Le socialisme naissant a son temple, il est gantois : le Palais du "Vooruit" , fierté du mouvement coopératif socialiste au xixe siècle. © Institut Emile Vandervelde, Bruxelles

Un PS « made in Vlaanderen » : quand le parti socialiste vit le jour… à Gand

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

C’est en Flandre que le Parti socialiste pousse ses vagissements. Gand est son tout premier berceau. Mais la Wallonie ouvrière boude largement l’heureux événement.

Misère, misère. Elle sévit durement dans la Belgique du xixe siècle, accable le petit peuple de Wallonie comme de Flandre sans connaître de barrière linguistique. Lorsqu’une conscience ouvrière s’éveille enfin, c’est à Gand qu’elle fait ses premiers pas, au coeur de cet important centre industriel où l’activisme des prolétaires n’est pas un vain mot. Les Gantois sont plus chauds, plus chauds pour le combat et figurent parmi les plus remontés contre l’ordre bourgeois. 1875, fondation d’une Fédération ouvrière gantoise. 1876, création d’une Association générale des travailleurs socialistes dont le siège est à Gand. 1877, constitution d’une Union ouvrière socialiste belge, toujours dans le centre de l’industrie textile flamande.

Un an après la fondation du parti, la wallonie s’embrase.

Gand, the place to be du socialisme frémissant, là où se manifeste une ardeur d’avance dans la lutte finale. Le tout premier parti socialiste à venir au monde en Belgique, en 1877, est flamand et le parti socialiste brabançon qui lui emboîte le pas est essentiellement peuplé de Bruxellois. Les ouvriers wallons ? Au balcon, frileux pour le coup car peu conscientisés politiquement, ils restent à l’écart de ces ébauches d’organisation politique. Et le  » parti socialiste  » qui se bombarde carrément belge et se réunit pour la première fois en 1879 ne doit en réalité la vie qu’aux Flamands et aux Bruxellois.  » L’étiquette qu’ils se donnent rend mal compte du vide politique dans lequel la Wallonie ouvrière continue de se confiner « , écrit feu Marcel Liebman, historien (ULB) et éminent spécialiste du mouvement socialiste.  » Marier les eaux wallonnes au feu gantois  » semble tourner à la cause perdue tant le peuple ouvrier wallon se montre lent à la détente.

Le POB, waar Vlamingen thuis zijn

Avril 1885, Maison du Cygne, sur la Grand-Place de Bruxelles, le grand jour est arrivé. Le petit monde socialiste se rassemble pour y acter l’heureux événement : la naissance d’un parti, le bon cette fois. Délégués flamands et bruxellois sont une fois encore majoritaires à se pencher sur le berceau : parmi les associations présentes, 25 ont leur siège à Bruxelles, treize à Gand, deux à Charleroi, trois viennent du Borinage, quatre de Verviers, une seule de Liège.  » Le Congrès constitutif du Parti ouvrier belge offre l’image inversée de la réalité économique et sociale belge puisque n’y participe qu’une minorité de délégués wallons et des grands centres industriels « , observe Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Comment ça, un  » Parti ouvrier belge  » ? Les Gantois entendaient baptiser le nouveau-né  » socialiste  » car  » à Gand, nous n’avons jamais mis en poche notre nom ni notre drapeau « , argumente un délégué. Socialistes et fiers de l’être : les Bruxellois sont moins enclins à le vanter sur tous les toits, ils plaident pour une appellation jugée moins compromettante, en tout cas moins  » effrayante  » aux yeux de la petite bourgeoisie.  » Parti ouvrier  » devrait suffire à ratisser plus large. Va donc pour le POB, les Flamands s’inclinent à contre-coeur, mais leur chef de file, le gantois Edouard Anseele, ne s’avoue pas vaincu :  » Le Parti se nommera comme on voudra pourvu qu’il soit bien un parti ouvrier, qu’il se propose sérieusement la délivrance de la classe ouvrière.  » Finalement, relève Pascal Delwit, l’étiquette sociale l’emporte sur le label politique.

Ils ont la niaque, les militants flamands de la première heure. A un délégué bruxellois qui suggère de bannir tout drapeau des rassemblements du nouveau POB, Anseele a la réplique qui fait mouche :  » Une manifestation sans drapeau, c’est comme une soupe sans sel.  » A la perspective d’admettre une composante bourgeoise dans le nouveau parti, selon le voeu des Bruxellois décidément modérés, un délégué ostendais objecte :  » Il n’y a pas d’accord possible entre les deux classes et le gouffre qui les sépare ne peut être comblé.  »

Le Parti ouvrier, en ordre de bataille, cherche prioritairement des bras, ces bras qui peinent jusqu’ici à se mobiliser au sein des masses ouvrières wallonnes. Mais voilà qu’un an à peine après la fondation du parti, en 1886, la Wallonie industrielle pousse un immense cri de colère et de désespoir et s’embrase. L’expérience tragique des émeutes impose enfin la loi du nombre au sein du POB. Les bataillons ouvriers wallons forment désormais le gros de ses troupes, deviennent la force de frappe d’un parti qui se tourne prioritairement vers la conquête de ce que la droite lui refuse obstinément : le suffrage universel pur et simple.

Edouard Anseele (à dr.), visage du socialisme flamand.
Edouard Anseele (à dr.), visage du socialisme flamand.© photo news

Grève générale exterminatrice

Comment décrocher le Graal ? La manière fait sérieusement débat. Aller jusqu’à la grève générale divise socialistes flamands et wallons. Les premiers invitent à présent les seconds à brider leur impatience d’en découdre avec l’ordre bourgeois. Anseele, toujours lui, entend dissiper tout malentendu à ce propos :  » Nous prions les Wallons de croire que la différence entre Flamands et Wallons provient d’une situation économique différente et non d’une différence de races.  » Oui à des meetings, à des cortèges, à des manifestes, disent les Flamands, mais pousser l’intransigeance à l’extrême serait aller droit à la révolution et à une mort certaine.  » La grève générale permettrait, tant le chômage est général dans les Flandres, d’exterminer le socialisme dans le pays flamand « , invoque un de leurs délégués.

Le langage de la modération migre dès lors vers le nord, comme le note Marcel Liebman :  » La poussée radicale vient de la Wallonie industrielle, et avant tout du Hainaut. Et la tactique la plus prudente est préconisée par des Flamands aidés de quelques Bruxellois  » (1), ces Bruxellois qui ne cessent de jouer aux jeteurs de ponts.

Le pays flamand, le temps passant, aspire toujours plus à une reconnaissance au sein d’une Belgique où le français reste roi. La question flamande s’invite dans l’agenda politique mais laisse le POB globalement indifférent, en tout cas passif. Son implantation croissante en Wallonie, ses élus massivement wallons, tout le pousse à ne guère prêter attention à la double peine, sociale et linguistique, que subit le travailleur flamand.  » Les Flamands de Flandre, c’est une autre planète que rien n’incite à explorer « , dixit Marcel Liebman. Les socialistes belges ne témoignent qu' » indifférence, incompréhension, condescendance, ou même franche hostilité  » envers un mouvement flamand qui fleurit sur des terres largement dominées par le catholicisme et cherche utilement une main secourable du côté de la droite. Aux flamingants, les combats linguistiques et culturels, aux socialistes les luttes et les conquêtes sociales : chacun sa vocation. Le mouvement socialiste met résolument le cap au sud, à la conquête de la terre promise.

(1) Les socialistes belges 1885-1914, par Marcel Liebman, Couleur livres, 2017 (réédition), 339 p.

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