A Saint-Josse-ten-Noode, le bourgmestre Emir Kir (PS) veut remplacer les travailleuses du sexe par de petites familles. Pour Marie, c’est le combat de sa vie.
Sa crinière blonde se voit de loin, elle a du cran, Marie. Le 10 décembre 2019, elle participe à une rencontre citoyenne organisée par la commune de Saint-Josse-ten-Noode, connue pour mener la vie dure aux prostituées. Les Villes de Liège, Seraing et Bruxelles tentent de juguler l’afflux de femmes étrangères aux mains de réseaux criminels. Aucune n’utilise les méthodes et le discours du bourgmestre Emir Kir (PS), dénoncés dans la pièce du collectif La Brute, Paying for it !, créée l’année dernière au Théâtre national.
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Marie, 64 ans, est la figure de proue de l’asbl Union des travailleur.se.s du sexe organisé.e.s pour l’indépendance (Utsopi). Le fer de lance de l’opposition à Kir. Elle assume sa bio : » J’ai travaillé dans une usine qui allait fermer de la région verviétoise, puis, dans un café à Liège. En 1992, j’ai fait une semaine d’essai comme travailleuse du sexe indépendante à Bruxelles. Cela m’a plu. J’ai continué. » Sa carrée se trouve au bout de la rue Linné, protégée par une statue de sainte Rita, patronne des prostituées, et une macrâle, une sorcière bien wallonne.
Ce soir-là, il y a, dans la salle tennoodoise du Centre Mandela, un fort contingent d’employés communaux, un groupe de femmes voilées et quelques » intrus » qu’un photographe canarde inlassablement, sans oublier le maître des lieux, Emir Kir (PS), très droit dans son costume assorti à ses tempes grisonnantes. L’ancien jeune premier de la politique bruxelloise est devenu un quinqua de 51 ans, leader de la communauté turcophone de Bruxelles, qui devra s’expliquer devant les instances de son parti pour ses contacts répétés avec des maires turcs d’extrême droite.
A Saint-Josse, le PS est en majorité absolue depuis 1953. Emir Kir pèse 18 000 voix de préférence au fédéral. Il gère sa commune comme un village dans une forêt. Les taxes sur les bureaux et les hôtels rapportent suffisamment pour qu’elle échappe aux plans d’assainissement qui frappent dix des dix-neuf communes bruxelloises. Ses habitants (27 000) sont les plus pauvres de Belgique, avec un revenu moyen annuel de 7 954 euros. En quelques années, la dotation au CPAS a cependant été réduite de 12,5 millions à 9 millions d’euros, alors que la commune propose à son personnel de 55 ans et plus (120 personnes) la semaine de quatre jours avec maintien du salaire et embauche compensatoire.
Le quartier est très dangereux » – Franz Vandelook, PJF de Bruxelles
Sur l’estrade du Centre Mandela, le bourgmestre déroule son discours avec brio : doublement des places en crèches, primes à la rénovation, 10 % de logements publics supplémentaires en 2025, futur grand marché matinal, la Silver Tower prête à accueillir 2 000 fonctionnaires de la Région fin 2020. Le CEO se mue en tribun quand arrive la question de la prostitution. Il martèle sa volonté d' » éradiquer la prostitution dispersée « , » de la limiter à la rue d’Aerschot « . Une citoyenne est choquée par la tenue de certaines femmes ? Kir s’enflamme : » C’est pour ça que nous voulons l’interdire ! » C’est un enfant du quartier. Les carrées, il les a toujours connues, mais pour lui, c’est fini, fini. Il veut remplacer » ces dames » par des » petites familles « . Sauf que les premières ne se laissent pas chasser comme des malpropres. Il y va de leur gagne-pain. De leur dignité. Le souffle coupé, Marie frappe lentement dans ses mains, » pour ne pas pleurer « . Emir Kir vient d’accuser les associations de défense des travailleuses du sexe de manquer de » dignité » en couvrant, selon lui, le trafic des êtres humains. Quand elles la retrouveront, leur » dignité « , il sera d’accord de les rencontrer.
Prostituées ou pas, les rues Linné, de la Prairie, des Plantes et de la Rivière sont dans un état lamentable : éclairage défectueux, poubelles envahissantes, rues éventrées, immeubles murés, vente de stupéfiants à toute heure. Le 30 décembre dernier, un témoin fiable a compté trente-deux dealers aux coins des rues. La nuit, c’est pire. Rixes, cris, passants ivres. » Même volets baissés, c’est insupportable, se plaint une riveraine. On a peur de sortir avec nos enfants. » A côté d’Emir Kir, un commissaire de la zone de police Bruxelles-Nord confirme le tableau : drogue, alcool, batailles de territoire, errance des transmigrants venus du parc Maximilien, prostitution. Il promet plus de bleu en rue. Kir dramatise. Les migrants : » Des gens poussés au désespoir, prêts à mourir un couteau à la main face à la police… » Les prostituées : » Des jeunes filles volées à leur famille… »
Quand se prostituer équivaut à risquer sa vie
Le commissaire Franz-Manuel Vandelook, une armoire à glace aux cheveux clairs, est responsable du groupe Traite des êtres humains à la police judiciaire fédérale de Bruxelles, qui a été la première équipe européenne à s’intéresser aux réseaux africains d’exploitation sexuelle. » Le quartier est très dangereux « , confirme-t-il au Vif/L’Express. En juin 2018, une jeune Nigériane de 23 ans est laissée pour morte sur le trottoir, frappée de plusieurs coups de couteau (elle décédera à l’hôpital). Les travailleuses du sexe crient à l’abandon. Emir Kir ne bouge pas. » Le crime a eu lieu sur la partie schaerbeekoise de la rue Linné « , se justifie-t-il. » La plupart des carrées sont à Saint-Josse, rétorque Marie. Ces femmes sont des citoyennes comme les autres. Elles avaient besoin d’être soutenues. »
Le 30 octobre 2019, deux hommes s’introduisent après 21 heures dans une carrée de la rue Linné, frappent son occupante avec une barre de fer (bras cassé) et lui volent sa recette. La voisine du dessus les met en fuite. La police locale mettra quarante-cinq minutes pour arriver sur place, alors que le commissariat 5 de la zone de Bruxelles-Nord se trouve au bas de la rue de Brabant, à cinquante mètres. Le 8 novembre au petit matin, toujours rue Linné, un client armé d’un couteau réclame sa recette à une prostituée. Les victimes sont des Africaines âgées de 65 et 60 ans. » Les plus vulnérables « , souligne Marie. Le soir même, la zone de police explique à l’agence Belga sa lenteur de l’autre semaine : » L’auteur était en fuite, la victime avait été prise en charge par les ambulanciers, les policiers étaient mobilisés sur d’autres incidents pour établir des cordons de sécurité… »
A première vue, il n’y aurait pas de lien entre le 30 octobre et le 8 novembre, pas de racket organisé, ni de vendetta contre les putes, juste l’occasion qui fait le larron. » Ces agressions ont suscité un sentiment d’insécurité, mais jusqu’au mois d’août, leur nombre était stable « , indique le commissaire Alain Vlaemynck, directeur judiciaire-adjoint de Bruxelles-Nord. Lui aussi admet que » le quartier ne va pas bien « .
Les filles ont peur. » Par les écoutes téléphoniques, nous savons que des clients s’emparent de la recette en fin de nuit, rapporte Franz Vandelook. Pour une fille, perdre 100 euros, c’est un drame. Elles doivent en remettre la moitié à la contractuelle dont elles occupent la carrée et rembourser de 35 000 à 60 000 euros au réseau qui les a fait venir en Belgique. Pour y arriver, 2 000 à 3 000 clients doivent passer sur leur petit corps. » Au fond, personne n’a intérêt à ce que cela s’arrête, ni les propriétaires de carrées qui augmentent leur loyer au noir (2 000 à 4 000 euros par mois), ni les prostituées plus âgées, 40 à 55 ans, dites contractuelles, qui sous-louent leur carrée pendant la nuit à de plus jeunes, une, deux, trois, légales ou pas. Ni les jeunes filles qui n’ont pas toujours conscience d’être des victimes – une enquête est menée par l’UGent pour le mesurer – et qui rêvent de devenir une Madame pour gagner 8 000 euros par mois. » C’est un cercle vicieux, soupire le policier de la PJF. Quand une carrée se libère, trois ou quatre contractuelles africaines se bousculent au portillon. C’est très grave, ce que ces jeunes femmes doivent subir. Elles ont été violées tout au long de leur parcours par le désert de Libye, la Méditerranée, l’Italie… »
Proxénétisme immobilier
Selon Emir Kir, ses » services » seraient à l’origine de la chute du réseau de Mama Leather, la Nigériane Esoke U., condamnée en appel à dix ans de prison, le 3 avril 2019, pour avoir exploité des filles parfois mineures dans seize carrées de Saint-Josse où tous les inculpés étaient domiciliés. Faux. La police judiciaire fédérale a mené l’enquête du début jusqu’à la fin, en bénéficiant des coups de main ponctuels de la zone. Il a fallu gagner la confiance des victimes, mettre en oeuvre des méthodes particulières d’enquête (écoutes téléphoniques, observation, etc.) et s’intéresser aux proxénètes immobiliers. S., tenancier d’un snack, et les deux frères T., multipropriétaires et sans-emploi, ont été condamnés chacun à deux ans de prison et à la confiscation de trois carrées louées en connaissance de cause à Mama Leather.
Dans ce contexte, le rachat par Saint-Josse de deux autres biens appartenant à l’un des frères T., à des prix surfaits (280 000 et 350 000 euros), a choqué l’opposition. » Nous avons soutenu une série d’acquisitions, car cela permettait de diminuer le nombre de carrées dans le Quartier Nord, déclara Zoé Genot (Ecolo/Groen) au conseil communal du 25 juin 2018. Sauf quand on a proposé des prix beaucoup trop élevés qui récompensaient les proxénètes. Ici, il s’agit d’un cas particulier : le propriétaire de ces biens a été condamné. Pour nous, il n’est pas question que la commune enrichisse de près ou de loin quelqu’un qui est lié à un réseau de traite des êtres humains. » » Si la commune de Saint-Josse avait été sous tutelle financière de la Région, une série d’achats d’immeubles aurait sans doute été contestée par l’inspecteur régional « , affirme Frédéric Roekens (Ecolo/Groen) au Vif/L’Express.
Quoi qu’il en soit, cette politique dite d’utilité publique a porté ses fruits. D’une centaine, le nombre de carrées est tombé à environ soixante. La prostitution a disparu de la rue de la Rivière. La commune vient d’y racheter un café louche, mais l’a reloué pour neuf ans à la même gérante, à la condition qu’elle en bannisse les jeux de hasard et les prostituées qui venaient y boire un café. Sur la vingtaine d’immeubles concernés, cinq à ce jour font l’objet d’un programme de rénovation en vue d’y créer du logement pour » les petites familles « . Le bourgmestre invoque la lenteur des procédures de marché public. Les autres maisons ont été murées pour éviter les squats. La zone de préemption est très vaste, ce qui éveille des soupçons de spéculation immobilière derrière la chasse aux prostituées.
» La condamnation des frères T. est un très bon signal en direction du milieu des propriétaires, applaudit Franz Vandelook. Leurs affaires ne nécessitent pas une mise de départ élevée : ils hypothèquent leur maison, obtiennent facilement un prêt à l’étranger, puis en rachètent d’autres. Pour les rentabiliser, ils louent les rez-de-chaussée à des prostituées ou à des cafetiers qui ferment les yeux sur la prostitution ou les stupéfiants et les étages à des personnes en difficulté. » Même une arrière-cour peut faire l’objet d’une » location « . » Dans la rue Linné, on a déjà vu 45 personnes inscrites dans une maison de trois étages « , rappelle l’officier de police judiciaire.
Nouvelle tactique policière
Si la lutte contre la traite des êtres humains relève de la police fédérale, la prostitution et les marchands de sommeil sont du ressort de la police locale. Encore faut-il que, dans une zone pluri communale telle que Bruxelles-Nord (Schaerbeek, Saint-Josse, Evere), les bourgmestres soient d’accord entre eux, ce qui n’est visiblement pas le cas. En tout cas, sur la prostitution. Dans d’autres domaines, le député-bourgmestre Emir Kir a pris des positions en pointe. Au parlement bruxellois, il a taillé en pièces le Plan canal dont l’un des buts était de remettre de l’ordre dans les registres de population de Molenbeek, Bruxelles-Ville, Koekelberg, Schaerbeek, Saint-Josse-Ten-Noode, Anderlecht, Saint-Gilles et Vilvorde. Le screening a donné lieu à 8 000 propositions de radiation d’office et permis le démantèlement de petites entreprises ou associations liées notamment au trafic de drogue.
La philosophie du Plan canal inspire cependant les » hot spots » qui vont être mis en place par la zone de Bruxelles-Nord. » Avec le projet » îlot » ( NDLR : de îlotier, agent de quartier), nous allons tester pendant deux ans une approche par quartier plutôt que par phénomène ou groupes d’auteurs, annonce le commissaire Alain Vlaemynck. Le but est de remettre de l’ordre dans les quartiers en allant au contact de la population. On va attaquer tous azimuts par des sanctions administratives et pénales, de la prévention, du travail social, de la visibilité. La lutte contre les marchands de sommeil et les ateliers clandestins devient prioritaire : c’est une demande de la justice. »
Et les travailleuses du sexe ? » Nous n’avons jamais cessé de parler avec tout le monde, se défend Alain Vlaemynck. Cela fait partie de notre mission de proximité et du bien-être des habitants. Nous partons du postulat que les travailleuses du sexe sont des personnes comme les autres, même si leur statut est très compliqué. » Il dit regretter le » manque de dialogue » et conseille à Marie de » tendre la main « , autrement dit, de modérer sa communication. Peu désireux d’y rencontrer des » crapules » ( Bruzz, novembre 2018), Emir Kir ne participe pas aux réunions sur la prostitution qui associaient jadis les communes du Quartier Nord, les policiers, les associations, etc. Schaerbeek s’y rend toujours, car les » rues chaudes » sont à cheval sur les deux entités. Rue d’Aerschot, à Schaerbeek, se trouvent les bars à » femmes blanches » où la police peut entrer sans mandat. Les carrées, surtout sur Saint-Josse, sont assimilées à des lieux privés auxquels la police accède moins facilement et où travaillent le lumpenprolétariat africain et quelques » historiques » comme Marie, » la maison de retraite » dans le langage policier.
Jusqu’en 2015, le règlement de la prostitution était le même dans les deux communes. Il avait permis d’améliorer les normes d’hygiène et d’occupation des carrées (une personne par cellule). Depuis qu’il n’y en a plus à Saint-Josse, c’est l’anarchie. Les 3 mai 2016 et 2 avril 2019, le Conseil d’Etat a cassé les nouveaux règlements d’Emir Kir. Le premier imposait la fermeture le dimanche et entre 23 heures et 7 heures. Le tribunal administratif l’a estimé abusif et » de nature à affecter la rentabilité » de la » profession » des travailleuses du sexe qui avaient fait opposition. Le second texte prétendait fermer les carrées au prétexte que la commune venait d’y ouvrir une crèche. Le Conseil d’Etat l’a qualifié de » disproportionné « , car il s’agissait du » seul endroit où la prostitution peut encore s’exercer « . Un dernier recours est toujours pendant : des propriétaires de carrées contestent la taxe sur les vitrines de 3 000 euros indexés (3 500 aujourd’hui) qu’ils doivent à la commune, souvent répercutée sur les travailleuses du sexe. » Pour ce prix-là, on n’est même pas protégées et les victimes de la traite sont tout autant mises à contribution « , épingle Marie.
Le 20 novembre dernier, dans un entretien téléphonique avec Le Vif/ L’Express, Emir Kir exprimait sa lassitude d’être » diabolisé « . » Quand des cellules commerciales sont affectées à des activités inhumaines de prostitution, où est l’indignation ? « , riposte-t-il. Sa position est pourtant simple à comprendre : » Un. Nous devons reconnaître un statut pour les dames qui font ce travail. Deux. Il n’y a pas de volonté politique pour reconnaître cette activité. Trois. Depuis 2014, je dis que la prostitution ne peut pas faire partie de la solution. Elle doit être regroupée dans un segment de rue, avec une présence policière et un accompagnement médical. » Il assume n’être suivi » ni par le pouvoir fédéral, ni par le régional « , ni par la commune de Schaerbeek avec laquelle il a » des divergences de vue « . Seulement, voilà : il se doit de répondre à la demande de sécurité des habitants et à leur refus de la prostitution. » La prostitution éparpillée dans les rues, précise-t-il, car je n’ai jamais remis en cause la rue d’Aerschot « . Cela tombe bien : il n’y a plus de bars sur la partie tennoodoise de la rue d’Aerschot. Il se dit » fier » d’avoir » interdit » la prostitution rue de la Rivière et annonce » de nouvelles mesures « .
En droit belge, seuls sont réprimés le racolage, le proxénétisme et, bien entendu, la traite des êtres humains. Une femme majeure et consentante a le droit de faire commerce de son corps. Les associations consultées par Le Vif/L’Express (1) – Espace P, Pag-Asa (accueil des victimes de la traite des êtres humains) – se rejoignent sur un point : invisibiliser les travailleuses du sexe va rendre leur contrôle et leur protection encore plus difficiles.