© belga

Prostitution : plaidoyer pour une approche commune

Sarah De Hovre est la directrice de Pag-Asa (Bruxelles), un des trois centres spécialisés agréés par les autorités fédérales qui vient en aide aux victimes de la traite des êtres humains.

Le bourgmestre de Saint-Josse, Emir Kir (PS), veut interdire la prostitution sur sa commune au nom de la lutte contre la traite des êtres humains. Est-ce la même chose ?

Pour Pag-Asa, la prostitution n’est pas synonyme de traite des êtres humains. Ni pour la loi, du reste. Les personnes qui viennent à Pag-Asa sont des victimes de traite des êtres humains telles que définies par le code pénal. Il revient au magistrat de référence – il y en a un par arrondissement judiciaire- d’évaluer chaque situation et de trancher s’il s’agit ou non de traite des êtres humains. Une étude est menée actuellement à Schaerbeek par des chercheuses de l’université de Gand pour évaluer les conditions dans lesquelles vivent les femmes nigérianes prostituées. Souvent, elles ne se considèrent pas comme des victimes, parce que le travail leur semble ok, qu’elles en acceptent les conditions, qu’elles croient que c’est normal de donner la plus grande partie de leurs rentrées à leur Madame et surtout parce qu’il n’y a pas d’autres solutions à leurs yeux. Quand elles réalisent que ce n’est pas normal et qu’on leur explique ce que cela signifie être victime de la traite des êtres humains, elles sont soulagées.

Pour démarrer une procédure d’aide, il faut accepter trois conditions, imposées par la loi. Un. Ne pas avoir de contacts avec les auteurs présumés, dont elles redoutent la violence ou qu’ils exercent des représailles sur des membres de leur famille. Deux. Coopérer avec la justice et la police, ce qui n’est pas facile, mais nous les soutenons dans toutes les démarches. Trois. Accepter d’être accompagnées pendant un certain temps par Pag-Asa. Ces jeunes femmes sont sous l’emprise de rituels vaudou ; elles ont signé une sorte de contrat avant de quitter le Nigéria et ont peur, si elles désobéissent à leur Madame, qu’il leur arrive quelque chose à leur famille ou à elles-mêmes. La police a mauvaise réputation dans leur pays et, donc, elles ne font pas facilement confiance à nos policiers. Le travail-clé de Pag-Asa consiste justement à reconstruire cette confiance en elles-mêmes et en autrui.

Peut-on espérer mettre fin à la traite des êtres humains en « éradiquant » la prostitution ?

Malheureusement, aucun des modèles expérimentés, que ce soit dans les pays scandinaves, en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas, n’a mis fin à la traite des êtres humains. Mais les études démontrent que là où le travail du sexe est encadré, les travailleurs se sentent plus en sécurité. Près de la gare du Nord, il y a aujourd’hui beaucoup d’agressions verbales et physiques, moins de la part des maquerelles que des clients et des passants. Un grand sentiment d’insécurité règne dans ce quartier, qu’on y vive ou qu’on y travaille. Dans le quartier chaud d’Anvers, les travailleuses du sexe se plaignent moins d’insécurité verbale ou physique. Le travail y est plus encadré, la police y est fort présente. Mais on manque de recul pour en déduire que le système fonctionne mieux à cause de cela. La criminalité est peut-être simplement mieux cachée.

Est-ce légitime pour un bourgmestre de vouloir chasser les prostituées de sa commune ?

Si l’on veut éradiquer la prostitution, il faut offrir une alternative aux travailleuses du sexe. Où vont-elles aller ? Comment vont-elles gagner leur vie ? Si elles souhaitent vendre des services sexuels, où peuvent-elle le faire en toute sécurité ? Si elles souhaitent changer de travail, quelle alternative d’emploi leur offre-t-on ? Les policiers, aussi, souffrent de la situation actuelle, car le règlement de la prostitution, quand il existe, varie d’un bout de rue à l’autre, avec des priorités différentes. Cela rend les choses compliquées.

Il existe pourtant une instance, la Région de Bruxelles-Capitale, qui a la sécurité dans ses attributions…

En effet, Bruxelles Prévention & Sécurité (BPS) essaie de réunir les différentes communes et d’harmoniser les approches. Au niveau de la prostitution, de nombreux acteurs de terrain, dont Pag-Asa, plaident pour une approche commune du travail du sexe, au plan administratif et policier, sur tout le territoire bruxellois. Le chaos actuel fait du Quartier Nord une zone grise, une zone d’ombre.

Schaerbeek n’est pas Saint-Josse

Fabian Driane est assistant social à Espace P… Il compare l’effet des choix politiques de Schaerbeek et de Saint-Josse-ten-Noode sur la gestion de la prostitution.

Quelle est l’importance d’un bon règlement communal dans le Quartier Nord ?

Jusqu’en 2015, les communes de Schaerbeek et de Saint-Josse-ten-Noode avaient le même règlement pour la prostitution. Il prévoyait, par exemple, une occupante par carrée. Les nouveaux règlements de Saint-Josse ont été annulés à plusieurs reprises par le Conseil d’Etat. En son absence, chacun fait ce qu’il veut, ce qui met la commune voisine de Schaerbeek dans l’embarras. Les carrées sont sous-louées pendant la nuit à des victimes de la traite africaine. Du côté schaerbeekois, les propriétaires des bars de la rue d’Aerschot louent leurs salons à des prostituées pour des pauses de douze heures, mais, pour cette rue-là, qui se trouve majoritairement sur Schaerbeek, il y a un règlement spécifique en matière d’hygiène et d’espace. La commune n’a pas le même pouvoir d’intervention dans les carrées, qui se trouvent aux trois quarts sur Saint-Josse : il s’agit de lieux privés, dont le bail locatif tient lieu de relation contractuelle entre le propriétaire et la prostituée, alors que les bars de la rue d’Aerschot sont des endroits publics où la police peut plus facilement exercer un contrôle. Pour la rue d’Aerschot, tous les acteurs (communes de Schaerbeek, police, associations, travailleuses du sexe, etc.) se réunissent tous les deux mois environ pour faire le point. Saint-Josse n’y participe pas.

Comment qualifiez-vous l’état du quartier ?

Le quartier où se trouvent les carrées est devenu un vrai coupe-gorge. Les passants, les habitants, les clients ont peur de se faire agresser. Le secteur subit une crise économique qui se ressent aussi rue d’Aerschot.

Qu’est-ce qui différencie la gestion policière de la prostitution à Schaerbeek et à Saint-Josse qui, pour rappel, forment avec Evere la zone de police Bruxelles Nord ?

A Schaerbeek, il y a une présence policière régulière. Quand la loi sur la pénalisation du client a été adoptée en France, en 2016, et que le Quartier Nord est devenu attractif pour les touristes français, des patrouilles mixtes ont été mises sur pied avec des policiers français. Il y a des urinoirs publics et ils sont entretenus. A Saint-Josse, il n’y a pas d’urinoirs publics, moins de présence policière et des travaux qui compliquent la vie de tout le monde et empêchent l’accès des voitures de secours (pompiers, police, ambulances…). La criminalité y est officiellement en baisse, mais il y a un chiffre noir. Un client qui se fait agresser, avec de l’argent liquide sur lui, ne va pas nécessairement déposer plainte. Certes, il y a un commissariat de police au bas de la rue de Brabant, mais il est orienté vers la gare du Nord et tourne le dos au quartier. A vingt-cinq mètres de là, les dealers vendent de la drogue au grand jour. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas.

Qu’est-ce qui permettrait d’améliorer la vie dans le quartier ?

Il faudrait que la police y réinvestisse. Les travailleuses du sexe ont besoin d’être protégées contre les petits voyous qui les insultent, les exhibitionnistes, les gens qui essaient de les racketter… C’est insupportable que ces femmes aient dû attendre une heure après l’agression de l’une d’entre elles, le 30 octobre dernier, alors que le commissariat de police se trouve si près. Les maisons rachetées par la commune et murées ne favorisent pas, non plus, le sentiment de sécurité. Pas grand-chose n’est fait pour lutter contre les marchands de sommeil qui profitent de l’extrême vulnérabilité de certaines catégories de personnes (NDLR : la police de Bruxelles Nord a décidé d’en faire une priorité, voir Emir Kir, le combat de sa ville, dans l’édition papier du Vif/L’Express du 9 janvier). Avec une densité de population déjà très élevée, Saint-Josse reçoit aussi la visite de gens en errance, en mauvaise santé physique et psychologique, qui se lancent contre les poteaux, se battent avec des choses imaginaires… Ce n’est rassurant pour personne, les habitants, ni les travailleuses du sexe. Dès qu’une bagarre éclate, cela prend des proportions ! L’année dernière au Nouvel an, il y avait eu de graves incidents rue Linné, dont sept vitrines brisées et des voitures brûlées ou vandalisées, alors que la commune avait été prévenue. Cette année, les associations se sont mobilisées et ont convaincu les travailleuses du sexe de fermer leurs vitrines pendant la nuit du réveillon. Tout s’est bien passé.

« La vertu du politique est d’élever le débat »

Quentin Deltour est coordinateur de l’antenne liégeoise d’Espace P… et responsable de la communication de l’association de défense des travailleuses-travailleurs du sexe. Il formule des propositions pour Saint-Josse.

La lutte contre la traite des êtres humains passe-t-elle nécessairement par la lutte contre la prostitution ?

On fait très souvent un amalgame entre la prostitution et la traite des êtres humains. Il n’y a pas de statut spécifique pour la prostitution, mais c’est une activité parfaitement légale. Ce qui est interdit, c’est la prostitution des mineurs, le racolage et le proxénétisme. La Belgique a souscrit à la Convention internationale de New York (1948) qui empêche les pays signataires d’organiser la prostitution ou de prendre des mesures qui seraient en sa faveur, par exemple, en créant un statut d’employé, puisque le proxénétisme est interdit. Un statut spécifique d’indépendante n’est pas non plus possible. Alors, les travailleuses du sexe sont des indépendantes par défaut, c’est-à-dire qu’elles exercent une activité rémunératrice régulière sans contrat de travail, tolérée tant qu’elle n’est pas contraire aux bonnes moeurs, mais sans les avantages liés à la spécificité de leur métier, par exemple, être remboursée du vaccin contre l’hépatite B. Pourtant, elles ne sont pas considérées comme des travailleuses, lorsqu’une ville décide de fermer leur salon et de les priver de leur gagne-pain pour des raisons de sécurité ou au nom de la lutte contre la traite des êtres humains.

Est-ce possible, est-ce légitime de vouloir éradiquer la prostitution ?

C’est une erreur grossière ! La prostitution ne s’éradique pas. On n’éradique pas un phénomène de société aussi complexe. Pour les victimes de traite des êtres humains, la solution n’est pas d’éradiquer, mais de les sauver, de mener des enquêtes pour mettre leurs bourreaux hors d’état de nuire. Quant aux personnes qui ont choisi la prostitution dans l’espoir d’échapper à la misère par exemple, la notion d’éradication paraît risible si l’on ne réforme pas complètement le système qui produit et reproduit sans cesse la précarité. Par ailleurs, certains discours politiques sont très dangereux : en assimilant toute forme de prostitution à de la traite, on oublie que lorsqu’elle est choisie, la prostitution est parfois une solution plus qu’un problème. Et la victimisation généralisée constitue une violence symbolique très forte pour celles et ceux qui ont décidé de se prostituer. De cette violence symbolique découlent ensuite des violences concrètes : verbales, administratives, sociales et bien sûr physiques. En prétendant éradiquer un phénomène comme la prostitution, on éradique d’abord et avant tout des individus, si l’on n’y prend garde.

Faut-il aller vers un modèle comme celui de la Villa Tinto, à Anvers, où une centaine de femmes se relaient jour et nuit dans la plus grande maison close de Belgique ?

Beaucoup lorgnent le modèle anversois. Nous, à Espace P, ne sommes pas contre le principe, mais nous considérons que ce type de lieu doit coexister avec d’autres solutions d’accueil pour l’activité. Le bourgmestre de Liège a voulu fermer les vitrines du centre-ville et trouver dans un Eros Center une alternative unique. L’Eros Center n’a pas vu le jour et au final, les vitrines ont été fermées. Le résultat, c’est plus de précarité pour les travailleuses du sexe: dix ans plus tard, nous en constatons encore les effets sur le terrain. L’ancien bourgmestre de Seraing a voulu faire de même. Il apparaît que l’Eros Center sérésien ne verra pas le jour non plus, mais, heureusement, entre-temps, le nouveau bourgmestre envisagerait plutôt l’aménagement du quartier des vitrines. Cette solution nous semble tout à fait humaine et à même de rencontrer des objectifs tant sociaux que sécuritaires. A Saint-Josse, depuis des années, on évoque de manière récurrente la création d’un Eros Center. Ce que nous craignons, c’est l’option du tout-à-l’Eros-Center. Car tous les projets que nous avons vu émerger semblent toujours chapeautés, de près ou de loin, par un pouvoir communal qui veillera bien légitimement à ce qu’aucun travail au noir ne s’installe sous son contrôle. Or, les personnes les plus précaires sont rarement en ordre de statut. Ces personnes, si l’Eros Center est la solution unique pour travailler avec pignon sur rue, seront de facto des proies offertes à la pègre, qui se chargera de les faire travailler plus discrètement, au prix fort bien sûr.

Quel est le point de vue des policiers ?

La police des moeurs a toujours eu une position plus pragmatique que la plupart des pouvoirs politiques. A partir du moment où les services de police n’ont plus une bonne vue sur le phénomène et que la prostitution se réorganise dans la clandestinité, ils doivent recourir à des méthodes plus complexes et plus lourdes pour contenir le milieu : planques, informateurs, infiltration, etc. Lorsque nous les rencontrons sur le terrain, ils nous confient à quel point ils redoutent l’idée d’une pénalisation du client qui amènerait tout le secteur à se cacher. Chez Espace P…, la pénalisation du client telle qu’on la connaît en Suède, nous n’y sommes pas opposés par principe. Nous constatons simplement que, dès que l’on sort des rapports financés par le gouvernement suédois pour en faire la promotion, on se rend compte que les bénéfices concrets de ce nouveau cadre sont inexistants et qu’il a radicalisé les conditions de travail des travailleuses du sexe. Il suffit de lire le livre documenté comme un rapport de Françoise Gil, Prostitution : fantasme et réalité (ESF Legislative), pour se rendre compte que la pénalisation du client en Suède n’a réduit ni le nombre de clients, ni celui des prostituées et que, de surcroît, la violence contre les prostituées a augmenté. Même le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), dans sa Commission mondiale sur le VIH et le droit (p.43) dénonce l’inefficacité de la loi suédoise à lutter contre les réseaux mafieux, les renforçant même dans la violence, concluant que « depuis son application en 1999, la loi (de pénalisation du client) n’a pas amélioré les conditions de vie des travailleurs du sexe, mais au contraire les a empirées ».

Emir Kir est-il un probibitionniste masqué ?

D’un point de vue légal, il n’a pas le droit d’interdire la prostitution, pas plus qu’il ne pourrait bannir les bouchers ou les coiffeurs. Presque toutes les mesures qu’il a prises pour faire déguerpir les prostituées sont illégales et ont été annulées par le Conseil d’Etat. Son discours vertueux, « Cachez ce sein que je ne saurais voir », est indigne de la citoyenneté, alors que des solutions existent, au niveau légal, pour que tout le monde soit correctement traité. Il faudrait commencer par nettoyer les rues, assurer une présence physique de ses services et intégrer positivement la prostitution dans le paysage urbain. Tout le monde serait gagnant. Son discours pseudo-humanitaire sur les victimes de la traite des êtres humains amène des choses très violentes. Il invoque l’argument démocratique, la volonté de la population de voir disparaître les carrées, mais la vertu du politique n’est-elle pas d’élever le débat, plutôt que se plier aveuglément aux souhaits de certains électeurs ou investisseurs immobiliers ?

Un bourgmestre a quand même le droit d’avoir une vision pour sa commune en termes d’aménagement du territoire. Les nombreuses carrées de la rue du Progrès ont été remplacées par des immeubles de bureau…

De fait, l’aspect d’une ville n’est pas immuable. On peut en changer, encore faut-il tenir compte des réalités des personnes ! Quand, par exemple, dans certains quartiers, il n’y a pas assez de mixité sociale, on trouve des solutions, vous ne mettez pas les gens à la rue pour autant. Et si on décide qu’il faut diminuer le nombre de carrées, on doit s’assurer à tout prix que les prostituées puissent travailler dignement ailleurs. Partout, les communes se protègent contre les salons, les carrées, etc., Dès lors, les prostituées se tournent alors vers Internet, où elles n’ont pas la même possibilité de juger, à l’instinct, de l’éventuelle dangerosité du client.

Dans l’état actuel du droit belge qui empêche les communes d’organiser la prostitution, il reste des solutions à inventer qui permettraient aux bourgmestres de redorer leurs quartiers de prostitution, sans passer par la violence des fermetures arbitraires. On sait que les projets immobiliers naissent bien en amont des débats publics. Un bourgmestre qui laisserait entendre qu’il ne s’opposerait pas à un projet immobilier privé, bien pensé, intégrant des solutions pour une prostitution sécurisée, en dehors de tout proxénétisme immobilier, pourrait envisager une amélioration concrète des conditions de vies des travailleurs-euses du sexe, tout en rénovant son urbanisme. Toutes les fermetures de lieux de prostitution ont toujours produit des nuisances sévères sur les conditions de vie et de travail des prostituées. Il reste beaucoup de solutions positives non explorées.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire