La Smals, totalement hors contrôle (enquête)
Souvent sur la sellette, le bras informatique de l’Etat, dirigé d’une main de fer par Frank Robben, est incontrôlable à tous niveaux. Inquiétant. Il est urgent d’inverser la vapeur.
Il y a près de huit ans, Le Vif avait déjà pointé ce Big Brother qu’est la Smals. Et son patron aussi, Frank Robben. Aujourd’hui, son nom n’échappe plus à personne tant il est devenu controversé pour ses multiples casquettes (e-Health, Banque carrefour de la sécu, APD…). Surtout avec la Covid qui a remis à l’avant-plan les gigantesques banques de données électroniques de la sécu, suscitant moult incertitudes en matière de protection de la vie privée. Sans parler du projet de profilage des citoyens « Putting Data at the Center », avorté grâce aux révélations récentes du Soir. A force, la question du contrôle, externe et interne, de la Smals est devenue vraiment urgente.
Avec l’explosion des frais de consultance externe, le freestyle de l’asbl devient de plus en plus préoccupant.
Au niveau externe, il est très difficile, voire impossible, pour les contrôleurs publics de mettre le nez dans les affaires de cette asbl dont le capital est public. Il faut dire que celle-ci a été créée par l’Etat, sous forme de personne morale de droit privé, justement pour esquiver cette surveillance et, surtout, échapper aux règles des marchés publics et aussi celles de la fonction publique pour le recrutement d’informaticiens. Plutôt schizophrénique. Mais il s’agissait de privilégier le pragmatisme par rapport au légalisme. C’était oublier le gigantisme que la Smals allait atteindre: plus de 340 millions d’euros de chiffre d’affaires, en 2019, dont plus de 100 millions pour les frais de consultance externe qui ont explosé ces dernières années.
Déjà en 2009, la Cour des comptes constatait qu’il lui était impossible d’auditer les factures de cette asbl particulière qui vend des services IT, en détachant ses employés, et des logiciels, via des achats groupés, à de nombreuses administrations et organismes publics, à commencer par tous ceux de la sécu (ONSS, Inami, Onem, ONP) dont les patrons ont un siège au conseil d’administration de la Smals. « Ces institutions de sécurité sociale constituent notre core business historique, ce qui explique la place qui leur revient », souligne le président de l’asbl, Pierre Vandervorst.
Freestyle préoccupant
Mêmes difficultés pour l’Inspection des finances (IF), chargée de screener la régularité des dépenses publiques: la Smals rechigne à lui transmettre tous les documents liés aux marchés publics qu’elle passe pour les contrats cadres permettant d’offrir des achats groupés aux administrations. Impossible pour l’IF, par exemple, de voir si c’est la meilleure offre qui a été retenue… Avec l’explosion des frais de consultance externe, le freestyle de l’asbl devient de plus en plus préoccupant. La Cada (commission d’accès aux documents administratifs) fédérale ne s’est encore jamais prononcée, mais, a priori, la Smals n’est pas soumise non plus à la transparence administrative, comme c’est le cas en Wallonie et à Bruxelles, depuis 2019, pour les asbl communales et provinciales.
Au niveau interne, la boîte de Frank Robben prétend, sur son site Web, qu’elle est contrôlée par ses membres, directement à l’assemblée générale (AG) et indirectement par ses administrateurs. Un contrôle effectif sur l’asbl est une condition incontournable pour pouvoir bénéficier de l’exception in house (lire l’encadré en fin d’article). Mais, quand on y regarde de près, il semble réservé à une petite minorité de ses membres, les « historiques »: moins de 20 sur près de 300. En 2013 et 2014, pourtant, la Smals a relifté ses statuts. Jusque-là, ses membres étaient divisés en « ordinaires » et « adhérents », ces derniers, bien que trois fois plus nombreux, ne disposant pas de droit de vote et donc d’aucun contrôle sur l’asbl. Pour se conformer aux exigences européennes en matière de marchés publics et de clause in house, trois nouvelles catégories ont été imaginées.
Désormais, tous les membres sont « ordinaires », avec un droit de vote. Celui-ci est néanmoins pondéré différemment selon la catégorie. En effet, les voix de la catégorie A, qui réunit les IPSS (institutions publiques de sécurité sociale) – les « historiques » -, comptent pour 67% du total, celles de la catégorie B, qui rassemble d’autres SPF et des institutions des Régions et Communautés en lien avec les TIC et la sécu, comptent pour 28% et celles de la catégorie C, principalement des CPAS mais aussi la Cour des comptes, la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’Etat, ne valent que pour 5% des voix émises. Dans le dernier rapport d’activité, les membres A sont au nombre de 16, les B au nombre de 112 et les C au nombre de… 170. Pourquoi une telle différence de pondérations? « Si la toute grande majorité des membres relèvent de la catégorie C, ceux-ci contribuent fort peu au chiffre d’affaires de l’association, ne faisant appel à nous que pour des applications restreintes », expose Pierre Vandervorst. D’où leur plus faible influence électorale.
Près de 170 membres représentés tacitement par un seul administra-teur: peut-on encore parler de contrôle effectif sur l’asbl?
Le pouvoir décisionnel est donc accaparé par les membres A qui sont les plus gros « clients » de l’asbl. Après notre demande, le président ne nous a pas transmis une ventilation du chiffre d’affaires par catégorie, mais il spécifie qu’en 2019, les IPSS et les parastatales fédérales y ont contribué pour 63%, les SPF pour 6,6% et les autres pour 30,2%. Comparaison éclairante: au sein de la scrl Imio, l’intercommunale qui offre le même genre de services IT aux pouvoirs locaux wallons, les dix communes fondatrices ont un poids électoral 5 fois plus important que le reste des 300 membres. Un rapport de force moins inégalitaire.
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Enquête judiciaire
Autre particularité à la Smals: après la création des nouvelles catégories A, B et C en juin 2013, deux assemblées générales extraordinaires, consacrées à des modifications de statuts, se sont tenues le 11 juin 2014 et le 13 août 2018. Transformer les statuts n’est pas un acte anodin pour une asbl. Or, en 2014, seuls 20 membres, sur 245 à l’époque, y étaient présents ou représentés et, en 2018, 23 sur 266, quasi tous de la catégorie A, sauf deux CPAS. Très loin donc des deux tiers des membres de l’association requis légalement. « La loi sur les asbl est claire, nous précise un avocat spécialisé. Pour un changement de statuts, s’il s’agit d’une première convocation, il faut atteindre un quorum minimum de deux tiers de membres présents ou représentés avant de passer au vote, quelles que soient les pondérations. » Quorum atteint, selon les PV des AG susmentionnées de la Smals…
Comment le président a-t-il fait ses comptes? « Lors de l’AG de 2014, la nouvelle structure de trois catégories, adoptée moins d’un an plus tôt, n’était pas encore d’application, conformément à ce qui avait alors été décidé », justifie Pierre Vandervorst. Quant à l’assemblée de 2018, le président s’est appuyé sur l’article 10 des nouveaux statuts adoptés quatre ans plus tôt, selon lequel les membres absents de la catégorie C, dont la contribution annuelle ne dépasse pas 50 000 euros, sont « réputés avoir donné procuration à l’administrateur » nommé par eux, en l’occurrence, Alexandre Lesiw, président du SPP Intégration sociale. Près de 170 membres représentés tacitement par un seul administrateur: peut-on encore parler de contrôle effectif sur l’asbl?
Combien de membres C ne dépassent pas les 50 000 euros? Les statuts d’avant 2014 excluaient-ils vraiment les membres adhérents du quorum de deux tiers aux AG extraordinaires? Il subsiste des questions. On le sait, Frank Robben, qui signe les actes publiés au Moniteur belge comme administrateur délégué, est bon juriste. Mais ses talents d' »ingénierie associative » ne risquent-ils pas de dépasser la ligne rouge? Selon nos informations, une enquête judiciaire vient d’être ouverte. Elle s’intéresse notamment à cette histoire de quorum. Côté politique, on sent aussi l’agacement monter. Deux députées de la majorité, Laurence Hennuy et Barbara Creemers (Ecolo-Groen), s’apprêtent à déposer une proposition de résolution visant, sans la nommer, la Smals qu’il faut d’urgence pouvoir contrôler, voire réformer au niveau des statuts.
Les règles in house
Règles de concurrence oblige, de plus en plus de domaines sont soumis aux marchés publics. Mais il peut y avoir des exceptions. Si les administrations publiques recourent aux services IT de la Smals sans devoir, à chaque fois, lancer un marché public, c’est parce qu’elles sont membres de l’asbl et que plusieurs conditions prévues par la loi sont censées être respectées. C’est ce qu’on appelle l’exception in house. Une des conditions essentielles pour pouvoir bénéficier de cette dérogation est que le pouvoir adjudicateur, ici l’administration, exerce sur la personne morale concernée, ici la Smals, un contrôle analogue à celui exercé sur ses propres services, soit « une influence décisive sur les décisions importantes » prises par cette personne morale. Est-ce le cas, en l’occurrence, avec les trois catégories de membres définies par l’asbl de Robben? La catégorie C avec ses 170 membres et ses 5% de poids électoral a-t-elle une influence décisive sur les décisions importantes de la Smals? Pas évident. « 5% de votes, cela semble effectivement très juste pour prétendre respecter le contrôle in house, c’est sur le fil, mais je dirais qu’a priori, ça tient tout de même la route », commente Stéphane Rixhon, avocat spécialisé en droit administratif et dans les marchés publics, à qui nous avons demandé de jeter un rapide coup d’oeil sur les statuts de la Smals. Notre expert précise que cela ne préjuge en rien de ce que déciderait un tribunal devant lequel un concurrent, se sentant lésé, contesterait cette exception in house. « Il faut néanmoins savoir que la directive UE sur les marchés publics adoptée en 2014, transposée en droit belge en 2016, a un peu tempéré la rigueur de la Cour de justice européenne dont la jurisprudence était fort stricte en la matière, dans les années 2000 », souligne Me Rixhon.
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