L'immense bâtiment de l'ex-clinique Sainte-Anne cédé gracieusement à l'Eglise. © RTBF

Scandale Rafaël : les journalistes du Vif, de Knack et de la RTBF réagissent aux déclarations de l’Eglise

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

La récente enquête du Vif, de Knack et de la RTBF sur l’asbl Rafaël a suscité beaucoup de réactions et d’attaques à l’égard du travail des journalistes ayant investigué durant six mois. Voici leurs réponses détaillées en sept points.

Notre enquête sur l’asbl Rafaël diffusée le 8 décembre a provoqué de nombreuses réactions. Parmi elles, quatre critiques de notre travail journalistique publiées sur les médias confessionnels Cathobel et Kerknet, et sur le blog personnel du Vicaire général de l’Évêché de Liège :

Les journalistes souhaitent rétablir certains faits et répondre à ces critiques infondées par une mise au point factuelle et documentée. Car comme l’écrivait Albert Londres en 1929, « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie en mettant dans la balance son crédit, son honneur, sa vie. »

1. De 1997 à 2021, l’asbl privée Rafaël était l’unique propriétaire de l’ex-clinique Sainte-Anne à Anderlecht

Notre enquête s’interrogeait sur les motivations derrière le don à l’Eglise, réalisé en avril 2021 par le conseil d’administration de l’asbl Rafaël, de l’ex-clinique Sainte-Anne d’Anderlecht, un bien immobilier estimé à 3,1 millions d’euros.

Dans sa réaction du 8 décembre 2021 diffusée par Cathobel.be, Mgr Herman Cosijns noie le poisson en prétendant d’une part, que l’asbl Rafaël a eu l’opportunité « d’acheter le bâtiment de l’ancienne clinique Sainte-Anne » et d’autre part que le bâtiment a « toujours appartenu à la communauté ecclésiale« , c’est-à-dire à l’Eglise (la « communauté ecclésiale » étant l’ensemble des organisations qui se qualifient d’églises chrétiennes). Ces deux affirmations sont fausses. Le bâtiment est devenu la propriété de l’asbl Rafaël le 4 juin 1997. Et il ne s’agit pas d’un achat mais d’une « donation avec charges » dans un but social et chrétien, comme le prouve un extrait des délibérations du conseil d’administration de l’asbl des Soeurs hospitalières du Très Saint-Sauveur daté du 22 novembre 1996.

Le 15 octobre 2021, nous avons pu nous entretenir longuement avec l’ancien administrateur délégué (entre 2011 et 2017) de l’asbl Rafaël, le Père Charles Mbu. Il est arrivé au centre en 2004 et connaît très bien son histoire et celle de son fondateur le Père Réginald Rahoens. Selon lui, les Soeurs ont donné le centre à Réginald Rahoens « presque gratuitement » et les charges prévues dans l’acte de donation constituaient « une petite somme« . Sans connaître le chiffre exact, il parle d’un montant avoisinant les 50.000 francs belges (2.000 euros actuels en tenant compte de l’inflation) pour un bâtiment de plus de 10.000 m² en plein coeur d’Anderlecht. Les Soeurs avaient même prévu une clause particulière pour empêcher la revente du bâtiment ou toute tentative de spéculation immobilière : pendant 15 ans, « aucune vente ne pourra se faire sans l’autorisation de l’asbl des Soeurs hospitalières du Très Saint-Sauveur« . L’immeuble est donc devenu la pleine propriété de l’asbl Rafaël le 4 juin 1997. Pourquoi aurait-il fallu transférer ce bien à l’Eglise, en 2021, si l’immeuble a toujours appartenu à l’Eglise ? Même si l’association a un caractère confessionnel et promeut des valeurs conformes à l’Eglise catholique belge, elle n’en reste pas moins indépendante.

2. Les conflits d’intérêts de Mgr Herman Cosijns (président de Rafaël), Marie-Françoise Boveroulle (secrétaire de Rafaël) et Patrick du Bois (administrateur-délégué de l’Archevêché de Malines-Bruxelles) dans la cession du bâtiment à l’Eglise

Comme nous l’avons mentionné dans notre enquête, la commune d’Anderlecht a constaté des infractions au Code Bruxellois de l’Aménagement du Territoire. Un procès-verbal daté du 20 décembre 2016 (et non pas du 23 comme allégué par Mgr Cosijns) le démontre. À l’époque, la commune propose deux options :

  • soit la remise des lieux dans leur état d’origine ;
  • soit l’introduction d’une demande réglementaire de permis d’urbanisme.

Cette deuxième option sera privilégiée avec l’intervention de l’Archevêché de Malines-Bruxelles. Le 23 avril 2021, l’asbl Rafaël fait don du bâtiment à l’Archevêché. Dans l’acte notarié, le bâtiment est estimé précisément à 3.110.884 euros. Il est cédé gratuitement à l’Église catholique belge. Pourquoi ce cadeau ? Il s’agissait du principal actif de l’association. Pourquoi ne pas l’avoir vendu (à l’Archevêché ou à un tiers privé) pour réinvestir la somme au service de son public cible, à savoir les personnes migrantes et la population fragilisée et démunie ?

Pourquoi appauvrir l’asbl de la sorte alors qu’elle est déjà fortement endettée ? Rappelons que les derniers comptes annuels déposés au greffe du Tribunal (année 2019) sont très clairs. Les fonds propres du Centre Rafaël sont en négatif de -279 800,42 euros. Sa richesse nette est donc dans le rouge. Pourtant, au moment du décès du Père fondateur Réginald Rahoens en 2011, les fonds propres étaient positifs de +161.503,30 euros. Sous l’ère d’Herman Cosijns, un déclin financier va s’opérer. Ce n’est pas une opinion, c’est un fait indiscutable démontré par des documents comptables et confirmé par l’expertise d’Hugues Fronville, réviseur d’entreprises honoraire.

L’asbl va même engager des sommes très importantes pour le futur projet de l’Archevêché dont elle ne sera plus le propriétaire. En 2018, 126.705,66 euros de frais de consultance auprès de bureaux d’études, de bureaux d’architectes… seront dépensés. Sans parler des prêts consentis à l’administratrice déléguée de l’asbl Rafaël. Nous y reviendrons.

Dans ce contexte, il est d’intérêt public de connaître les fonctions des signataires de l’acte notarié mais aussi des administrateurs de l’asbl Rafaël qui ont pris cette décision de donation et qui, par leur gestion, ont provoqué le déclin financier de l’asbl Rafaël. Dès la cession du bâtiment, l’association s’est vidée de sa substance (à savoir la quasi-totalité de ses actifs).

Lors de la signature de l’acte de donation, Mgr Herman Cosijns représentait l’asbl Rafaël en tant que président du conseil d’administration. Patrick du Bois de Bounam de Ryckholt signait pour l’Eglise comme bénéficiaire, de par sa fonction d’administrateur délégué de l’Archevêché de Malines-Bruxelles.

Au premier regard, il ne semble pas y avoir de conflit d’intérêts car ni l’un ni l’autre ne siège dans les deux conseils d’administration (Rafaël et l’Archevêché). C’est la ligne de défense de Mgr Herman Cosijns. On précisera néanmoins que ce dernier, au moment de sa prise de présidence de Rafaël le 19 juillet 2011, est encore membre de l’assemblée générale de l’Archevêché de Malines-Bruxelles et le sera jusqu’au 25 mai 2012 (documents consultables au greffe du tribunal de commerce de Malines).

Cela dit, ces deux hommes sont aussi membres du conseil d’administration de l’asbl Bethléem qui a pour but de promouvoir l’essor du logement social par l’Eglise. La rénovation du centre Rafaël s’inscrit dans cette dynamique. Au travers de ce projet impulsé par le cardinal Danneels et dont l’actuel numéro un de l’Archevêché de Malines-Bruxelles, Jozef De Kesel, a été également membre du conseil d’administration (du 17 décembre2008 au 18 mai 2011), l’Eglise cherche des bâtiments pour les réaffecter en logements sociaux. Dans les statuts de l’asbl Bethléem, il est clairement indiqué que cette association a « pour but le développement de l’habitat social […] A cet effet, elle peut acquérir ou posséder en propriété ou autrement tous biens meubles ou immeubles« .

On notera que Marie-Françoise Boveroulle est la coordinatrice du projet Bethléem pour le vicariat de Bruxelles et qu’elle est entrée également dans le conseil d’administration de Rafaël le 22 juin 2016.

Dans le cas qui nous occupe, l’asbl Bethléem est donc une association intermédiaire entre l’Archevêché de Malines-Bruxelles et l’asbl Rafaël. Elle met les acteurs en contact et elle pousse ce projet de rénovation. Car, elle est en recherche permanente de nouveaux bâtiments à transformer en logements sociaux.

Or, si l’on consulte directement les documents comptables de l’asbl Bethléem on peut observer au greffe du tribunal de commerce de Bruxelles qu’ils sont imprimés sur du papier à en-tête de l’Archevêché. Les preuves de dépôt des comptes annuels de cette asbl sont directement envoyées à l’Archevêché de Malines-Bruxelles, ce qui montre que Bethléem est pilotée administrativement depuis l’Archevêché. C’est un peu comme une sorte de « filiale ». Si l’on regarde l’adresse mail du projet Bethléem, elle a le même nom de domaine que celui de l’Archevêché (@diomb.be). Ce qui met en évidence des liens non seulement de personnes entre l’Archevêché et l’asbl Bethléem mais aussi des liens structurels d’organisation (même papier à en-tête et serveur web). Dit de manière plus simple : être membre de l’asbl Bethléem, c’est aussi faire un peu partie de l’Archevêché.

Mgr Herman Cosijns est également secrétaire général de la Conférence épiscopale. Son supérieur hiérarchique direct n’est autre que le président de la conférence, à savoir le Cardinal Jozef De Kesel, lui-même archevêque de Malines-Bruxelles dont l’entité devient propriétaire du bâtiment.

Lors de l’assemblée générale de l’asbl Rafaël du 3 septembre 2020, Mgr Herman Cosijns et Marie-Françoise Boveroulle auraient dû signaler ces différentes fonctions et se déporter de la décision de cession gratuite du bâtiment à l’Archevêché. Ce qu’ils n’ont pas fait. Ils nous l’ont confirmé lors d’une interview filmée le 16 septembre 2021 dans les locaux de la Conférence épiscopale. Il s’agit là d’un conflit d’intérêts.

De nouveau, ce n’est pas un point de vue de journalistes, mais l’analyse d’un avocat spécialisé, Me Stéphane Rixhon (cabinet Oak Law et professeur de droit public). Bien entendu, on ne parle pas ici d’un enrichissement personnel de la part de Mgr Herman Cosijns ou de Marie-Françoise Boveroulle.

Néanmoins, le nouveau code des sociétés et des associations dont certaines dispositions impératives sont entrées en vigueur le 1er janvier 2020, prévoit une notion large du conflit d’intérêts, qu’il s’agisse d’avantages directs ou indirects. Le bâtiment ne va pas directement dans le patrimoine de Marie-Françoise Boveroulle, de Mgr Herman Cosijns ou de Patrick du Bois. Dans le cas précis, c’est l’asbl Archevêché de Malines-Bruxelles qui a été avantagée par le don de l’asbl Rafaël. Un don de 3,1 millions d’euros. Ce n’est pas un montant anodin d’autant que cette transaction met en péril la survie même de l’asbl.

Tous ces éléments font dire à Me Rixhon que les dispositions relatives aux conflits d’intérêts dans le cadre d’une asbl s’appliquent dans le cas présent.

Cette analyse est également appuyée par le témoignage de l’ancien administrateur délégué, le Père Charles Mbu qui nous a autorisés à utiliser ses déclarations. Il dit à propos de Mgr Herman Cosijns : « C’est lui qui a fait le relais entre le centre Rafaël et l’Eglise. C’est lui qui a fait passer l’asbl à l’Archevêché. Il m’avait demandé les documents notariés du centre Rafaël. Avant sa mort, Réginald (NDLR : le fondateur Réginald Rahoens) m’avait tout confié. Il me les a demandés et je les lui ai donnés. En fait, c’est lui l’acteur principal qui était assis sur deux chaises. D’un côté, il représente le centre. De l’autre, il représente l’Eglise. L’autre membre du Conseil, c’est Marie-Françoise Boveroulle qui est coordinatrice du projet Bethléem. Elle était contente de voir que, dans ses activités du projet Bethléem, elle aurait le centre Rafaël. C’est elle aussi qui a fait en sorte que le centre passe du projet Rafaël au projet de l’Eglise. Mais, l’Eglise va lui confier ça. Car, ce sera le projet Bethléem qui va piloter tout ça« .

3. L’Eglise s’enrichira quand l’emprunt pour la rénovation sera remboursé

L’Eglise, par l’entremise de l’Archevêché de Malines-Bruxelles, va-t-elle s’enrichir grâce au don du bâtiment que lui a fait Rafaël ? Oui, mais elle va dans un premier temps devoir réaliser un effort financier en empruntant 10 millions d’euros pour rénover le bâtiment. Elle va y construire 52 logements sociaux mais aussi une crèche, une banque alimentaire, un centre de santé, un restaurant social… La gestion des logements sociaux sera confiée à une AIS, une agence immobilière sociale qui se chargera de percevoir les loyers.

Dans un courrier envoyé aux journalistes, le 6 octobre 2021, Patrick du Bois, l’Administrateur délégué de l’Archevêché a confirmé que l’AIS Habitat et Rénovation paiera à l’Archevêché un loyer conforme à la législation de la Région de Bruxelles-Capitale. « Ces loyers permettront à l’Archevêché de rembourser le prêt bancaire. Il faudra au moins 25 ans avant que les frais engagés ne soient amortis « .

Dix millions en 25 ans. En calculant grossièrement, cela veut dire que l’ensemble des revenus locatifs annuels devraient tourner aux alentours de 400.000 euros. Dans 25 ans au plus tôt, l’Archevêché devrait tirer un bénéfice de la location. Cet argent ne sera plus perçu par l’asbl Rafaël qui s’est dépouillée de son bâtiment. Cet investissement sur le long terme va devenir rentable pour l’Eglise et contribuera donc à son enrichissement.

4. La centaine de sans-papiers et/ou sans revenu qui logeaient gratuitement au centre Rafaël ne pourront plus y retourner car le nouveau projet ne comptera que 10 logements « de transit », ce qui détourne l’objectif originel de l’asbl Rafaël

Ce transfert du bâtiment est-il un problème dès lors que l’Archevêché se fait fort de le rénover ? Où est le souci ?

Nous avons pu lire plusieurs déclarations. Mgr Herman Cosijns prétend que « l’objectif social est maintenu« . Marie-Françoise Boveroulle affirme que « le nouveau projet ne veut pas donner une quelconque priorité à un groupe de personnes particulier, mais veut être ouvert à tous« .

Si les 52 logements répondent à un objectif social, il est clair qu’ils ne seront pas ouverts à tous. Il faut savoir que le centre Rafaël a compté jusqu’à 300 personnes en 2015. Et que selon les déclarations de Mgr Herman Cosijns lors de l’interview filmée du 16 septembre, « un tiers » était dans l’impossibilité de payer un loyer ou de quelconques charges. Ce qui fait dire au journaliste Ruben Brugnera dans le plateau de fin d’émission que les logements s’adresseront à « des pauvres moins pauvres« . Ce n’est pas un « persiflage » mais une réalité qui s’appuie sur cinq bases factuelles.

  1. Nous avons contacté Bruxelles Logement qui dépend du Service Public Régional de Bruxelles. Nous avons demandé quelles étaient les conditions d’accès aux logements sociaux gérés par des Agences immobilières sociales. Sa cellule Subventions et Projets nous a répondu par mail le 22 septembre 2021 qu’il fallait disposer d’un revenu : « Les AIS s’assurent en effet que leurs locataires sont en mesure d’assumer le paiement du loyer lorsqu’elles leur font visiter un bien« .
  2. Comme dit plus haut, l’AIS Habitat et Rénovation va gérer les locations des logements sociaux rénovés de l’ex-clinique Sainte-Anne. L’administrateur-délégué de l’Archevêché de Malines-Bruxelles, Patrick du Bois, nous a confirmé que l’AIS choisira les occupants des logements sociaux sans intervention de Rafaël ou de l’Archevêché. Nous avons contacté l’un des responsables de cette AIS, Jean-Philippe Buyssaert. Il nous a confirmé par téléphone le 13 octobre 2021 qu’un sans-papier qui ne dispose d’aucun revenu ne rentre pas dans les critères du logement social. Quand on lui a fait remarquer qu’il y avait de nombreuses personnes qui répondaient à ce profil dans l’ancien centre Rafaël, sa réponse est sans ambiguïté : « ce n’est pas le même projet « .
  3. Marie-Françoise Boveroulle est parfaitement consciente de cette réalité. En vidant le bâtiment en vue de sa rénovation, elle sait que les anciens résidents qui n’avaient pas de titre de séjour ni de revenus ne pourront pas retrouver un logement dans le futur bâtiment. Il suffit d’écouter son interview diffusée le 15 octobre 2017 sur La Première. Elle y explique les conditions d’accès aux logement sociaux créés par le Projet Bethléem qu’elle coordonne : « En réalité, ce sont les conditions des AIS […] Pour être candidat dans un logement géré par une AIS, il faut rentrer dans les conditions d’obtention du logement social et il faut être inscrit légalement sur le territoire. Ce qui effectivement limite un peu le public […] Le public de Bethléem, c’est plutôt des personnes qui ont un boulot. Mais, qui ont un boulot avec une faible rémunération« .
  4. Le Père Charles Mbu, ancien administrateur délégué du Centre Rafaël, qui a connu le Père fondateur Réginald Rahoens et sa philosophie, nous a confirmé que l’idée d’origine ne sera pas respectée : « Réginald, son idée, ce n’était pas d’aider ceux qui sont déjà aidés par exemple par le CPAS ou ceux qui travaillent. Il avait ouvert la porte aux étrangers qui n’avaient pas encore de papiers ni de revenus. Quand quelqu’un avait des papiers et commençait à travailler, il lui disait que sa place n’était plus ici. Tu dois aller louer ailleurs. Les rares Belges que Réginald a pris, c’étaient des Belges qui rencontraient des difficultés. Soit des sans-abris, soit des gens qui avaient des dettes. Ce sont ces gens-là fragilisés qui venaient. Avec le projet actuel, ce ne sera plus cette couche de pauvres fragilisés. Maintenant, on s’est écarté de l’idée du fondateur « .
  5. On précisera enfin que, dans la délibération de donation du bâtiment par l’Association des Soeurs hospitalières du Très Saint-Sauveur, l’objet social de Rafaël était clairement mentionné à savoir : « la mise en oeuvre d’une activité destinée à promouvoir directement ou indirectement l’accueil et l’intégration des personnes migrantes et la population fragilisée et démunie« .

Les conditions d’accès aux logements sociaux ainsi que les témoignages et documents de première main montrent que l’idée originelle du fondateur a changé. Il y aura toujours un projet social dans le bâtiment mais, les 52 logements sociaux ne s’adresseront plus à la couche la plus démunie, à savoir les sans-papiers. D’autant plus que le délai d’attente pour obtenir un logement social en Région bruxelloise tourne aux alentours des 10 ans.

Si quelques logements de transit seront toujours présents dans le bâtiment, aucun chiffre précis n’a été communiqué aux journalistes avant leurs différentes publications. Le 12 octobre 2021, Mgr Herman Cosijns nous dit que l’asbl Rafaël sera encore responsable « d’un certain nombre de logements de transit « . Combien ? Quels critères d’admission ? Les occupants devront-ils payer un loyer ? Nous n’aurons pas de réponses précises à ces questions. Mais, tout comme la maison louée par Rafaël dans les Marolles pour reloger 13 anciens résidents (selon le chiffre communiqué par Mgr Herman Cosijns dans son mail du 20 septembre 2021), il s’agira d’une solution provisoire (maximum 1 an).

Dans un souci de transparence, nous l’avons signalé sur nos différents supports en ce compris l’émission (dans le plateau de fin). Dans la réponse de Mgr Herman Cosijns publiée le 8 décembre sur le site de Cathobel, il évoque maintenant une dizaine de logements. Par le passé, une centaine de sans-papiers ne disposant d’aucun revenu occupait l’immeuble. La demande dépasse largement l’offre. De plus, ces sans-papiers ne risquaient pas à l’époque d’être mis à la porte après un an d’occupation. Il fallait que leur situation soit régularisée avant d’envisager de quitter le centre. Preuve supplémentaire que la philosophie a changé radicalement.

5. Le prêt de l’asbl Rafaël à son administratrice-déléguée menace la survie même de l’asbl s’il venait à ne pas être remboursé

Lors de son interview filmée du 16 septembre 2021, Mgr Herman Cosijns confond une dépense en frais de consultance (126.705,66 euros) que nous avons évoquée plus haut avec un prêt octroyé à l’administratrice déléguée, Anne Idago. Il nous écrira plus tard qu’il s’est trompé car « les deux montants étaient forts proches« .

Dans les comptes détaillés de l’année 2017, une créance est déjà inscrite au nom d’Anne Idago pour un total de 27.000 euros. En 2018, cette créance redescend à 24.700 euros (ce qui suggère qu’elle a remboursé 2.300 euros entre le 1er janvier et le 31 décembre 2018). Fin 2019, ce même poste remonte à 153.100€. Nous pouvons logiquement déduire qu’en 2019, le montant du prêt accordé à Anne Idago serait de l’ordre de 153.100 – 24.700 = 128.400 euros. Ce qui est effectivement un montant « fort proche » de la dépense des frais de consultance.

Cependant, la totalité de l’emprunt depuis 2017 est de 153.100 euros. Sans compter le bâtiment, cela représente trois-quarts des actifs de l’asbl (206.135,65 euros en 2019). Pour octroyer ce prêt, l’asbl Rafaël a dû elle-même faire appel à la ligne de crédit dont elle bénéficie auprès de l’Archevêché de Malines-Bruxelles. Un emprunt reste une dette à court ou à long terme selon l’échéance.

Il est étonnant de voir que l’organe d’administration de Rafaël consente un prêt d’un tel montant à un de ses administrateurs pour des raisons purement privées (le rachat d’une maison dans le cadre d’une instance de divorce). L’asbl s’endette alors que sa situation financière est déjà catastrophique et que des sans-papiers dans une situation bien plus précaire encore sont sur le point de perdre leur toit.

Mgr Herman Cosijns déclare qu’il n’y a rien d’illégal et qu’un contrat de prêt a été signé avec Anne Idago qui s’est engagée à rembourser la somme avec intérêts dès que son divorce sera prononcé. À plusieurs reprises, nous avons demandé une copie de ce contrat de prêt. Nous ne l’avons jamais obtenue. Un « prêt de soudure » pour financer une instance de divorce est un usage personnel du capital de l’asbl qui prend un risque financier à contracter ce prêt.

Dans son courrier du 6 octobre 2021, Patrick du Bois soulignera que « le conseil d’administration de Rafaël a décidé à l’unanimité de lui accorder un prêt personnel« . Anne Idago est membre de ce conseil d’administration. Elle aurait dû se déporter de cette décision. Ce qui fait dire à Me Stéphane Rixhon : « Ici, on peut parler de conflit d’intérêts direct puisqu’à partir du moment où l’asbl accorde un prêt à l’un de ses administrateurs, l’administrateur est directement bénéficiaire de ce prêt. On parle de quasiment trois-quarts des actifs de l’asbl. C’est un montant extrêmement important qui menace la survie même de l’asbl. On a une administratrice qui ne s’est pas déportée alors qu’elle aurait dû le faire. Tous ces éléments peuvent éventuellement devenir de l’abus de biens sociaux de l’asbl.« 

6. L’exploitation économique de résidents se fonde sur trois témoignages concordants et recoupés

L’affirmation selon laquelle certains résidents de Rafaël ont été exploités est basée sur des entretiens approfondis de trois personnes qui se disent victimes d’exploitation. Ces trois témoignages sont concordants sur les heures, la régularité du travail et le fait d’avoir effectué des prestations en dehors du centre Rafaël. Des détails concrets de leurs témoignages ont été investigués et se sont avérés exacts (déménagement réalisé à l’ambassade d’Islande, signature de contrats d’assurance obsèques Dela). Jan Knockaert, Coordinateur de Fairwork Belgium et expert des questions qui concernent les droits des sans-papiers a pu analyser ces témoignages. Il a conclu qu’il s’agit de travail illégal et d’exploitation économique de personnes en situation de précarité.

Ces faits ont été démentis formellement par Mgr Herman Cosijns, ce qui est clairement mentionné dans le documentaire et les différents articles. Dans un mail envoyé aux journalistes le 19 novembre 2021, le Président de l’asbl Rafaël parle du « concours volontaire occasionnel de quelques résidents […] Et surtout, pour chacune des personnes concernées, c’était une action totalement libre et un acte de charité« . Cette version n’est pas partagée par les trois personnes que nous avons interviewées. Rappelons par ailleurs que le volontariat de personnes sans-papiers reste interdit en Belgique. D’après la Plateforme francophone du volontariat, « il n’est couvert par aucun texte de loi, à moins d’être requalifié par l’inspection sociale en travail « .

La question de savoir si des sans-papiers ont participé au déménagement privé des parents d’Anne Idago reste sans réponse de la part des dirigeants de l’asbl. Et le fait que l’asbl n’ait jamais bénéficié de subsides publics ne la dédouane pas de ses responsabilités légales.

7. Le conflit d’intérêts de l’administratrice-déléguée de l’asbl Rafaël, également sous-agent d’assurances, est établi pour l’assureur Dela qui l’a licenciée

L’administratrice déléguée de Rafaël, Anne Idago, a également travaillé comme sous-agent d’assurances pour Dela. Elle a fait signer une assurance obsèques à 20 résidents du centre Rafaël, dont des personnes sans revenus ni titres de séjour. Sur la base d’une enquête interne, la compagnie d’assurances Dela a conclu qu’Anne Idago avait enfreint le code éthique de l’entreprise et a décidé de la licencier pour conflits d’intérêts et pratiques de vente abusive. Le 1er décembre 2021, Mgr Herman Cosijns nous a indiqué par mail qu’il « est tout à fait faux que Mme Idago fasse pression » pour vendre des contrats d’assurance Dela. Il semblerait que la compagnie d’assurance ait des normes éthiques plus élevées que celles de l’Eglise catholique belge. D’autant plus que certaines polices d’assurances ont été payées en cash au guichet de la banque Bpost qui a utilisé un compte central pour faire le versement vers Dela. Les victimes que nous avons rencontrées étaient dans l’impossibilité de payer. Qui l’a fait à leur place et d’où vient l’argent ? Cette question reste sans réponse de la part des dirigeants de l’asbl Rafaël. Pourtant, il est indispensable d’y répondre avant de pouvoir affirmer « qu’aucun des administrateurs de Rafaël n’a jamais fait usage de l’argent de Rafaël à des fins personnelles« . Rappelons que grâce à la signature de ces contrats, Anne Idago aura perçu entre 5.683 et 7.418 euros de commissions sur ces vingt polices, selon Dela.

Conclusion

Nous avons été accusés d’avoir mené une enquête « à charge », ce que nous contestons formellement. Le souci d’organiser un débat contradictoire a guidé notre démarche journalistique. Chaque personne mise en cause s’est vu proposer la possibilité de réagir aux accusations et d’apporter ses éléments de preuve. Lorsque nos appels sont restés lettre morte, nous sommes allés sur le terrain pour tenter d’obtenir une réaction des principaux concernés. Lorsque des journalistes diffusent des accusations graves susceptibles de porter atteinte à la réputation ou à l’honneur d’une personne, ils mettent tout en oeuvre pour donner l’occasion à celle-ci de faire valoir son point de vue avant la diffusion de ces accusations. C’est inscrit dans notre code de déontologie et nous l’avons respecté scrupuleusement.

Il est étonnant de voir certaines personnes refaire une enquête de six mois en une soirée ou quelques jours. Dans les différents textes publiés ou tentatives de contre-enquête sur le site web de Cathobel, jamais la parole n’a été donnée aux victimes présumées du Centre Rafaël (ni d’ailleurs aux journalistes dont l’enquête est mise en cause). Contrairement à notre travail, les sources sont unilatérales. Le Pape François n’a-t-il pas déclaré que « L’Eglise est appelée à sortir d’elle-même et à aller vers les périphéries » ? C’est un appel pour être à l’écoute des plus pauvres. Aujourd’hui, ces victimes présumées sont marginalisées et présentées dans le média Cathobel comme un groupe d’irréductibles ayant « une volonté évidente de nuire à un projet d’aménagement » sans apporter aucun élément factuel pour le démontrer. Nous avons réalisé ce travail journalistique et nous avons pris le temps d’écouter ces personnes et de vérifier leur témoignage. Force est de constater qu’elles ne sont pas seules et que des voix à l’intérieur même de l’Eglise s’élèvent pour dire que le projet Rafaël a fortement dévié de son but initial.

Par ce texte, nous souhaitions apporter en toute transparence les éléments factuels sur lesquels se base notre enquête. Nous sommes conscients de notre responsabilité sociale en tant que médias et nous assumons les conclusions de ce travail collaboratif.

Marieke Brugnera (Knack)

Ruben Brugnera (Knack)

Thierry Denoël (Le Vif)

David Leloup (Le Vif)

Emmanuel Morimont (RTBF #Investigation)

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