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Prisons: c’est l’histoire d’une loi condamnée à être quasi inutile

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Quinze ans et dix ajournements plus tard, c’est l’histoire d’une loi condamnée à ne pas (jamais) produire tous ses effets faute de prisons et de juges pour l’appliquer. Absurde, n’est-il pas?

Et de dix, la passe est franchie. Un cap doublé d’un naufrage. Jeudi 11 mars, la Chambre se rallie à l’évidence. Vincent Van Quickenborne (Open VLD), ministre de la Justice, a le profond regret de faire part à l’assemblée que la loi du 17 mai 2006 « relative au statut juridique externe des personnes condamnées à une peine privative de liberté et aux droits reconnus à la victime dans le cadre des modalités d’exécution de la peine » (ouf!) devra encore patienter avant de produire pleinement ses effets. Nouveau rendez-vous est d’ores et déjà pris au 1er décembre 2021, lorsque les temps seront enfin mûrs. Car avec toute son équipe, Mister Q s’y engage: ce dixième report sera le dernier. « Contrairement aux gouvernements précédents, nous voulons vraiment mettre cette loi à exécution. Nous nous employons intensivement à la préparation de cette exécution. » Les députés avalent la pilule sans broncher, exceptées les protestations pour la forme de l’opposition nationaliste flamande N-VA et Vlaams Belang qui n’est pas loin de considérer que la plaisanterie a assez duré. Quinze ans d’attente, dix gouvernements plus tard, et toujours à la case départ.

La Covid-19 a bon dos… Quand la crise sanitaire sera derrière nous, le problème restera entier. »

Luc Hennart

Mai 2006… Albert II occupe vaillamment le trône, BHV résiste toujours à sa scission, la N-VA n’est encore qu’un détail dans le paysage politique, que les banques puissent courir à la faillite relève de l’impensable tandis que Guy Verhofstadt (Open VLD) officie à la tête d’une coalition violette (libérale-socialiste) qui a soif de justice. Qui a promis des tribunaux modernisés, des victimes mieux prises en compte, des prisons moins saturées et des peines enfin exécutées. Au bout de trois ans passés à la Justice, Laurette Onkelinx (PS) est en mesure de faire passer « ce que beaucoup attendaient depuis longtemps, une réforme substantielle » dans la gestion de la détention des condamnés à l’emprisonnement. Enfin de la clarté dans les modalités d’exécution des peines de prison, fini la confusion de compétences entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire dans l’octroi d’une libération anticipée. Et maintenant, on fait quoi? Y a plus qu’à recruter des magistrats, à bâtir et rénover des lieux de détention pour digérer ce grand pas en avant. Car c’est sûr, afflux de détenus dans les prisons il y aura.

Laurette Onkelinx, alors ministre de la Justice, fait passer la réforme que beaucoup attendaient. Mais après?
Laurette Onkelinx, alors ministre de la Justice, fait passer la réforme que beaucoup attendaient. Mais après?© BELGA IMAGE

Condamnés pas mécontents

Pas totalement inconscient, le gouvernement opte d’emblée pour une mise en oeuvre progressive de la loi, d’abord limitée aux peines d’emprisonnement supérieures à trois ans. Pour un condamné à moins de trois ans, mieux vaut se donner un peu de temps avant de confier au juge de l’application des peines le soin de trancher une sortie prématurée de prison. D’ici là, va pour la formule « d’un système automatique de placement en surveillance électronique durant une partie de la peine assorti d’une libération provisoire », explique Jean-François Funck, juge de l’application des peines au tribunal de première instance de Bruxelles.

C’est fou ce que le temps passe. Et comme les lois de report se suivent et se ressemblent. Au 1er septembre 2009, 1er septembre 2012, 1er septembre 2013, 1er septembre 2015, 1er janvier 2016, 1er septembre 2017, 1er octobre 2019, 1er octobre 2020, 1er avril 2021. Entre-temps, le législateur n’est pas resté les bras ballants. Il prend le temps de retoucher à 25 (!) reprises le pan de la loi déjà entré en vigueur, avec plus ou moins de bonheur puisque certaines modifications recalées par la Cour constitutionnelle nécessitent de nouvelles loi réparatrices. Mais la droite, elle, piaffe d’impatience: trois ajournements à déplorer rien que sous la suédoise, c’est plus que ne peuvent le supporter les partis de la coalition N-VA – MR – Open VLD – CD&V soucieux d’offrir un trophée à leurs électeurs très à cheval sur la question de la répression de la criminalité. Le 24 avril 2019, lors de l’avant-dernière séance plénière de la Chambre avant le scrutin de mai, ils arrachent l’engagement que le bout de loi toujours en sommeil sera enfin activé au plus tard le 1er octobre 2020. Auditionnés pour l’occasion, les acteurs du monde judiciaire et pénitentiaire ont eu beau rappeler que l’on court au chaos administratif et à une surpopulation catastrophique dans les prisons et réclamer une prise de recul, rien n’y a fait. Leurs alarmes se perdent dans un vote à la va-vite des députés de la majorité qui n’en démordent pas. Que le gouvernement suivant se débrouille pour dégager les moyens nécessaires. Il est plus que temps, clament-ils, d’en finir avec le règne de l’impunité qui fait le bonheur de trop de condamnés.

D’ici là, « un placement en surveillance électronique durant une partie de la peine ». »

Jean-François Funck

Et ce qui devait arriver arriva. 2020, un coronavirus s’invite sans crier gare et bouscule tous les calendriers. Au coeur de l’été, l’actuel ministre de la Justice saute sur la pandémie comme la misère sur le monde pour justifier un énième contretemps: il serait déraisonnable d’activer une loi potentiellement génératrice de nouveaux détenus alors que la pandémie fait rage et exige, au contraire, de soulager par des libérations anticipées des prisons bondées et de dégager des places pour mettre des prisonniers en quarantaine.

Nouveau compte à rebours

Vincent Van Quickenborne a pour lui la vérité choc des chiffres: « Pour les seules peines de quatre mois à trois ans, 422 détenus sont concernés, mais ceux qui sont condamnés à des peines inférieures à quatre mois devront aussi les purger. L’impact final sera donc très certainement supérieur. » Objection, votre honneur: « La Covid-19 a bon dos, l’excuse est un peu facile et pas très honnête intellectuellement mais elle évite de devoir faire aveu d’un manque d’infrastructures et de moyens humains pour appliquer la loi. Quand la crise sanitaire sera derrière nous, le problème restera entier« , relève Luc Hennart, président honoraire du tribunal de première instance de Bruxelles.

1er décembre 2021… Le nouveau compte à rebours est enclenché, et le ministre prépare déjà le terrain en n’osant plus jurer de rien. « Si la crise sanitaire venait à perdurer ou si une autre pandémie venait à se déclarer, il n’est pas improbable qu’un nouveau report sera demandé. » Si ce n’est pas un report aux calendes grecques, cela commencerait par y ressembler furieusement. D’ici là, juge Luc Hennart, « mieux vaut s’abstenir de rendre la loi applicable alors que rien n’est prêt ». Même si la moindre des choses quand on vote une loi, c’est de l’appliquer. A ce qu’il paraît.

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