70,7 % des Belges considèrent que la désinformation circule beaucoup sur Internet et les réseaux sociaux, 64 % la voient comme un vrai problème. © Illustration: Julien Kremer

Pourquoi les Belges croient autant aux théories du complot

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Les théories complotistes imprègnent les moins de 34 ans bien davantage que les autres tranches d’âge. Et les francophones plus que les Flamands. Les femmes sont, elles, plus vulnérables aux fake news. Décodage des chiffres et analyse des causes.

Complot et virus

Pour un Belge sur cinq (22 %), le coronavirus n’est pas accidentel. Et un sur trois (30,4 %) ne sait pas. Pour 52,4 % de ceux qui croient qu’il a été créé, il l’a été par un laboratoire chinois, 23,4 % désignant l’industrie pharmaceutique. Ces chiffres ne surprennent pas François Heynderickx, professeur en sociologie des médias et de communication (ULB) : « Une délégation de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) est arrivée ces jours-ci en Chine pour déterminer d’où vient le virus et elle s’est vu mettre des bâtons dans les roues à toutes les étapes. On voudrait nourrir la polémique qu’on ne s’y prendrait pas autrement ! Je ne pense pas que c’est paranoïaque de dire qu’il y a un doute sur l’origine du virus. Or, beaucoup de théories conspirationnistes prennent appui sur l’absence de certitudes, c’est comme ça qu’on a perdu vingt ans sur le réchauffement climatique. Donc, une personne sur cinq, ça ne m’inquiète pas plus que ça. Il ne faudra juste pas que ça prenne de l’ampleur une fois qu’on aura démontré qu’effectivement, c’est un accident. » Grégoire Lits, professeur en sciences politiques et sociales à l’UCLouvain, ne s’alarme pas plus : « Dans une étude menée avec sept autres pays, on constate qu’en matière de théories conspirationnistes liées au virus, on se situe en milieu de classement, très loin des Etats-Unis ou Hong Kong, où ces théories sont largement diffusées, comme de la Nouvelle-Zélande ou la Suisse, qui y adhèrent beaucoup moins. » Ce qui pourrait expliquer que 6,3 % des sondés tiennent la 5G, cinquième génération de téléphonie mobile, pour responsable de la propagation du virus.

> Théories du complot: un Belge sur trois y croit

Complot et vaccin

66,5 % affirment qu’ils se feront vacciner. Pas loin donc des 70 % requis pour l’immunité collective. Autre chose qu’en France ou en Pologne, où une majorité de citoyens annoncent qu’ils refusent la vaccination (16 % chez nous). Ce sont surtout les hommes qui sont prêts (73,1 %), plutôt néerlandophones (71,6 %) et de 55 ans et plus (de 75 à 87 %). Un tiers des sondés ne voient dans les nouveaux vaccins qu’un moyen d’enrichir le secteur pharmaceutique et un Belge sur cinq pense que politiques et « big pharma » en cachent la nocivité. Ce qui fait dire à Grégoire Lits que « qui croit à une théorie du complot aura tendance à croire à d’autres théories du type. Si vous croyez que le virus a été créé, volontairement, par la Chine, comme arme politique, il y a des chances que vous croyiez aussi que le big pharma est impliqué et a développé un vaccin uniquement pour faire des bénéfices. Donc que le vaccin est inefficace. »

François Heynderickx est « plus inquiet parce qu’il y a un risque que cette méfiance de bon aloi soit utilisée pour nourrir une méfiance plus générale contre l’industrie pharmaceutique, la médecine, le ministère de la Santé ou l’OMS. On sème les graines d’entrave à toute une série d’opérations importantes pour la santé publique, comme la prévention des cancers. En même temps, si au fil des études sur le vaccin en France et aux Etats-Unis, la proportion d’opposants a augmenté à une vitesse folle pendant la pandémie, il semble que ça peut redescendre aussi rapidement. C’est un peu comme des poussées de fièvre. »

Complot et théories

Plus d’un Belge sur trois (34,7 %) croit à au moins une des huit théories conspirationnistes du sondage. On note plus de francophones (36,5 %) que de Flamands (33,4 %). Et plus d’hommes (37,7 %) que de femmes (31, 9%). Un sur trois, c’est beaucoup ! François Heynderickx l’explique par « un alignement des planètes parfait. Grâce à un cumul de crises, fait exceptionnel : Brexit + irruption de Trump + pandémie. Trois événements inédits, dont on ignore où ils mènent mais déstabilisants et sur le long terme. Or, l’inquiétude et l’incertitude, la peur en fait, c’est l’idéal pour les complotistes. Vous ajoutez la perte de confiance dans les institutions, les réseaux sociaux accélérant et amplifiant la circulation des théories et c’est bingo ! Il ne faut pas s’étonner qu’on soit dans un emballement aussi spectaculaire de réceptivité. » Pour Grégoire Lits, que 27 % des moins de 34 ans pensent que la dernière élection américaine a été truquée est « stupéfiant, alors que pour les autres affirmations, les chiffres habituels, entre 8 et 15 %, sont respectés. Je ne me l’explique pas. Parce que ce qui caractérise la Belgique, c’est un contexte politique assez favorable, une démocratie qui fonctionne encore globalement bien, mieux en tout cas que dans les pays où le complotisme circule fort. »

Complot et (dés)information

70,7 % des Belges considèrent que la désinformation circule beaucoup sur Internet et les réseaux sociaux, 64 % la voient comme un vrai problème. « Et c’en est un, insiste François Heynderickx. Le rôle d’agences financées par le gouvernement russe pour se livrer à des manoeuvres durant des campagnes électorales est établi. Le but : instaurer et développer le désordre et le chaos. Affaiblir les Etats-Unis, en les déstabilisant. Et ça marche, on le voit. » Grégoire Lits confirme : « Les Etats considèrent désormais le complotisme et la désinformation comme des problèmes de sécurité, comme une nouvelle arme dans une nouvelle guerre froide d’une certaine manière. » 42,1 % estiment que les médias travaillent honnêtement, 9,9 % qu’ils relaient seulement la propagande « du système ». Logique, selon Grégoire Lits : « La Belgique est le pays où on s’estime le mieux informé, selon notre étude en cours. »

Conforme au Reuters Institute Digital News Report 2020, analyse François Heynderickx : « Chez nous, la confiance dans les médias y est de 45 % (pour la moitié moins en France et 52 % aux Pays-Bas) mais avec de forts écarts entre Flamands et francophones : 51 % au Nord et 36 % au Sud. Un bon tiers seulement des Belges francophones disent avoir confiance dans les médias. Ce qui recoupe votre sondage qui voit les francophones plus vulnérables à ces théories. Corrélation n’est pas causalité mais il est difficile de lutter contre le complotisme si les principaux outils dont vous disposez n’inspirent pas confiance. Moins il y a confiance, plus ces théories se répandent. » La télé est la principale source d’information, avec 44 % de nos sondés. « Heureusement, nous n’avons pas d’équivalent à Newsax ou OANN, lieux de déversoir de propagande d’extrême droite qu’on trouve sur le câble aux Etats-Unis. Mais ça ne veut pas dire qu’on en est à l’abri. Il y a des éléments de contexte qui font qu’on est moins exposé. »

Complot et jeunes

49,5 % des 18-24 ans et 42,4 % des 25-34 ans croient à au moins une théorie conspirationniste. C’est la tranche la plus touchée. « La plupart des études, réagit Grégoire Lits, montrent que les jeunes ont plus tendance à adhérer à ces théories mais je suis stupéfait du résultat de votre sondage. Il est inquiétant. »

Explication ? « Les jeunes arrivent dans un monde en crise : climatique, économique, politique, sanitaire. Pour beaucoup, le futur est incertain. Et croire dans les théories du complot, qui donnent des explications très simples du monde dans lequel on vit, a un effet rassurant. Les jeunes sont aussi parmi ceux qui souffrent le plus psychologiquement de la crise sanitaire. Or, le complotisme se définit désormais comme un outil de contestation pour ceux qui ont du mal à trouver leur place dans la société actuelle, marquée par l’incertitude. C’est une des hypothèses qu’on peut avancer. Pour certains, c’est un moyen de trouver ou retrouver de la capacité d’action politique, un projet de société qui leur parle, plus simple. »

u0022Une des hypothèses : pour certains jeunes, c’est un moyen de trouver ou retrouver de la capacité d’action politique, un projet de société qui leur parle, plus simpleu0022 – Grégoire Lits (UCLouvain)

François Heynderickx nuance : « Devant un phénomène très présent chez les jeunes, il y a deux possibilités. Soit ils sont l’avant-garde d’un changement générationnel et leur caractéristique spécifique va prendre plus de place dans la société. Soit c’est un comportement spécifique à cette tranche d’âge qui changera avec le temps. La seule façon de trancher, c’est d’attendre dix ou vingt ans et de voir si les comportements persistent ou non. Il en va de même ici : le fait que ces jeunes semblent plus accessibles aux théories du complot est-il un signal inquiétant parce que cette vulnérabilité va s’étendre dans la société, à mesure qu’ils occuperont les autres tranches d’âge, ou sont-ils juste jeunes et naïfs et un jour comprendront-ils et seront-ils moins vulnérables ? On n’en sait rien. Reste que le coeur du problème, c’est une perte de confiance dans les institutions. C’est là qu’on trouve une explication par rapport aux plus jeunes. Voyez le combat contre le réchauffement climatique qui dit « on n’a plus confiance ». Il faut ce prisme de lecture pour toutes ces questions-ci : si je n’ai pas confiance dans le gouvernement, je n’ai pas confiance dans l’administration, dans le Parlement, dans l’OMS, dans l’université, dans les médecins et, à la fin, je n’ai plus confiance dans rien. »

Complot et femmes

Les femmes sont plus nombreuses à considérer que les médias livrent une information déformée (+ de 25 %). Elles ont plus de connaissances adeptes de théories du complot (36,9 %, pour 27,7 % chez les hommes). Elles pensent, plus que les hommes (31 %), que la vaccination ne sert qu’à engraisser le secteur pharmaceutique. Et 21 % ne se vaccineront pas, contre 11 % d’hommes. Ce qui laisse François Heynderickx perplexe : « Il y a des différences parfois significatives mais je ne peux pas les interpréter. En tout cas, dans votre panel, les femmes sont plus nombreuses à avoir un diplôme du supérieur (5 % en plus). » Grégoire Lits rappelle, lui, que « plusieurs études ont montré que les femmes étaient plus vulnérables aux fake news qu’au conspirationnisme. Mais sans explication scientifique valable. »

Qui doit remédier prioritairement aux théories du complot ?

Les réseaux sociaux (60 % des sondés) et les autorités politiques (55 %). Selon Grégoire Lits, « une réponse intéressante, c’est la prévention. Parce que c’est dur de récupérer ceux qui ont basculé. Mais c’est faisable d’expliquer comment les processus viraux marchent sur Internet, de faire en sorte qu’on soit moins tenté de croire en ces théories pour arriver à une forme d’immunité collective. » François Heynderickx abonde : « Il y avait déjà le « debunk », qui consiste à déconstruire, après-coup. Mais on essaie maintenant le « prebunk », qui revient à agir avant. Quand on sait qu’un film complotiste va sortir par exemple, c’est communiquer beaucoup pour déjà affaiblir toute une série de thèses qui vont y être défendues. Faire entendre la version réelle avant la version complotiste. On inocule des éléments de vérité qui font que, quand les gens vont entendre des mensonges, ils vont se rappeler de la vérité. Ça ne veut pas dire qu’ils seront immunisés mais ça va les protéger. »

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