Patrick Dupriez

Piscines, burkini et compagnie: nous avons la réponse, mais quelle est la question? (carte blanche)

Patrick Dupriez Président d'Etopia, Centre d’animation et de recherche en écologie politique

Une « petite épistémologie polémiste » de Patrick Dupriez, président d’Etopia, au sujet du burkini, de la mixité des espaces publics… En paraphrasant Camus: « mal poser les questions, c’est ajouter à la confusion des réponses »…

On aimerait s’occuper de quelques enjeux sociaux et environnementaux incommensurablement plus importants. Pourtant, je plonge à mon tour dans le marigot des polémiques du moment en me risquant à paraphraser Camus: « mal poser les questions, c’est ajouter à la confusion des réponses »…

« Montrez ce burkini que je ne saurais voir » twitterait Tartuffe

Faut-il autoriser le burkini ? Passons sur le côté anecdotique de la présence de ce vêtement en Belgique. La question se fonde sur une sorte d’implicite sous-jacent: une « communauté » – la communauté musulmane – demanderait un accommodement, une concession particulière, par rapport aux règles en vigueur.

Or, cet implicite est faux. Rien n’interdit actuellement une tenue de bain couvrant largement le corps. Il fut bien un temps où des agents de police mesuraient la longueur bienséante des maillots à la plage ou un temps, pas si éloigné, où les communes côtières interdisaient les seins nus susceptibles de corrompre les enfants. Réjouissons-nous de la disparition de ces règles relatives à l’exhibition du corps des femmes. Aujourd’hui, nonobstant quelques regains tristes de pudibonderie, la liberté des peaux prévaut. Et c’est heureux!

La question posée serait donc plutôt: pour quelles raisons pourrions-nous interdire l’accès à l’eau d’une femme portant un maillot couvrant ses épaules, ses bras et ses jambes, qu’on l’appelle burkini ou autrement? La supposition d’une motivation ou inspiration politico-religieuse peut-elle suffire? Un risque de trouble à l’ordre du public est-il défendable?

De facto, la justice a déjà tranché à quelques reprises: interdire le burkini à la piscine est considéré comme discriminatoire et réduirait une liberté bénéficiant à tous…

Mais alors, s’il ne s’agit pas de concéder un droit à une communauté, quelle est la question?

Faut-il restreindre une liberté? A quelles conditions et à quel prix? Cette restriction contribuera-t-elle à lutter contre le fondamentalisme? Peut-on faire vivre ce débat politique sans renforcer ce que l’on prétend combattre comme l’explique divers spécialistes? Sans alimenter à la fois la peur de l’islam pour les uns et son miroir qu’est le ressentiment face aux discriminations pour les autres?

A moins que la question soit: comment exister politiquement sur la toile des peurs? Mais je ne voudrais pas m’y résoudre…

Non mixité : case ou marche-pied ?

Faut-il séparer les hommes et les femmes à la piscine? Cette formulation repose également sur un implicite puissant selon laquelle une pression religieuse et communautaire viserait à supprimer la mixité des espaces publics. Mais est-ce vraiment la question posée?

Premier constat: qu’on en soit heureux ou pas, les espaces/temps de non-mixité existent. Pensons aux mouvements de jeunesse, aux clubs de sport, mais aussi à des lieux comme les spas, salles de fitness, etc. De nombreuses piscines, à Bruxelles et en Wallonie, proposent depuis des années des plages horaires réservées aux femmes. C’est aussi une pratique courante en Allemagne et dans d’autres pays européens… Mais alors, pourquoi cet embrasement particulier pour une heure non-mixte dans la nouvelle piscine d’Anderlecht? Peut-être justement, parce que le contexte, global (débat sur la « neutralité ») et local (la commune concernée), transforme un préjugé en évidence : il s’agirait plus qu’ailleurs, plus qu’avant, d’un accommodement avec l’islam.

En théorie, rien ne justifie la création d’espaces séparants les hommes et les femmes. Mais – second constat – dans la vie réelle, un nombre significatif de femmes ne se rendent pas dans les piscines, centres sportifs et autres, ou ne s’y sentent pas bien, pour toutes sortes de raisons, majoritairement non-religieuses d’ailleurs: pudeur, poids, handicap, craintes diverses relatives au regard des hommes ou à des expériences personnelles, sentiment que l’espace est fondamentalement masculin, contrôle familial patriarcal…

Que faisons-nous de ce constat s’il ne nous paraît pas acceptable? On peut se contenter de rappeler qu’en principe femmes et hommes disposent des mêmes droits. On peut aussi répéter qu’il faut éduquer, réprimer davantage les comportements problématiques, lutter contre les injonctions diverses relatives aux corps des femmes, combattre la pression de traditions qui corsètent la liberté des filles, etc. Mais est-ce suffisant?

Si nous pensons que la discussion porte essentiellement sur une revendication religieuse fondée sur un principe de séparation des genres, elle nous paraîtra légitimement insupportable. Mais si la question est : « des espaces/temps non-mixtes font-ils progresser la société en produisant plus d’égalité dans l’accès aux droits et au bien-être?« , la réponse est moins évidente et sans doute plus ambivalente… Est-ce qu’organiser ponctuellement l’accès à la piscine de façon séparée pour des personnes qui n’y vont pas ou peu va renforcer la possibilité qu’elles puissent y aller et s’y sentir bien aussi en d’autres circonstances? Ou cela va-t-il, au contraire, approfondir le fossé séparant hommes et femmes dans la société? Comment favoriser une mixité réelle, vécue positivement, dans l’ensemble des espaces publics ? Comment construire une société où les femmes exercent réellement l’ensemble de leurs libertés de façon égalitaire?

Alors, des espaces de non-mixité: case pour diviser ou marche-pied pour plus d’égalité?

Les deux conclusions sont défendables en nuances de gris plutôt qu’en noir et blanc. Aucune n’est intrinsèquement communautariste, sexiste, raciste ou frériste. Et pour pouvoir en discuter et dépasser l’affrontement stérile, nous devons a minima nous reconnaître la volonté commune d’accorder à toute la population le bénéfice entier des droits et libertés et de renforcer l’égalité réelle au-delà des principes formels. Il sera alors possible de nous intéresser aux expériences concrètes, aux expertises de terrain et à la parole des femmes concernées, à une réflexion complexe que stérilisent malheureusement les slogans, procès d’intention et accusations réciproques idiotes et odieuses qui font du tort à tout le monde. Le désaccord persistant sur un point en devient vite secondaire par rapport à l’enjeu et aux volontés partagées.

Nous entendre sur les questions pour débattre des solutions…

Les polémiques évoquées ici illustrent combien observer des faits anecdotiques par le prisme principal de la peur de l’islam peut nous aveugler ; combien également la manière avec laquelle une question est posée est – souvent inconsciemment – rien moins que neutre.

Eclairer les implicites des questions politiques, c’est fonder la possibilité de débats de qualité. Et de débats de qualité, notre système démocratique en a bien besoin. Ils peuvent déployer leur potentiel de changement quand nous sommes capables de confronter nos regards et analyses sur le réel, de partager les visions de ce à quoi nous aspirons et ensuite de considérer une gamme de solutions concrètes sur lesquelles nous accorder.

En l’espèce ici, deux objectifs ou grandes questions peuvent mobiliser tous les démocrates : comment éviter l’essor d’un islamisme radical, d’une part, et comment favoriser l’émancipation égalitaire de tous et singulièrement de toutes dans notre société, d’autre part. Il s’agirait donc de rendre possible la discussion en ce sens à propos de toutes les actions éducatives, culturelles, réglementaires, socio-économiques… visant à promouvoir la liberté et l’égalité des citoyen.nes en respectant, voire valorisant, la diversité de notre société.

Il y a quelque chose d’absolument dérisoire et de finalement choquant à consacrer tant d’énergie et de temps politique à débattre d’une heure de piscine séparée ou d’une tenue de bain au regard des enjeux que notre société doit affronter. Cela n’est possible que parce que nous nous laissons éloigner à la fois des questions concrètes à résoudre et des objectifs désirables à poursuivre, en brandissant des symboles et agitant des chiffons rouges tissés de tweets dramatiques.

Mais ce dérisoire et ce choquant éclairent une partie de ce qui se joue derrière nos polémiques. Alors, si au moins cet éclairage permettait de nous accorder sur le fait qu’améliorer les termes de nos discussions est indispensable et nous concerne tous, les éclaboussures anderlechtoises en seraient rafraîchissantes pour bien d’autres débats diantrement plus conséquents…

Patrick Dupriez, président d’Etopia

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