La sécurité est l'un des chevaux de bataille du parti nationaliste et la menace terroriste n'a fait que renforcer cette position. © DR

Trois ans avec les militants de la N-VA : « les yogis sniffeurs de coke sont hypocrites »

Aubry Touriel

Un mois après ma première réunion N-VA, je décide d’y retourner. Cette fois-ci, c’est pour le verre de Nouvel An de la N-VA Anvers, Borgerhout et Deurne. « Tout le monde est le bienvenu« , est-il écrit sur le site.

Bart De Wever, Theo Francken et les leurs ont développé une stratégie bien réfléchie dans les médias et sur les réseaux sociaux. Mais de quoi parlent-ils avec leurs militants et membres quand les caméras et les micros sont absents ? Le journaliste indépendant Aubry Touriel a suivi discrètement une dizaine de réunions internes de la N-VA à Anvers, pendant trois ans, pour Le Vif/L’Express. À travers son récit, il analyse la rhétorique du parti nationaliste flamand et dépasse les clichés qui l’entourent. Découvrez la N-VA depuis l’intérieur, en plusieurs épisodes d’une série qui pourrait s’intituler « La faute des autres ».

Episode 3 : « Les yogis sniffeurs de coke sont hypocrites »

Un mois après ma première réunion N-VA, je décide d’y retourner. Cette fois-ci, c’est pour le verre de Nouvel An de la N-VA Anvers, Borgerhout et Deurne. « Tout le monde est le bienvenu« , est-il écrit sur le site. Il n’y a donc pas de contrôle à l’entrée. Le rendez-vous est donné le 18 janvier 2015, à Deurne, dans le district où habite Bart De Wever.

Une centaine de sympathisants de la N-VA se réunissent vers 11 heures dans la salle du club d’athlétisme Antwerp Athletics. Le podium est orné de trois grands drapeaux flamands. L’ambiance est détendue, les membres s’échangent leurs bons voeux en attendant l’arrivée du président du parti.

Après le discours introductif d’un représentant de la locale N-VA Borgerhout, Bart De Wever prend la parole : « Je n’ai pas pu préparer mon discours, car nous avons eu une réunion jusqu’à une heure du matin pour renforcer la sécurité dans les villes. Ça a duré longtemps avant que le gouvernement fédéral ne donne son feu vert pour le déploiement des militaires en rue. Ça a pris du temps de convaincre les autres partis. » Une semaine avant, des terroristes ont perpétré un attentat contre Charlie Hebdo à Paris.

Contrairement à la N-VA, le CD&V et l’Open Vld ne sautaient pas de joie à l’idée de voir les soldats débarquer en rue. Quelques jours auparavant, la présidente des libéraux flamands, Gwendolyn Rutten, twittait : « Défendre la liberté, aussi dans les moments difficiles. L’équilibre des pouvoirs est crucial. La peur donne de mauvais conseils – aussi pour le déploiement de l’armée. » Du côté des chrétiens-démocrates, le président Wouter Beke déclarait que, si le déploiement des soldats en rue était approuvé, ce serait une « mesure provisoire qui sera d’office abrogée« .

C’est l’attaque déjouée à Verviers le 15 janvier 2015 où deux djihadistes présumés ont perdu la vie qui a fait pencher la balance. La N-VA a obtenu ce qu’elle voulait : le gouvernement fédéral a finalement autorisé les militaires de l’armée belge à patrouiller dans les rues. Les soldats sont de retour dans les villes après trente ans d’absence.

A l’occasion de cette réception du Nouvel An, Bart De Wever se réjouit de la venue des militaires dans le quartier juif et les alentours de la gare d’Anvers central : « Les soldats sont motivés à commencer le travail. Ils viennent du troisième bataillon, celui de Brasschaat, c’est l’unité de Jan Jambon (NDLR : Jan Jambon est bourgmestre de Brasschaat, riche commune anversois). »

Le leader de la N-VA démonte ensuite tous ceux qui s’opposent à la venue des militaires en rue : « De très nombreux journalistes posent la question : « N’est-ce pas exagéré de déployer l’armée dans la ville ? » Les syndicats disent : « Nos soldats ne veulent pas le faire ». « Ils ne sont pas formés pour ça », je me demande alors : en quoi sont-ils formés ? Les soldats sont enthousiastes, ils disent qu’ils peuvent enfin se montrer. » La salle applaudit.

Il explique ensuite : « La sécurité est la mission principale des autorités. Nous allons publier un livre pour les 450 ans de l’Hôtel de ville et…  » Il s’arrête un moment avant de reprendre : « Bon je ne vais pas dire la suite, car il y a peut-être des journalistes dans la salle. » Les membres rient aux éclats, moi y compris. Ma présence lors de la première réunion a visiblement marqué les esprits.

La War on drugs, le talon d’Achille

La sécurité est l’un des chevaux de bataille du parti nationaliste et la menace terroriste n’a fait que renforcer cette position. Dans le gouvernement Michel, la N-VA avait d’ailleurs réussi à obtenir la plupart des postes régaliens : Jan Jambon était ministre de l’Intérieur, Steven Vandeput, ministre de la Défense, Theo Francken, secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration.

Bart De Wever est content d'exhiber les nouveaux achats de sa police
Bart De Wever est content d’exhiber les nouveaux achats de sa police© DR

Tout comme le gouvernement fédéral, la ville d’Anvers a augmenté ses investissements dans la police au cours des cinq dernières années. En tant que bourgmestre d’Anvers, Bart De Wever est compétent en matière d’ordre et de sécurité. C’est lui qui exerce l’autorité sur les services de la police locale et donne des directives au chef de corps, Serge Muyters, par ailleurs le frère du ministre flamand N-VA Philippe Muyters.

La police anversoise a investi dans de nouveaux équipements comme de nouvelles armes et des voitures blindées. Bart De Wever est content d’exhiber les nouveaux achats de sa police. Au mois de février 2018, il a par exemple publié une photo de lui sur Facebook, posant fièrement sur la plateforme supérieure d’un véhicule militaire américain blindé, Bearcat. La police d’Anvers en a acquis deux pour un montant de 800.000 euros.

Après les attentats de Charlie Hebdo, la ville d’Anvers a aussi mis sur pied une nouvelle force spéciale active 24h/24, la « Snelle Respons Team » (SRT), un cas unique en Belgique. L’idée est de compenser le manque d’effectifs dans les casernes fédérales pour les missions spéciales. En avril 2016, Bart De Wever constate : « J’ai visité la caserne fédérale à Wilrijk, c’est vraiment allé loin. Pour l’unité d’intervention spéciale dans la province d’Anvers, il y a 12 personnes dans son ensemble. En visite, il y avait un homme. Il se trouvait devant 3 camionnettes, on se demandait : « Est-ce un show de old timer ? » »

Comme à presque chaque réunion interne de la N-VA Anvers où il est présent, Bart De Wever dresse le bilan de la politique de sécurité dans sa ville. C’est également le cas lors de la réception du Nouvel An en janvier 2015 : « On constate une diminution sans précédent de la criminalité depuis le début de la législature (NDLR : Bart De Wever est devenu bourgmestre après les élections communales de 2012). »

Cette tendance se poursuivra les années suivantes. Après six ans de bourgmestre N-VA à Anvers, les statistiques de criminalité enregistrées ont fortement diminué. Cambriolages, vols avec violence, agressions… le nombre de faits criminels enregistrés par an est passé de 60664 à 44654 entre 2012 et 2017.

Beau palmarès a priori. Mais la « War on Drugs », la lutte contre le trafic de drogues, vient assombrir le tableau. C’était pourtant une mesure phare de la N-VA lors de la campagne électorale communale en 2012. Sur ce thème, le bourgmestre garde les pieds sur terre. En avril 2016, il déclare lors d’une autre réunion interne : « Cela durera encore des années avant de gagner la War on Drugs, peut-être qu’on ne pourra jamais la gagner. La police a arrêté 2200 dealers depuis le début de la législature. C’est énorme. Cela prouve à quel point le problème était grave et l’est toujours. On a bien progressé, mais il y a encore du pain sur la planche « . Il répétera aussi ce type de discours dans les médias des mois/années plus tard.

Même si la police arrête de nombreux dealers, les gros poissons continuent de passer à travers les mailles du filet. Sur les délits liés à la drogue enregistrés, 70 % concernent la possession de stupéfiants et 25 % le trafic. La criminologue Sofie De Kimpe en déduit que la police s’attaque aux petits criminels : « La criminalité n’est plus visible en rue et les transactions se font hors du radar.« 

Joris Van der Aa, journaliste d’investigation pour la Gazet Van Antwerpen, explique que l’impact des interventions policières reste limité : « On s’attaque aux symptômes, non au phénomène. Le prix de la drogue n’a pas changé. Il est toujours aussi facile de s’approvisionner. »

Pour lutter contre ce problème d’ampleur internationale, Bart De Wever a demandé plus de soutien de la part du fédéral. Le gouvernement Michel s’est exécuté et a présenté en grande pompe le « Stroomplan » en février 2018. Il s’agit d’un plan de lutte contre la drogue réunissant police fédérale, parquet, inspection sociale et douanes. Encore un dossier dans lequel la N-VA a pesé de tout son poids à la table du gouvernement fédéral.

Malgré les efforts entrepris, la situation ne cesse de s’aggraver. Chaque année, le nombre de tonnes de cocaïne interceptées dans le port d’Anvers atteint un nouveau record. En 2018, la douane a saisi plus de 50 tonnes de poudre blanche.

En février 2018, des informateurs de la police anversoise seront même publiquement menacés de mort. Des centaines de flyers avec la mention « Mort aux informateurs » avec une liste de noms ont été retrouvés en rue et dans les boîtes aux lettres à Anvers et aux alentours. Pas de commentaire du côté du bourgmestre : « le parquet mène l’enquête ».

Le nombre de règlements de compte entre mafias de la drogue croît dangereusement ces dernières années. Rien qu’en mars 2019, quatre grenades ont explosé et deux voitures ont été incendiées dans le quartier de Park Spoor Noord, dans le nord de la ville.

À la suite de cette série d’explosions, c’était à nouveau le silence radio du côté de Bart De Wever. Quand des dossiers le gênent, il applique la politique de l’autruche. Il aura fallu attendre la quatrième explosion pour que le bourgmestre sorte de sa tanière afin d’annoncer des mesures supplémentaires dans le quartier : plus de policiers, de contrôles d’identité et de caméras.

Mais ce qui ressort de ses interviews dans les médias, c’est que le leader de la N-VA adopte la technique de la diversion : le 19 mars 2019, il rejette la faute sur les « yogis sniffeurs de coke »[1], un terme inventé par Teun Voeten, un auteur néerlandais qui analyse le milieu de la drogue au Mexique. Avec le terme « yogasnuivers », il pointe du doigt les personnes de gauche, un peu alternatives. Végétariennes la semaine, elles se déplaceraient tout le temps à vélo, se soucieraient de l’environnement et prendraient une ligne de cocaïne le week-end.

Le leader de la N-VA adopte la technique de la diversion : il rejette la faute sur les
Le leader de la N-VA adopte la technique de la diversion : il rejette la faute sur les « yogis sniffeurs de coke ».© DR

« J’attire l’attention sur l’hypocrisie de ces yogasnuivers qui aiment prendre un rail de cocaïne quand ils sortent et n’ont apparemment aucun problème moral à entretenir tout un réseau criminel qui provoque des ravages aussi bien dans le pays d’origine que dans les rues d’Europe« , déclare alors Bart De Wever à la VRT.

Il s’agit d’une technique rhétorique similaire à celle que l’on retrouve dans la taxonomie des tweets de Donald Trump établie par le professeur de linguistique cognitive, George Lakoff. Le messager fait diversion des réels problèmes pour ensuite attaquer un autre groupe et ainsi changer la direction du débat. Au final, le récepteur du message a oublié quel était le point de départ. Ici, l’objectif est de retenir que ce sont les consommateurs le problème et non les trafiquants de drogue ou le manque de solution efficace pour éradiquer le trafic.

Molenbeek est the place to be

Alors que Bart De Wever fait profil bas sur les explosions de grenades dans les rues d’Anvers, la N-VA ne rate pas une occasion pour pointer du doigt la politique de sécurité menée à Bruxelles.

Après les attentats de Paris, Jan Jambon, alors encore ministre de l’Intérieur, annonçait sa volonté de « nettoyer Molenbeek », une citation qui n’a pas plu à l’ancienne bourgmestre MR de la commune, Françoise Schepmans. Il lancera ensuite début 2016 le Plan Canal, un plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme dans différentes communes bruxelloises.

À Anvers, le dernier attentat perpétré remonte à 1981. Un van stationné devant une synagogue située en plein coeur du quartier des diamantaires. L’explosion a lieu le 20 octobre à 9 heures du matin un peu avant l’office de la fête juive Sim’hat Torah. Trois personnes ont perdu la vie et une centaine de personnes blessées.

Depuis, la métropole flamande a été épargnée, contrairement à Bruxelles. Bart De Wever s’étonne d’ailleurs lors d’une réunion en avril 2016 qu’Anvers n’ait pas été prise pour cible : « Ils ont perpétré l’attentat à Bruxelles, pourtant Anvers est the place to be. Le port peut être une cible. N’oublions pas qu’il s’agit du deuxième site pétrochimique dans le monde, il y a aussi une centrale nucléaire à Doel. Même avec l’attentat contre le musée juif[2] : si on veut s’attaquer aux juifs, Anvers est « the place to be »[3]. Et pourtant, ils sont allés à Bruxelles. »

Après les attentats de Paris, Jan Jambon, alors encore ministre de l'Intérieur, annonçait sa volonté de
Après les attentats de Paris, Jan Jambon, alors encore ministre de l’Intérieur, annonçait sa volonté de « nettoyer Molenbeek ».© DR

Le bourgmestre d’Anvers pointe aussi du doigt la gestion des socialistes de Bruxelles comme l’un des facteurs à l’origine des attentats à Zaventem et à Maelbeek : « C’est assez apaisant de constater que le réseau de terrorisme s’oriente vers le monde francophone : les terroristes se tournent principalement vers la France, même s’ils ont grandi ici, ils ont la nationalité française. Ils sont allés à Bruxelles, car c’est apparemment un endroit où on peut facilement se cacher. Molenbeek est apparemment the place to be, c’est sûrement dû à la manière dont Philippe Moureau a géré la ville. Apparemment, avec cette culture, beaucoup de choses sont possibles. Heureusement, si je peux m’exprimer ainsi, que la frontière linguistique est également la frontière du terrorisme.« 

Mieux que Joëlle Milquet

Devant la centaine de militants N-VA présents à la réception du nouvel an 2015, Bart De Wever annonce fièrement que le gouvernement Michel pourra mettre en place plus de mesures en matière de lutte contre le terrorisme grâce à l’arrivée de son parti : « Ce que nous avons pu mettre dans l’accord de gouvernement, souvent contre le gré des autres partis, pourra être accéléré. À Anvers, on devait faire les choses seules. Lors du gouvernement précédent, je suis allé à de nombreuses fois auprès de Joëlle Milquet.[4] » Certains membres du public s’exclament : « Madame non !« . « Rien n’en est ressorti. Même les promesses que j’ai reçues, rien n’a été appliqué« , poursuit-il.

Il énonce des propositions que le parti répétera dans les médias des années plus tard. « Nous aimerions retirer la nationalité pour les personnes qui se sont engagées comme soldats en Syrie« . Au grand dam de la N-VA, cette mesure ne sera finalement pas été adoptée par ses partenaires de coalition au fédéral.

Le leader des nationalistes flamands évoque ensuite une autre mesure qui ne passera pas au sein du gouvernement fédéral : « Je vais vous annoncer en primeur : Theo Francken va proposer au gouvernement de ne plus accorder le permis de séjour à un imam d’un pays où le salafisme est présent dans l’islam. » La salle applaudit.

Deux ans plus tard, en octobre 2017, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration décidera de retirer la carte de séjour de l’imam de la Grande Mosquée de Bruxelles, Abdelhadi Sewif, d’origine égyptienne, car il prêcherait le salafisme. Le Conseil du Contentieux des Étrangers annulera cette décision un mois plus tard. Theo Francken introduira ensuite un recours au Conseil d’État. La décision se fait encore attendre. Comme quoi, même si la N-VA est arrivée à placer ses membres dans de nombreuses fonctions régaliennes, elle ne peut quand même pas faire ce qu’elle veut.

En matière de sécurité, la N-VA a réussi à convaincre ses partenaires au fédéral de déployer l’armée dans les rues des grandes villes, elle est aussi parvenue à augmenter le budget consacré à la police, que ce soit au niveau fédéral ou anversois. Mais certains problèmes restent irrésolus, et dans ces cas-là, le leader de la N-VA reste muet qu’une carpe. Il ne s’exprime que quand il est finalement obligé, et rejette alors à nouveau la faute sur les autres.

Vlaams Leeuw

Bart De Wever clôture son discours lors de la réception de Nouvel An sur une note positive : « Nous sommes sur la bonne voie, la bonne réorganisation des services de sécurité est en marche. 2015 a peut-être mal commencé, mais j’espère que cette année deviendra une année remplie de joie et que nous pourrons nous diriger en toute confiance vers 2018[5]. Bonne année à tous ! »

Il reçoit ensuite un bouquet de fleurs. Puis de la musique sort des enceintes : c’est la chanson de l’hymne de la Communauté flamande, le Vlaams Leeuw, le Lion des Flandres. Je sens le stress monter en moi : je n’en connais pas les paroles. Je me dirige discrètement à l’arrière de la salle pour ne pas me faire remarquer et fais semblant de chanter. Après quelques passages, je répète le refrain : « Zij zullen hem niet temmen zolang een Vlaming leeft. »[6] Ma mission pour la prochaine réunion : apprendre les paroles du Vlaamse Leeuw.

[1] « yogasnuivers » en néerlandais

[2] Le 24 mai 2014, Mehdi Nemmouche se rend à l’intérieur du Musée juif à Bruxelles et abat quatre personnes.

[3] Anvers compte autant de juifs qu’à Bruxelles, soit environ 20.000. La population juive est cependant beaucoup plus visible à Anvers étant donné la présence beaucoup plus forte de juifs orthodoxes.

[4] Elle était ministre de l’Intérieur sous le gouvernement Di Rupo entre 2011 et 2014.

[5] Année des élections communales

[6] « Ils ne le dompteront pas [le Lion des Flandres] tant qu’un Flamand vivra »

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