Le blocage, par la FGTB, du viaduc de Cheratte, sur l'autoroute E40, a été qualifié d'"entrave méchante à la circulation" par la cour d'appel de Liège. © BELGA IMAGE

Syndicats et mouvements sociaux pourront-ils encore faire grève sans risquer la condamnation? (analyse)

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Blâmée par la justice liégeoise pour obstruction d’une autoroute, la FGTB voit rouge. En toile de fond, le soupçon de vouloir amputer de l’arsenal des actions syndicales le droit de bloquer. Le gréviste et le contestataire de demain seront-ils priés de ne plus déranger?

Un solide crochet du droit et voilà la gauche syndicale dans les cordes, groggy mais pas encore au tapis. La justice liégeoise a frappé fort, en deux rounds, mais a-t-elle pour autant frappé sous la ceinture? Le tarif infligé n’est pas banal: des peines de prison avec sursis pour dix-sept membres de la FGTB, dont son actuel président, Thierry Bodson, reconnus coupables d' »entrave méchante à la circulation » pour avoir bloqué le viaduc de Cheratte, sur l’autoroute E40, lors d’une action de grève dirigée contre la politique de la suédoise (N-VA – MR – Open VLD – CD&V) en 2015. L’arrêt de la cour d’appel de Liège, tombé le 19 octobre, confirmation du jugement rendu en première instance, fera date. Pour son « entrave méchante à la liberté d’expression, à la liberté de manifester et d’exercer le droit de grève », dénonce le syndicat socialiste, qui entend bien aller plaider sa cause en cassation et jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme.

Le monde syndical se prend comme un boomerang l’absence de cadre juridique. » Olivier Rijckaert, avocat spécialisé en droit du travail.

Ce n’est pas par une attaque frontale contre un droit de grève reconnu qu’il a été procédé mais en puisant dans le Code pénal un motif à punir ses utilisateurs: « entrave méchante à la circulation ». Conçue en 1867 pour réprimer les atteintes à la circulation ferroviaire, la disposition a été adaptée cent ans plus tard aux nouveaux moyens de transport et de communication, non sans être affinée au passage: désormais, « l’entrave à la circulation devait être « méchante », sous-entendant que seul l’acte volontaire devait être réprimé » (1). Avec ou sans qu’il y ait nécessairement intention malveillante? C’est là que les juristes divergent et que la magistrature balance, parfois au sein d’une même juridiction. Ainsi la cour d’appel d’Anvers, laquelle considérait, en 2004, que des grévistes qui avaient organisé des barrages filtrants sur une autoroute dans le but de faire avant tout connaître leurs revendications syndicales n’avaient pas méchamment bloqué la circulation ; et qui, en juin 2019, faisait fi de la raison d’être d’un blocage syndical pour estimer que le piquet de grève installé sur une intersection de routes à proximité du port d’Anvers avait pour but d’occasionner un maximum de perte économique et d’accroître la publicité de l’action collective, et que cette volonté de contrarier le trafic routier relevait de l’entrave méchante à la circulation.

A part la grève de la faim?

Blocage brutal et complet de la circulation routière à l’aide de matériaux de chantier, objets incendiés, « piquet » de masse, sans compter le surcroît de raffut médiatique causé par le décès, à l’hôpital, d’une patiente dont le médecin était coincé dans l’embouteillage (affaire qui a débouché sur un non-lieu): où ça, une action de grève? La justice liégeoise n’a voulu retenir du coup de sang des manifestants sur le viaduc de Cheratte, en octobre 2015, qu’une entrave à la circulation ô combien « méchante » puisque potentiellement dangereuse pour les automobilistes, qui plus est sous le regard de Thierry Bodson à « la présence soutenante confortant les affiliés dans leur action de blocage », dixit l’arrêt de la cour d’appel. Qui assure ne pas reprocher aux condamnés de s’être mis en situation de grève mais juge, refrain connu, que cette justification n’autorise pas tout.

C’est vraiment trop injuste? « Ce n’est pas le droit de grève que la cour d’appel de Liège a puni mais la manière dont les manifestants ont agi. Ceux-ci étaient-ils en train d’exercer ce droit par de tels actes de blocage d’une autoroute? Ce n’est pas si net que cela », estime Olivier Rijckaert, avocat spécialisé en droit du travail, « quelque peu surpris par l’indignation syndicale ».

Olivier Rijckaert
Olivier Rijckaert© BELGA IMAGE

Sauf que l’émoi causé s’explique par ce qui est perçu comme une menace mortelle sur le moteur même de l’action syndicale. Comme le rappelle François-Xavier Lievens, assistant au département des sciences du travail (UCLouvain), « une grève qui ne dérange pas est inutile. Le droit de grève est le droit de bloquer. » Si le gréviste en action s’en trouve dépossédé dans les faits, que lui restera-t-il dans sa besace pour faire entendre sa colère ou son désespoir? « La grève de la faim, celle qui ne perturbe rien », nous suggère un observateur des mouvements sociaux. « Le recours à l’entrave méchante à la circulation me laisse assez interrogatif, relève Jean Vandewattyne, spécialiste en psychologie du travail (UMons) et membre du Gracos, le Groupe d’analyse des conflits sociaux, j’y vois la porte ouverte à une banalisation de cette qualification juridique qui reviendra à affaiblir les mouvements sociaux. Sera-t-il encore possible de bloquer un carrefour pour faire valoir un point de vue ou une revendication? La difficulté de se déplacer en raison des embouteillages fait aussi partie de notre quotidien… » Et ce facteur d’entrave-là n’est nullement sanctionné.

Insécurité juridique

Un sit-in étudiant improvisé sur la voie publique, une action surprise d’Extinction Rebellion, une opération escargot menée par des tracteurs sur une autoroute: crac dedans? A ce propos, que penser de ces quelques dizaines de policiers mécontents qui, le 20 octobre, ont bloqué des carrefours bruxellois sans crier gare? Allez, circulez, tant qu’il n’y a rien de bien méchant… « Utilisée de manière extensive, cette infraction pourrait conduire à criminaliser toute forme de mouvement social qui prendrait place dans la rue sans l’autorisation administrative de la police. Or, cette disposition, qui figure dans une section du Code pénal relative à la mise en danger physique des personnes, n’est pas une garantie à la liberté de circulation », prolonge François-Xavier Lievens, qui n’exclut pas une mise au pas insidieuse des syndicats.

« Le monde syndical se prend comme un boomerang l’absence de cadre juridique, commente Olivier Rijckaert. Tant que les contours du droit de grève ne seront pas consacrés par une loi, son exercice restera à la merci de décisions judiciaires prises au cas par cas et sera source d’insécurité juridique. » Jean Vandewattyne ne recommande pas de franchir ce pas en ce moment: « La décision de justice qui vient d’être rendue s’inscrit dans une lecture du droit de grève en phase avec l’air du temps marqué par un courant néolibéral dominant. L’espace de contestation et des moyens de l’exprimer deviennent de plus en plus restreints. Vu l’état actuel des rapports de force politiques, il y a tout lieu de craindre qu’une législation sur le droit de grève ne se fasse au détriment des possibilités d’action collective dont disposent encore les travailleurs. » La contestation, oui, mais à pratiquer avec modération. Sans perturbations?

(1) L’installation de piquets de grève sur une voie publique de circulation peut constituer une infraction pénale, par Olivier Rijckaert et Alexandre Wespes, Justice-en-ligne.be, 24 octobre 2019.

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