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Les rétroactes d’une manifestation antiraciste devenue une « bombe sanitaire »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le rassemblement de dix mille personnes aurait-il dû être interdit par la Première ministre ? Elle en avait la possibilité : c’est la dernière thèse d’un PS acculé, car la faute réside à la Ville de Bruxelles. Récit de cette saga hors-normes.

Le message émane d’un militant socialiste sur les réseaux sociaux ce mercredi matin : « Le gouvernement Wilmès est totalement habilité (art. 11 de la loi sur la fonction de police) à interdire une manifestation s’il estime qu’un bourgmestre manque à ses responsabilités. Il a décidé de ne pas le faire. Tout le reste est du très mauvais théâtre et du grand cynisme politique. » Réaction du membre d’un cabinet libéral : « Quelle malhonnêteté intellectuelle. 1) c’est pathétique de ne pas assumer ses décisions 2) la Première ministre avait rappelé à la chambre l’interdiction des rassemblements et invité le bourgmestre de Bruxelles à trouver une alternative dès jeudi. »

La saga de la manifestation antiraciste de dimanche à Bruxelles, qui a réuni dix mille personnes et dont personne ne conteste le message, se poursuit à coups d’arguments et de contre-arguments entre libéraux et socialistes (soutenus par les écologistes). Pour rappel, la Première ministre, Sophie Wilmès (MR), et son président de parti, Georges-Louis Bouchez, avaient vertement critiqué le bourgmestre de la Ville de Bruxelles, Philippe Close (PS) pour avait toléré cette manifestation qui aurait dû être interdite en raison de l’épidémie de coronavirus. Pour certains experts, il s’agissait là d’une « bombe sanitaire » en puissance.

Alors que les uns et les autres se renvoient la balle, voici un rétroacte qui permet de se faire une idée des responsabilités des uns et des autres.

1. La Première ministre apprend la mobilisation via les réseaux sociaux

En début de semaine dernière, suite à l’onde de choc provoquée par la mort odieuse de George Floyd aux Etats-Unis, un groupe Facebook appelle à une manifestation dans les rues de Bruxelles. Rapidement, sur le réseau social, plusieurs milliers de personnes expriment leur volonté de se rassembler. La Première ministre, Sophie Wilmès, apprend la nouvelle via la presse et les réseaux sociaux, comme la plupart des responsables politiques. La préoccupation monte rapidement en raison de la situation sanitaire.

2. Le sujet au menu du Conseil national de sécurité, mercredi 3 juin

Le sujet est évoqué lors de la réunion du Conseil national de sécurité, le mercredi 3 juin. Au menu figure la nouvelle phase du plan de déconfinement, qui débute le 8 juin avec la réouverture de l’Horeca notamment. Les rassemblements de masse sont toujours interdits, cela est mentionné explicitement dans un arrêté ministériel, rappelle-t-on au Seize. Rudi Vervoort (PS), ministre-président bruxellois, évoque, lui aussi, la question : « Philippe Close m’avait téléphoné le matin-même pour me demander de m’assurer que le débat ait lieu, a-t-il précisé au parlement bruxellois. Il souhaitait connaître la position du Conseil concernant cette manifestation. »

Dès le début de la réunion, la Première ministre a bien l’intention de communiquer publiquement à ce sujet pour mettre en garde la population des risques d’une telle manifestation. Au moment de conclure sa conférence de presse, Sophie Wilmès évoque l’émotion relative à la situation aux Etats-Unis et met en garde contre d’éventuelles manifestations de masse, comme cela s’est produit dans d’autres pays. « Certains souhaitent organiser des manifestations en Belgique, dit-elle. Nous vous demandons de tenir compte de votre santé et de la santé des autres, de l’impact que ces rassemblements pourraient avoir sur la propagation de l’épidémie. »

Il n’est pas question explicitement d’une interdiction de l’événement, mais d’un rappel des règles sanitaires, ce qui induit explicitement cette interdiction. Une subtilité due à la crainte d’un double retour de flammes. Un, légitimement choqués par les images venues des Etats-Unis, les Belges pourraient prendre mal une interdiction pure et simple. Deux, une expression trop négative risquerait d’inciter des opposants du gouvernement à rejoindre les rangs de la manifestation.

3. Nouvelle mise en garde à la Chambre et rencontre Close – organisateurs, le jeudi 4 juin

Le bourgmestre de Bruxelles, Philippe Close, est l’invité de Fabrice Grosfilley à 7h50 sur Bel RTL. Il réitère sa volonté de « trouver une solution » et « le juste milieu » pour permettre la tenue de cette manifestation tout en respectant les mesures sanitaires. Une « manifestation classique » sous forme de « marche » est exclue, précise-t-il. Mais Philippe Close tient bien à autoriser un rassemblement. Il s’entretient avec ses organisateurs l’après-midi et évoque différentes modalités : pas de défilé en tant que tel, mise à disposition de masques pour les participants…

A la Chambre, au même moment, la Première ministre réitère sa mise en garde en disant faire confiance au bourgmestre de la Ville. Dans l’esprit du Seize, on espère que le bourgmestre obtiendra des organisateurs une forme alternative de manifestation, en mettant un linge noir aux fenêtres, par exemple.

4. Contacts suivis entre le ministre de l’Intérieur et Philippe Close

A aucun moment, il n’y a de contact direct entre la Première ministre et le bourgmestre de Bruxelles. Philippe Close rappellera ironiquement, après le début de la polémique : « Elle a mon numéro de téléphone ». Ce n’est guère du goût du Seize : les procédures ont été respectées, les mises en garde faites (avec des prescrits légaux en toile de fond) et le dossier devait être géré par le ministre de l’Intérieur, Pieter De Crem (CD&V), ce qui a été fait.

Pieter De Crem souligne ce mercredi en commission de l’Intérieur de la Chambre : « En ce qui concerne la manifestation de dimanche, il nous avait été assuré que les mesures avaient été prises en matière de port de masques et de distanciation. Des stewards avaient été mobilisés et la réserve fédérale a bien été appelée et déployée. A cause du grand nombre de participants, les règles de distanciation n’ont pas pu être respectées. Il avait aussi été demandé de manifester en silence pour éviter les postillons mais les manifestants n’ont pas suivi ces directives. » La faute revient, selon Pieter De Crem à la Ville de Bruxelles et aux autorités régionales bruxelloises qui pouvaient agir en tant que gouverneur.

5. ‘Kern élargi’ sous tension, le samedi 6 juin

Samedi, les dix présidents de parti qui soutiennent le gouvernement Wilmès de l’extérieur se retrouvent en présentiel pour prolonger les mesures de soutien aux secteurs économiques les plus touchés par la crise. Une longue discussion se tient en marge du programme officiel au sujet de la manifestation dont il apparaît désormais qu’elle aura lieu. La virologue Erika Vlieghe, président du groupe d’experts en charge de la stratégie de déconfinement, devient blême quand elle apprend la nouvelle. Georges-Louis Bouchez, président du MR, demande à son homologue du PS d’intervenir pour empêcher le rassemblement.

6. La « bombe sanitaire » et les attaques libérales, le dimanche 7 juin

Dix mille personnes sont rassemblées dans les rues de Bruxelles. Les libéraux lancent des critiques en cascade. « L’indignation est légitime, le combat noble, l’objectif indépassable, tweete Bouchez. Mais il y avait d’autres moyens d’exprimer sa solidarité et sa fraternité que d’enfreindre les règles sanitaires de base. Quel sens ont les règles adoptées par le #CNS après un tel précédent, Philippe Close? » La Première ministre ne dit pas autre chose, dans un gant de velours : « La cause est juste et elle doit pouvoir s’exprimer. Aucun doute là-dessus. À la vue des images, je regrette qu’il n’ait pas été possible de trouver une alternative qui respecte consignes sanitaires et efforts de ceux en 1ère ligne dans la lutte contre l’épidémie. » Plusieurs experts s’indignent. Le virologue Emmanuel André est plus nuancé: « Si le racisme n’existait pas, 10.000 personnes n’auraient pas du rappeler à Bruxelles que nous sommes tous égaux. A ces personnes, je demande de respecter strictement les gestes barrières pendant 15 jours et de continuer leur combat toute leur vie. »

Philippe Close est convoqué au Seize.

7. Riposte PS et Ecolo, le lundi 8 juin

La riposte vient en plusieurs temps. Un : Le bourgmestre bruxellois reconnaît que ce n’était pas indiqué sur le plan sanitaire, mais dit avoir tenté de faire la balance avec la liberté d’expression. Il assume et, visiblement irrité, pique les libéraux au passage : « Peut-être que le thème les dérangeait?« . Deux : d’autres rassemblements similaires ont eu lieu à Anvers et Liège, bien que réunissant une foule moins compacte. « A Anvers, réplique-t-on chez les bleus, le rassemblement était interdit ». Trois : le bourgmestre d’Ixelles, Cristos Doulkeridis, souligne que la Première ministre a « ouvert la porte » en « tolérant » le rassemblement – ou du moins en ne l’interdisant pas explicitement. Sous-entendu: il y aurait eu une ambiguïté coupable de la part du fédéral.

8. Rencontre Wilmès – Close, le mardi 9 juin

A l’issue d’un rencontre avec Philippe Close menée « dans un esprit serein », mais malgré tout tendue, la Première ministre publie un communiqué commun avec celui-ci dans lequel tous deux soulignent : « Si les causes défendues par les organisateurs – à savoir la lutte contre le racisme et toute forme de violence – n’ont jamais été remises en cause, la tenue de l’événement – dans sa forme et dans son déroulé – contrevient aux directives déterminées par le Conseil National de Sécurité élargi aux Ministre-présidents et en concertation avec les experts du GEES. » Sophie Wilmès et Philippe Close conviennent aussi que le Conseil national de sécurité « définira prochainement des perspectives pour l’ensemble du pays en ce qui concerne l’expression publique afin d’allier la liberté d’expression aux impératifs sanitaires et la gestion de l’ordre public ».

Au Seize, le dossier est officiellement fermé, il s’agit désormais de préparer l’avenir.

Au MR, toutefois, on bombe encore le torse : si Philipe Close reconnaît que cela contrevient aux directives, il doit en tirer les conclusions (et démissionner ?). Les libéraux ne digèrent pas non plus d’avoir été traités de quasi racistes : fresque de Martin Luther King sur la façade de leur siège « dans le respect des conditions sanitaires », propos durs du député Michel De Maegd à La Libre en dénonçant le « discours digne de l’extrême droite » du PS.

En retour, des voix socialistes soulignent que la Première ministre avait en réalité le pouvoir d’interdire ce rassemblement. Qui aurait en réalité dû l’être par le bourgmestre en première instance, en vertu des prescrits du Conseil national de sécurité, c’est un fait. Mais le risque, alors, était qu’elle soit organisée sans contrôle. Tout le dilemme était là.

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