Le mariage de Fabiola et Baudouin : bingo pour Franco
Diplomatiquement isolé, le Caudillo espérait que l’union entre Fabiola et Baudouin lui rapporterait gros. Franco n’a pas manqué de chercher à les attirer dans ses filets.
Francisco Franco a tout lieu de pavoiser. Cette union entre Baudouin Ier et Fabiola ressemble à un cadeau du ciel : le roi d’une nation démocratique épouse une représentante de l’aristocratie espagnole. Pour le Caudillo, dont le régime est maintenu plus ou moins en quarantaine, il y a là un effet d’aubaine à saisir.
Sitôt officialisée l’heureuse nouvelle, le télégramme de félicitations a fusé. Il se clôture par ce qui est plus qu’un voeu, une certitude : « Ce nouveau lien vient renforcer ceux déjà traditionnels d’amitié et d’estime qui unissent nos deux peuples. »
Fabiola et Baudouin ne vont pas décevoir le général Franco. D’emblée, les jeunes mariés frappent fort. Alors qu’ils sont en vacances en Espagne durant l’été 1961, la rumeur enfle à propos d’une visite rendue au couple Franco. Ce n’est pas un tuyau crevé : début août, Baudouin et Fabiola déjeunent bel et bien à bord du yacht du Caudillo, l’Azor.
Emoi en Belgique. Où la nouvelle fait couler pas mal d’encre dans la presse de gauche. La Wallonie s’indigne de « ce plaisir à pêcher en eau fasciste », Le Peuple monte aux barricades, pour dénoncer sur six colonnes à la Une un roi « assis à la table du bourreau ».
Côté gouvernemental, on n’en mène pas large. Et on fulmine : faute d’avoir pu dissuader Baudouin de renoncer à cette escapade, le Premier ministre, Theo Lefèvre (PSC-CVP), et Paul-Henri Spaak (PS), ministre des Affaires étrangères, avaient dû se résigner à couvrir le couple royal. C’est un mauvais moment à passer, observe l’historien Vincent Dujardin (UCL) : « Le « momentum » est particulièrement inadéquat. L’affaire Degrelle vient de rebondir, Franco refusant toujours son extradition alors que la police espagnole aurait déjoué plus d’un enlèvement du chef rexiste. »
L’heure est heureusement à la torpeur estivale, le Parlement est fermé pour cause de vacances. Le tandem Lefèvre-Spaak en profite pour faire le gros dos. Ce n’est que fin août que le Premier ministre clôt l’incident en livrant publiquement une version boiteuse des faits : « L’acceptation de semblable invitation n’était pas de nature à susciter d’objection ministérielle. »
Tout indique le contraire : le gouvernement a dû protéger le roi en fâcheuse posture. Ce qu’Etienne Davignon, à l’époque jeune attaché au cabinet du ministre Spaak, résume au Vif/ L’Express par une formule toute diplomatique : « Nous aurions été aussi contents que cela ne se soit pas passé… »
Baudouin : « Repousser l’Espagne, c’est une faute »
Quelle mouche a donc piqué le couple royal d’aller ainsi naviguer en eaux troubles sur le yacht personnel du dictateur Franco, jusqu’à braver la désapprobation des ministres ? « Eviter cette rencontre eût été extrêmement discourtois », a justifié le vicomte Berryer, à l’origine de la rencontre. C’est que l’ambassadeur de Belgique à Madrid avait cru bien faire de le signaler au souverain : il trouvait « gênant » que le roi Baudouin n’ait jamais manifesté la moindre intention de saluer le général Franco, lors de ses séjours en Espagne.
Baudouin ne s’était pas fait prier : « Le roi lui aurait répondu qu’il partageait cet avis et profiterait du premier voyage en Espagne avec la reine pour solliciter une audience privée auprès de Franco », rapporte Vincent Dujardin.
Le couple royal ne voit pas où est le mal, renchérit l’historien Vincent Delcorps (UCL), qui a étudié de près les relations de Baudouin avec le monde socialiste (1). « Dans leur esprit, les souverains participent à une manifestation strictement privée, à laquelle ne sont conviés que quelques invités, parmi lesquels la s£ur de Fabiola et son époux. » En présence, aussi, du chef de la diplomatie espagnole : le ministre Fernando Castiella, dont le passé militaire au service de l’Allemagne nazie a de quoi faire jaser. Présence gênante, nullement prévue par l’ambassadeur belge à Madrid. L’homme aurait été « invité en dernière minute, à titre d’interprète »… Voilà qui sent le piège tendu par un camp franquiste en mal de reconnaissance.
L’élémentaire politesse n’explique pas tout. Vincent Dujardin livre le fin mot de cette histoire : « Si Baudouin rencontre Franco en 1961, ce n’est pas uniquement pour des motifs d’ordre protocolaire, ce n’est pas seulement du fait qu’il lui était difficile de faire autrement, mais c’est aussi à dessein. Il entendait sans doute apporter une pierre à ce projet de rapprochement de l’Espagne du reste de l’Europe occidentale. »
Oeuvrer au retour en grâce de l’Espagne. Sans Franco si possible, avec lui s’il le faut. Voilà le grand dessein que poursuit Baudouin en sous-main. Il s’en ouvre en mai 1964 au secrétaire d’Etat américain, qui rapporte la confidence du roi : « Repousser l’Espagne, c’est commettre une faute de la part des nations de l’Europe occidentale, y compris de la sienne. » Baudouin, qui s’irrite même de « l’émotionalisme » dont fait preuve le camp occidental : cette frilosité ne peut que contrarier à ses yeux l’accession de l’Espagne à la liberté et à la démocratie.
Frapper d’ostracisme l’Espagne, une bien mauvaise idée. Que partage depuis toujours la reine. Baudouin n’a nul besoin de prêcher une convaincue. Fabiola se disait « peinée » de voir son pays natal jugé peu fréquentable. Heurtée par les « fausses accusations » (dixit le cardinal Suenens, qui rapporte la confidence) répandues contre sa patrie.
Les exactions franquistes échappent à Fabiola
L’Espagne franquiste n’est toujours pas belle à voir pourtant, à cette époque : « Lorsque le mariage royal est célébré, la violence contre les vaincus est loin d’être terminée. Un grand nombre de femmes « vaincues » végètent depuis plus de vingt ans dans les prisons du régime, en proie à l’arbitraire total. Dans les sous-sols de la Direction générale de la sécurité, à Madrid, on torture par tabassage, à l’électricité, par pendaison ou chalumeau. Pour la ville de Madrid elle-même, où vit la future reine, les témoignages de femmes détenues et maltraitées en 1960 abondent », rapporte l’historienne Anne Morelli (ULB).
Que la nature dictatoriale du régime justifie son isolement, d’ailleurs relatif, semble échapper à la nouvelle reine des Belges. Laquelle serait restée sourde aux appels du pied d’une autre reine, Elisabeth : la veuve du roi Albert Ier prie Fabiola d’intervenir auprès de Franco, afin de mettre fin aux exactions du régime. Les archives accessibles ne laissent pas de traces de réponse.
Certes la roue tourne, lentement. Trop lentement, au goût de Baudouin. « Le roi pensait que Franco aurait dû s’effacer plus tôt. Avant le décès du dictateur, il conseillait à l’héritier du trône d’Espagne, le futur roi Juan Carlos, de prendre ses distances vis-à-vis de Franco. » Or le Caudillo tient bon, sous une façade plus policée. Exit la vieille garde phalangiste qui a frayé avec les fascismes vaincus. Place à des technocrates ou à des personnalités catholiques et conservatrices jugées plus présentables sur la scène internationale.
Etienne Davignon replante le décor : « L’Espagne vit une fin de règne : elle se dirige vers une restauration de la monarchie, des signes d’ouverture se manifestent comme un prochain retour aux élections ou l’autorisation des syndicats. Les choses ne sont pas simples. Mais elles ne sont pas bloquées. »
Tout de même : pour un régime qui cherche à bonifier et à faire bonne figure, son homme fort garde jusqu’au bout de vieux réflexes. La vague répressive reprend même vigueur, en fin de parcours : « Jusqu’à sa mort en 1975, c’est Franco qui décidera en final des peines appliquées et du type d’exécution : peloton ou garrot vil », poursuit Anne Morelli.
Le gouvernement belge y voit là quelque raison de ne pas trahir la même impatience qu’affiche Baudouin en coulisses. La « diplomatie parallèle » du roi ne ravit pas forcément tout le monde politique.
C’est que le raffut médiatique causé par le maladroit déjeuner sur le yacht de Franco, en 1961, n’a pas dissuadé le couple royal de couper les ponts avec le Caudillo. Il le pousse simplement à faire preuve de plus de discrétion dans ses contacts avec le dictateur controversé. Il y a chez Baudouin « une sympathie entêtée pour le peuple espagnol et son régime », à en croire l’ancien éditorialiste flamand très écouté, Manu Ruys (2).
Ce fin renard de Franco avait donc vu juste : « Le mariage de Baudouin avec une Espagnole a contribué à un resserrement des relations entre les deux pays », estime l’historien Vincent Delcorps.
Il faut y voir la griffe de Fabiola. « On a parfois dit à propos de Baudouin et Fabiola : le roi, c’est la reine. Fausse affirmation, qui ne s’est même pas vérifiée dans le dossier de l’avortement. Fabiola n’a joué un rôle politique que dans un domaine, au cours des quarante-trois ans de règne de Baudouin : le rapprochement entre la Belgique et l’Espagne », affirme Vincent Dujardin.
Certains ne s’y sont pas trompés. Feu Herman Liebaers, ancien grand maréchal de la cour, évoquait, en parlant de la reine, « une présence catholique militante, une origine et une famille proches de Franco » (3). Pour le coup, Etienne Davignon s’insurge : « Là, on touche à la liberté d’opinion personnelle ! » « La reine Fabiola n’a jamais manifesté d’intérêt pour la politique ni de volonté d’afficher des positions tranchées en la matière. Il est néanmoins clair qu’elle était issue d’un milieu aristocrate catholique qui n’était certainement pas républicain mais plutôt favorable au régime de Franco. Cela n’en fait pas pour autant une franquiste convaincue. A ses yeux, Franco, c’était le passé », rétorque Benoît Cardon de Lichtbuer, qui fut secrétaire de Fabiola de 1979 à 1989.
Les souverains tiennent tout de même à tourner la page du franquisme de façon toute personnelle, lorsque le Caudillo finit par mourir en novembre 1975. Le gouvernement a alors fort à faire pour dissuader le roi d’aller s’incliner devant la dépouille mortelle de Franco. Il doit ensuite se montrer très persuasif pour atténuer le ton des condoléances engagées que Baudouin souhaite personnellement adresser à la veuve du général.
Dès octobre, alors que le général Franco est à l’agonie, le Conseil des ministres avait tranché la question : la représentation de la Belgique aux funérailles du Caudillo se limiterait à l’ambassadeur en poste à Madrid. Et ce n’est qu’après la fin du régime franquiste que Baudouin, accompagné de Fabiola, effectue sa première visite de chef d’Etat dans une Espagne rendue à la monarchie.
Il aura manqué à Franco la poignée de main officielle avec le roi et la reine des Belges.
(1) V. Delcorps, La Couronne et la Rose, éd. Le Cri, 2010.
(2) M. Ruys, Bas les masques, éd. Racine, 1996.
(3) H. Liebaers, Baudouin en filigrane, éd. Labor, 1998.
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