Luc Denayer, secrétaire général du Conseil central de l'économie. © belga image

Luc Denayer (Conseil central de l’économie): « Le virus mute? Les institutions aussi »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Se mettre d’accord sur des objectifs communs, arrêter de ne négocier qu’en coupant la poire en deux et prendre la mesure de ce qu’impose la nouvelle économie immatérielle, voilà la feuille de route idéale que devraient suivre les interlocuteurs sociaux. Du moins s’ils sont désireux, avec les politiques, de sauver une concertation sociale bousculée, mais néanmoins vertueuse. L’analyse de Luc Denayer, secrétaire général du Conseil central de l’économie.

La concertation sociale vit des jours difficiles. Comment expliquez-vous la dégradation des négociations entre employeurs et syndicats?

La concertation est un rouage du système démocratique. Or, on ne peut pas dire que ce système fonctionne parfaitement aujourd’hui. Divers indicateurs le confirment: regardez la durée nécessaire pour constituer les gouvernements, même si ce n’est pas propre à la Belgique. Voyez la montée des extrêmes. Ou le nombre de présidents des Etats-Unis contraints de cohabiter avec un Congrès d’une couleur politique différente de la leur. Le système démocratique, et politique en général, est en difficulté. Il serait étonnant que la concertation sociale, qui en est un des rouages, soit la seule à bien fonctionner.

La concertation sociale ne doit-elle pas néanmoins être repensée?

Aujourd’hui, nous sommes face à un nouveau monde. Mais regardons le passé. La première crise du système démocratique a eu lieu dans les années 1930 et le Conseil central de l’économie en est le fruit. On parle pour la première fois d’institution qui implique les partenaires sociaux en 1936. La volonté générale, à l’époque, est d’assurer la stabilité de la politique économique. Chacun sait en effet qu’en changer tous les quatre ans, en fonction du résultat des élections, rend impossible tout impact sur le réel.

Cette volonté est alors également portée par la population. Est-ce encore le cas aujourd’hui?

Non. Le problème de la loi de 1996, c’est qu’elle n’est plus portée par l’ensemble de la société. Or, sans support de la société assez large, l’Etat est paralysé. Rappelez-vous ce qui s’est passé avec la sortie du nucléaire et la stratégie face au coût du vieillissement de la population. Les gouvernements successifs n’ont pas réussi à trouver d’accord effectif là-dessus parce qu’il n’y avait pas de consensus au sein de la société. Le « fonds argenté » n’a jamais été alimenté et depuis 2003, rien n’a été fait concrètement pour permettre la sortie du nucléaire.

Vous dites que la loi de 1996 est contestée de toutes parts. Pourquoi?

Il faut se souvenir d’où vient cette loi. Dans la période économiquement particulière de l’après-guerre, on est sur la vague technologique de l’électrification, de la chimie et du pétrole. Les Etats-Unis sont en pointe là-dessus: ils disposent des meilleures technologies dans les différentes branches des différents secteurs économiques. En Belgique, on est loin de ce qu’on appelle alors la « frontière technologique ». Patrons et syndicats belges développent une déclaration commune sur la productivité, avec une vision du monde qu’ils partagent. Comprenez-moi bien: au plan économique, la FGTB est toujours marxiste et la FEB, toujours libérale, mais toutes deux conviennent de regarder le monde sous l’angle de la productivité. Le pacte social de 1944 a bien fonctionné parce qu’il y avait entente sur les objectifs: d’accord pour la prospérité économique à condition qu’elle améliore les conditions de vie et de travail de la population. Peu à peu, les entreprises belges vont s’adapter au modèle américain, sur le plan de la technologie et de l’organisation des entreprises. Au point qu’au début des années 1970, la Belgique est un des premiers pays européens à atteindre cette frontière technologique. Comment fonctionnait le système? On négociait des salaires. S’ils étaient trop importants pour les entreprises qui ne maîtrisaient pas les technologies, le management et l’organisation, elles disparaissaient. Tandis que celles qui s’étaient adaptées progressaient. Entre 1960 et 1970, la variable d’ajustement était la productivité.

Au début des années 1970, le taux de croissance de la productivité annuelle en Belgique s’établissait entre 4 et 5%. Aujourd’hui, nous sommes entre 0 à 0,5%.

Ce système a bien fonctionné entre 1960 et 1970 mais à partir de là, les possibilités de gains n’ont plus dépendu que des innovations technologiques. La Belgique, petite économie ouverte, n’était-elle pas principalement tributaire de ce qui se faisait ailleurs dans le monde, en matière de technologies?

Si. Dès lors, la productivité est devenue une contrainte, et plus une variable d’ajustement. Et de 1975 à aujourd’hui, la Belgique fait l’apprentissage de cette contrainte, avec des hauts et des bas. Pourquoi est-ce une contrainte? Parce que le pouvoir d’achat ne peut pas croître plus vite que la productivité, sinon ça crée de l’inflation. Au début des années 1970 surviennent les premiers chocs pétroliers. Le contexte est tel que si l’on augmente la productivité, on perd des emplois, comme on l’expérimentera lourdement dans la sidérurgie wallonne. Pour compenser ces pertes d’emploi, le gouvernement creuse alors le déficit, notamment via des embauches massives dans les entreprises publiques.

Luc Denayer (Conseil central de l'économie):
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En 1982, la Belgique traverse l’épisode traumatisant de la dévaluation. Ce qui laissera des traces, entre autres, sur la concertation sociale…

Oui. La concertation est suspendue jusqu’aux années 1987-1989. La Belgique politique sort de cet épisode en se disant qu’elle ne veut plus se retrouver dans une telle situation. En 1989, une loi sur la compétitivité relance la concertation. Suivent, à partir de 1991, la crise du Golfe, un nouveau choc pétrolier, le Plan global du gouvernement Dehaene et le début de l’assainissement des finances publiques, dans la perspective de l’entrée dans l’euro. La négociation collective est bloquée jusqu’en 1996. On se dit alors qu’il faut revoir la loi de 1989 sur la compétitivité. Cette nouvelle loi de 1996, « relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité » selon son appellation exacte, va changer le comportement des acteurs et des institutions qui existent. C’est le pari de l’autogouvernance des partenaires sociaux par rapport à la contrainte de la productivité.

On ne crée plus le consensus comme il y a trente ans: les solidarités se construisent autrement.

La loi de 1996 prévoit notamment que les salaires ne peuvent pas augmenter en Belgique davantage que les salaires moyens pratiqués en Allemagne, en France et aux Pays-Bas. La norme salariale qu’on imagine alors est donc un mécanisme préventif pour éviter tout dérapage?

Oui. Et cette loi fonctionne bien jusqu’en 2005. A ce moment, l’Allemagne, qui va mal, opte pour un pacte social avec modération salariale. Trois chocs pétroliers successifs se produisent aussi. Et nous sommes, en Belgique, dans un système de négociation de position, sur le plan politique et sur le plan social. Autrement dit, les accords conclus consistent systématiquement à couper la poire en deux. On ne peut pas dire que les interlocuteurs sociaux n’ont pas corrigé le tir quand les salaires belges ont commencé à décrocher mais ils l’ont fait en coupant systématiquement la poire en deux. Résultat: un dérapage des salaires de 5%.

Les dirigeants ont-ils bien pris conscience des effets, sur les salaires, de la baisse de productivité?

Non. Au début des années 1970, le taux de croissance de la productivité annuelle en Belgique s’établissait entre 4 et 5%. Aujourd’hui, nous sommes entre 0 à 0,5%. En tenant compte de l’indexation, automatique en Belgique, la marge de négociation est donc beaucoup plus faible. On ne peut échapper à ça qu’en finançant l’augmentation du pouvoir d’achat par le déficit public, par exemple via des baisses de cotisations. C’est ce qui s’est passé entre 1996 et 2017.

Vous évoquez l’avènement d’un nouveau régime économique. Lequel est-il?

Depuis les années 1980, nous sommes passés dans une autre phase technologique, plus révolutionnaire que les précédentes parce que c’est celle de l’économie de l’immatériel, qu’incarne Google. La manière dont cette entreprise crée de la valeur ajoutée est radicalement différente. L’économie immatérielle a un impact sur tout, notamment le sens du travail et le profil des compétences nécessaires. Désormais, les tâches les plus complexes vont aux travailleurs et tout le reste est assuré par des machines. Ce qui implique qu’il faut une totale adéquation entre les qualités d’un travailleur et la fonction qu’il occupe. Si, aujourd’hui, on observe un taux de rotation beaucoup plus élevé des jeunes sur le marché du travail, c’est parce que cet appariement est plus difficile à réaliser. Or, la productivité en dépend directement. Si on veut avoir un impact sur la réalité, il faut comprendre ces choses.

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Quels chemins la Belgique doit-elle emprunter pour maîtriser ce monde nouveau?

Parmi les académiques, on n’est pas au clair sur la productivité: certains disent qu’on ne connaîtra plus jamais de croissance de la productivité et d’autres estiment que les transformations actuelles n’ont rien d’étonnant au vu des précédentes vagues technologiques. Jadis, on parlait de taylorisme dans le monde du travail, aujourd’hui, on parle d’agilité. Il faut donc transformer l’organisation des entreprises, à l’image de ce qui se fait dans les pays nordiques et aux Etats-Unis, imaginer un nouveau management, développer des valeurs, définir des objectifs et leur grille d’évaluation, repenser la politique salariale… Ce n’est qu’à ces conditions que l’on peut créer plus de valeur.

Les interlocuteurs sociaux tels qu’ils sont aujourd’hui structurés ont-ils encore toute légitimité pour négocier au nom de tout le secteur privé?

Cette nouvelle économie entraîne une fragmentation du monde des employeurs et du monde du travail: la perception du monde qu’a un travailleur de Detroit diffère totalement de la perception qu’en a un travailleur de la Silicon Valley. Comment nos organisations patronales et syndicales peuvent-elles représenter leurs membres dans un monde de plus en plus fragmenté? Comment y créer du consensus malgré cela? La nouvelle économie et les bouleversements qu’elle provoque dans le monde du travail modifient le rôle des employeurs et celui des syndicats. Il y a donc un ajustement du rôle des acteurs à opérer, qui prend du temps.

N’y a-t-il pas en outre un facteur sociologique qui affecte la concertation sociale comme le monde politique?

Si. On est passé de ce qu’on appelle « l’âge du statut » à celui de « la singularité » et cela a un impact évident sur le débat public. On parle d’individualisme et c’est un terme impropre: c’est la question de la reconnaissance de la singularité par le groupe qui se pose. Ce n’est pas un basculement brutal mais dynamique, qui monte en puissance dans la société. La fragmentation rend la représentation plus difficile. On ne crée plus le consensus comme il y a trente ans: les solidarités se construisent autrement. Il faut donc trouver de nouvelles méthodes pour y parvenir.

Certains remettent aujourd’hui en cause le rôle du niveau interprofessionnel, estimant que les secteurs et entreprises doivent prendre la main pour négocier les salaires. Est-ce un phénomène neuf?

La discussion sur le rôle de l’interprofessionnel existe depuis les années 1960. Mais en 1996, on a décidé de ne pas toucher à la structure institutionnelle, et, dans les faits, on sait que, selon les secteurs, la négociation a plutôt lieu dans les entreprises ou dans les secteurs eux-mêmes. Avec la crise du coronavirus, on se retrouve confronté à de très grandes hétérogénéités entre et au sein des secteurs. Toute la difficulté est donc de faire fonctionner la concertation dans cette hétérogénéité. Qu’il y ait un questionnement sur la structure et l’évolution de la concertation sociale est tout à fait normal: le virus mute, les institutions aussi. Cela ne veut pas dire qu’il faut les jeter pour autant.

Avec la crise du coronavirus, on est confronté à de très grandes hétérogénéités entre et au sein des secteurs.

La loi de 1996 a-t-elle déjà fait l’objet d’une évaluation?

Non. Cela aurait été pourtant utile. Cela dit, en matière de handicap salarial, nous sommes aujourd’hui dans les clous, c’est-à-dire à l’équilibre, au sens de la loi, et après bien des fluctuations. Quant à la norme salariale, elle n’a jamais été dépassée, aux baisses de cotisations près. Tout a donc été fait pour qu’elle soit respectée. D’un point de vue macro-économique, le système d’ancrage a fonctionné, même si on sait que dans certains secteurs ou entreprises, la norme a été outrepassée.

La loi de 1996 pourrait-elle éventuellement être améliorée?

Je n’ai pas à me prononcer sur un éventuel changement de la loi, qui constitue un choix politique. On peut toujours changer de critères mais une petite économie ouverte comme celle de la Belgique dépend énormément de ce qui se passe à l’étranger. Ce qui importe, c’est de prendre conscience qu’on a besoin à la fois d’un point d’ancrage – la norme salariale – et d’un mécanisme de coordination. Ce point d’ancrage doit être cohérent par rapport à la politique économique qui repose sur deux piliers: les salaires et la compétitivité structurelle. C’est sur cette cohérence qu’on peut essayer de trouver un nouveau consensus si l’on veut des politiques efficaces. L’une des difficultés est que le volet de la loi de 1996 qui porte sur la compétitivité structurelle dépend largement des entités fédérées, notamment pour l’enseignement, la formation, l’innovation. Enfin, il faudrait trouver un cadre d’analyse qui permette de sortir de la négociation façon « poire coupée en deux ». Une espèce de « troisième voie », toute connotation mise à part.

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