

Lorsque le zooplancton dévore le phytoplancton, il excrète des pelotes fécales qui coulent dans l’eau.  » Celles-ci sont entourées d’une gaine de bactéries hétérotrophes qui dégradent la matière organique en utilisant de l’O2 et en produisant du CO2. Ce processus acidifie lui aussi l’océan. Il a cours au fur et à mesure de la descente des pelotes fécales à travers la colonne d’eau. A une certaine profondeur, qui varie d’un océan à l’autre, il engendre un horizon de saturation. A partir de là, le carbonate de calcium se dissout à la vitesse à laquelle il se forme « , explique Mathieu Poulicek, chargé de cours en écologie marine à l’ULiège.

L’océan est ainsi divisé en deux grands volumes. De la surface jusqu’à quelques centaines de mètres de profondeur, la zone est sursaturée en ions carbonates. Les structures calcifiées ne s’y dissolvent pas. Plus bas et jusqu’au fond de l’océan, on parle de volume sous-saturé en ions carbonates.  » Et depuis quelques années, ce dernier prend de l’ampleur. L’horizon de saturation remonte. Pour les animaux qui calcifient et qui vivent dans une zone qui va devenir sous-saturée, la vie sera très difficile à l’avenir « , poursuit Laurent Bopp. Leur squelette, leur coquille ou leur test ne cesseront de se dissoudre dans l’eau de mer. C’est déjà le cas pour les ptéropodes de l’océan Austral. La coquille de ces petits escargots de mer se fragilise à un point tel qu’ils présentent des difficultés à nager librement.

L’océan étouffe

 » Depuis 1950, l’océan a perdu de 1 à 2 % de son contenu en oxygène. Cela représente environ 70 milliards de tonnes d’O2 « , explique Marilaure Grégoire, directrice de recherches FNRS et spécialiste de la modélisation des océans (ULiège). Cette désoxygénation n’est pas homogène dans l’océan global. Il existe une variabilité spatiale. Et des zones, comme dans le Pacifique tropical et équatorial, où la perte d’O2 se chiffre actuellement à environ 4 %. La diminution est également très importante dans l’océan Austral du sud, l’océan Atlantique du sud et l’océan Arctique. Avec le changement climatique, les modèles prévoient que le nombre de zones océaniques avec une faible teneur en O2 va s’accroître.

Venise, Italie. Trois des portes de la barrière anti-inondation du projet Mose (MOdulo Sperimentale Elettromeccanico) sont levées pour la première fois lors d'une conférence de presse (2013). (Getty Images)
Venise, Italie. Trois des portes de la barrière anti-inondation du projet Mose (MOdulo Sperimentale Elettromeccanico) sont levées pour la première fois lors d’une conférence de presse (2013). (Getty Images)

Dans l’océan côtier, l’usage massif des fertilisants dans l’agriculture est la cause majeure de la diminution de l’oxygène. La quantité d’azote et de phosphate rejetée dans l’océan a augmenté de plus de 30 % en l’espace de 30 ans. En réponse à cette pollution, les algues prolifèrent. Alourdies, elles sédimentent sur le fond où elles s’accumulent et sont dégradées par les bactéries. Pour ce faire, ces dernières utilisent énormément d’O2 et appauvrissent donc l’eau de mer en oxygène. Si celui-ci n’est pas remplacé par la ventilation verticale (c’est-à-dire le brassage qui conduit à une oxygénation de l’eau), sa teneur va chuter sous un seuil critique pour les êtres qui vivent sur le fond. On parle alors d’hypoxie des eaux.

Or, « à certaines périodes de l’année, la zone côtière se caractérise par une faible ventilation de ses eaux car elle est stratifiée. C’est-à-dire constituée d’un empilement de couches d’eau de densités différentes. Dans ces conditions, les couches du fond ne sont pas ou faiblement oxygénées », poursuit Marilaure Grégoire. Dès lors, l’oxygène utilisé par les bactéries pour dégrader la matière organique produite par la fertilisation des eaux n’est pas remplacé. Et l’océan côtier étouffe.

Au large, d’autres processus sont incriminés pour expliquer la désoxygénation de l’océan. Suite au réchauffement des eaux de surface, l’oxygène gazeux de l’atmosphère se dissout moins bien dans l’océan. De facto, celui-ci va être moins riche en O2. Un deuxième facteur est lié à la circulation des courants marins et à la stratification de l’océan. Avec le changement climatique, les eaux de surface sont plus chaudes, donc moins denses. Cela entraîne davantage de stratification des masses d’eau. Et donc moins de mélange entre les eaux de surface plus riches en O2 car en contact avec l’atmosphère, et les eaux de profondeurs, très pauvres en O2.

S’adapter ou mourir

Face à ce déficit en oxygène pouvant conduire à l’anoxie (absence d’oxygène), soit les organismes vivants s’adaptent et adoptent un métabolisme réduit. Soit ils s’échappent. S’ils ne le peuvent pas, ils meurent. De quoi envisager des impacts en cascade dans les chaînes trophiques. Comme cela a été le cas en mer Noire, qui a connu des événements hypoxiques sévères. « La perte en oxygène des eaux de fond a fait disparaître les moules. Ces animaux jouent un rôle de filtreur. Dès lors, la clarté des eaux a vite et fortement diminué, faisant disparaître à leur tour, les algues et les autres organismes vivant sur le fond « , explique la coprésidente du réseau international GO2NE (Global Ocean Oxygen Network) de la commission océanographique intergouvernementale de l’Unesco.

 » Les capacités d’adaptation des différents organismes face au réchauffement, à l’acidification et à la désoxygénation de l’océan sont difficiles à appréhender et à quantifier. Les échelles de temps de l’expérimentation en laboratoire ou sur site étant différentes de celles de l’environnement réel. Le rapport spécial du GIEC sur l’océan de 2019 met en évidence qu’un grand nombre d’espèces sont déjà fortement impactées : coraux, crustacés, mollusques, certaines espèces de poissons, herbiers sous-marins « , poursuit-elle.

Et ce n’est pas tout. La diminution de la teneur en oxygène des zones qui étaient déjà pauvres va donner lieu à des réactions biogéochimiques inexistantes en présence d’oxygène. C’est le cas de la dénitrification. « C’est-à-dire la transformation des nitrates en nitrites puis en protoxyde d’azote, un gaz avec un effet de serre important et ensuite en diazote. Le phénomène de désoxygénation peut donc bouleverser le cycle de l’azote dans l’océan », explique Marilaure Grégoire. « A cela s’ajoute que, dans les zones pauvres en oxygène, des phosphates peuvent être relargués du sédiment, et donc modifier également le cycle du phosphore. »

« Des perturbations qui pourraient paraître assez réduites auraient le potentiel, via des boucles de rétroactions positives, sur des échelles de temps longues, de déstabiliser le système océanique, qui est pourtant stable depuis très longtemps. Et de changer sa chimie de manière significative. »

L’océan déborde

La décennie 2010 – 2020 est la plus chaude jamais enregistrée. Les océans absorbant plus de 90 % de l’énergie excédentaire de notre système climatique, leur contenu en chaleur n’a jamais été aussi élevé depuis les premières mesures réalisées en 1960. En raison de l’augmentation de la température, l’eau se dilate et son volume augmente. Cette expansion thermique est responsable à 43 % de l’élévation du niveau des mers. Et la fonte des calottes glaciaires à 45 %. Les calottes du Groenland et de l’Antarctique fondent près de six fois plus vite que dans les années 1990. Leurs pertes en glace sont passées de 81 à 475 milliards de tonnes par an en moyenne.

Depuis les années 1990, le niveau des mers s’est élevé d’environ 3,2 millimètres chaque année. Ce rythme s’accélère. Au cours des cinq dernières années, la hausse moyenne annuelle a été de 4,8 millimètres. Selon le Giec, si les émissions de gaz à effet de serre restent aussi élevées qu’aujourd’hui, le niveau des mers pourrait monter de 1,10 mètre d’ici 2100, et de 5,4 mètres d’ici 2300. Les scientifiques estiment que pour chaque centimètre d’élévation, trois millions de personnes supplémentaires se retrouvent exposées à une inondation côtière. Actuellement, 10 % de la population mondiale, soit 600 millions d’individus, vivent dans des régions situées au maximum à 10 m au-dessus du niveau de la mer.

Verviers, place du Martyr, lors des inondations de ce mois de juillet.
Verviers, place du Martyr, lors des inondations de ce mois de juillet.© DR

Master plan en Belgique

Selon les cartographies de l’Agence européenne de l’environnement, en cas de montée des eaux d’un mètre, l’arrière-pays côtier serait submergé, ainsi qu’une portion de la vallée de l’Escaut et du port d’Anvers. Au total, pas moins de 256 000 personnes se retrouveraient sous le niveau de la mer. Et si la hausse devait atteindre 4 à 5 mètres, Bruges et Gand auraient les pieds dans l’eau. Le master plan de sécurité côtière, financé par la Flandre, doit permettre aux communes du bord de mer de résister jusqu’en 2050 à la hausse attendue du niveau de la mer, soit 30 centimètres. Les dunes sont renforcées et les plages rehaussées avec du sable supplémentaire tandis qu’en bord de mer, sont construits des murs antitempêtes. Les travaux devraient être finis d’ici cinq ans.

A Venise, où les inondations sont déjà fréquentes, on teste un système de protection innovant dénommé Moïse. Il s’agit d’un assemblage de 78 digues mobiles mises en place dans les points d’entrée de la lagune. Ce réseau de caissons remplis d’eau se relève en 30 minutes, afin de créer une barrière capable de résister à une montée des eaux de 3 mètres au-dessus de la normale. En octobre 2020, pour son premier test grandeur nature, le système a fonctionné, évitant à la place Saint-Marc d’être inondée.

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