Esteban Martinez : " La question est de trouver comment, de façon concertée, assurer l'activité économique ou sociale tout en préservant la santé des travailleurs. " © DR

Santé au travail: « Le rapport de force entre employeurs et travailleurs a basculé… Momentanément »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour Esteban Martinez, professeur de sociologie du travail à l’ULB, la question de la santé au travail n’est pas résolue sur le fond. Ni sur le long terme.

Quel est l’impact de la crise du coronavirus sur la concertation sociale ?

La crise a en quelque sorte boosté la négociation collective sur les risques professionnels. Elle a agi comme un révélateur des inégalités sociales et du fait que les travailleurs sont, effectivement, régulièrement exposés à des risques. Le constat est assez alarmant : dans des secteurs essentiels comme celui de la santé, de l’alimentation, de la propreté publique, des maisons de repos ou de l’action sociale, on a réalisé à quel point les mesures de prévention sont pour une large part inexistantes. Ce constat a suscité des réactions diverses. Le message du personnel soignant a consisté à dire :  » Mettons cela entre parenthèses et on réglera nos comptes plus tard.  » Il n’en a pas moins été anormalement exposé à la pandémie. Dans les transports en commun ou le commerce, il a fallu que les travailleurs, via les syndicats, manifestent leur désapprobation face au manque d’outils de prévention, qui ont été mis en place progressivement. Dans le secteur du commerce, les négociations ont finalement abouti sur les mesures de prévention mais pas sur les compensations par rapport aux risques encourus. Dans les secteurs non essentiels, on a peu à peu préservé les travailleurs en réduisant l’activité ou via le télétravail. Mais il a fallu du temps pour que la santé prime sur l’activité économique. En ce sens, la crise sanitaire est révélatrice d’un manque de concertation d’une façon générale et d’une certaine banalisation de l’exposition aux risques.

Va-t-on à l’occasion de cette crise remettre la question de la santé au travail au centre des préoccupations ? Je demande à voir.

Les employeurs ignoraient-ils jusqu’alors l’importance des risques de santé encourus par le personnel ?

Non, ce n’est pas une révélation pour eux : régulièrement, patrons et syndicats s’accordent sur des mesures de prévention pour les risques professionnels. Mais parfois, les problèmes sont traités sans s’attaquer à la source. Comme lorsque des employeurs accordent des compensations financières au personnel dont la santé est en jeu. Il est plus difficile de passer à un modèle qui ne consiste pas à protéger les travailleurs mais à revoir, pour éviter la survenance de ces risques, toute l’organisation du travail. C’est là que la concertation trouve ses limites. Je ne suis pas optimiste sur ce point.

Les employeurs ont-ils été contraints de prendre des mesures de protection pour leur personnel afin que leur activité puisse redémarrer ?

Oui. La gravité de la situation a fait que les demandes des travailleurs ont été davantage entendues. Lors des négociations par enseigne, dans le commerce, les craintes du personnel relayées par les syndicats ont été prises en compte parce que l’activité économique ne pourra pas reprendre sans lui. Sinon, les employeurs s’exposent à des refus de travail, sous forme d’actions collectives ou d’absences individuelles pour maladie. Le jeu de la concertation a toujours été celui-là : quand les travailleurs s’organisent et établissent un rapport de force, les négociations aboutissent dans leur sens.

Les risques pour la santé physique et psychique, avérés, ont longtemps été relégués au second plan, après les préoccupations économiques, la formation des salaires, l’aménagement du temps de travail…

C’est un paradoxe. Les risques pour la santé ont souvent été négligés ou considérés comme une conséquence inéluctable de l’activité économique. Or, ce n’est pas parce que l’on est ardoisier que l’on doit chuter d’un toit. Ou parce qu’on est mineur qu’on doit souffrir de la silicose. Pour arriver à ce raisonnement, il faut détacher les conditions de travail de l’activité elle-même. Sans cela, il est impossible de mettre en place des mesures de prévention. La question est de trouver comment, de façon concertée, assurer l’activité économique ou sociale tout en préservant la santé des travailleurs.

Le rapport de force entre employeurs et travailleurs a-t-il basculé avec cette crise ?

Oui, mais momentanément. Comme tout le monde juge qu’il faut sortir de cette crise et reprendre l’activité économique, il faut s’entendre sur les modalités de la reprise. En ce sens, les rapports de force sont plus équilibrés maintenant. En temps normal, il est rare que les employeurs laissent la porte ouverte à une discussion sur l’organisation des conditions de travail. Pour les syndicats, il est aussi difficile de mobiliser le personnel sur le sujet, parce qu’il est mis en balance avec d’autres combats. Et parce qu’il y a une sorte d’intériorisation des conditions de travail par les salariés, qui s’estiment déjà heureux d’avoir un emploi. J’ajoute qu’en temps normal, les effets des mauvaises conditions de travail ne se voient pas ou se font sentir avec retardement. Dans cette crise-ci, au contraire, si on attrape ce maudit virus, les effets des conditions de travail sont immédiats, pour soi et ses proches. L’expression collective de contestation de ces risques peut donc s’enclencher plus aisément.

On peut s'attendre à des remous si les mesures de prévention ne s'appliquent pas à tous, comme ce fut le cas au début de la crise pour les facteurs ou les livreurs.
On peut s’attendre à des remous si les mesures de prévention ne s’appliquent pas à tous, comme ce fut le cas au début de la crise pour les facteurs ou les livreurs.© BELGAIMAGE

Vous attendez-vous à un détricotage des mesures après la crise ?

On ne va pas sortir de ces risques-là avant de nombreux mois. On peut donc penser que les mesures actuelles vont se maintenir, voire se dévelop- per. Mais on n’a pas réglé le problème des conditions de travail avec le guide de recommandations ficelé par les syndicats et les employeurs, même s’il est bienvenu et nécessaire. Ces recommandations vont se heurter à des réalités de fond qui n’ont pas changé avec la crise. Dans la construction, par exemple, la moitié des travailleurs ont un statut d’employé, et l’autre est constituée de travailleurs détachés ou indépendants, souvent soumis à de mauvaises conditions de travail. Va-t-on appliquer à ceux-ci les mêmes mesures de prévention qu’aux salariés du secteur ? J’ai de gros doutes. Et on pourrait tenir ce genre de raisonnement dans d’autres secteurs d’activité.

Les employeurs ne devront-ils pas rester vigilants en permanence sur les questions de santé au travail, dès lors que le virus pourrait s’éterniser ?

C’est un élément qui peut peser. Je m’attends tout de même à ce qu’il y ait des remous et que les mesures de prévention ne s’appliquent pas à tous de la même façon. C’est déjà ce qu’on a observé au plus fort de la crise, lorsque des facteurs ou des livreurs travaillaient sans protection… Le risque sanitaire va peut-être fluidifier la concertation sur la santé au travail mais je m’attends à des manifestations de la part de ceux qui se considèrent comme laissés pour compte, faute de se voir appliquées les mesures de prévention dont bénéficient les autres. Sur la question de la santé au travail, on voit mal comment les rapports de force auraient changé au point de régler des problèmes non liés au coronavirus. Pourquoi, d’un coup, patrons et syndicats se mobiliseraient-ils pour résoudre la question des fréquents troubles musculo-squelettiques ? Va-t-on à l’occasion de cette crise remettre la question de la santé au travail au centre des préoccupations ? Je demande à voir.

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