Sécurité sociale : Big brother est devenu flamand

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Frank Robben, ex-Dehaene boy, a la haute main sur les plus grandes banques de données électroniques de la Sécurité sociale et des soins de santé. Une success-story bâtie avec l’aval du PS, mais sur le dos du monde francophone de la santé.

Quai de Willebroeck, 38, à deux pas du centre de Bruxelles. Rien, sur la façade de l’immeuble impersonnel, qui puisse accrocher le regard. Mis à part trois enseignes pour entretenir le mystère : BCSS, Smals, e-Health.

Le maître des lieux de cette galaxie disposée sur plusieurs étages, Frank Robben, affiche une carte de visite à faire pâlir d’envie tout aspirant Big brother.

La BCSS, pour banque-carrefour de la Sécurité sociale : c’est lui. Il en a été le concepteur, il en est le gestionnaire depuis plus de vingt ans. Plus rien de ce qui s’échange en données personnelles des assurés sociaux n’échappe à ce mégaréseau.

e-Health, plate-forme électronique d’échange de données en soins de santé : c’est encore lui. Il en est l’architecte et le grand patron, depuis son lancement il y a cinq ans.

La Smals, la plus grande entreprise en nouvelles technologies branchée sur les départements de la Sécu : c’est toujours lui. 1 800 personnes employées en ASBL, 200 millions d’euros de chiffre d’affaires : Frank Robben en est l’homme fort.

Il est partout où il est question de banques de données, de plate-forme électronique, de programmes informatiques à l’échelle de l’Etat fédéral. Il a offert ses services pour mettre de l’ordre dans l’informatisation chaotique de l’appareil judiciaire.

Ce vrai  » cumulard « , 18 mandats recensés en 2011, est sans équivalent francophone dans son créneau. Il aurait sans doute du mal à le tolérer. Le personnage a la solide réputation de ne pas laisser beaucoup de place aux autres. A fortiori lorsqu’ils sont francophones. Frank Robben, lui, affirme se placer au-dessus de la mêlée.  » Je suis un technocrate, loyal envers tous mes ministres, francophones ou néerlandophones. La langue parlée par mes interlocuteurs m’indiffère.  »

Pragmatisme avant tout. L’homme a été à bonne et redoutable école. Il la revendique avec fierté :  » J’ai été formé par deux fonceurs : Jean-Luc Dehaene et Luc Van den Bossche.  » Le taureau CD&V de Vilvorde, qui lui a mis le pied à l’étrier à 24 ans, et le père SP.A de la réforme Copernic : Frank Robben a été forgé dans un alliage flamand surpuissant. Capable de briser toute velléité francophone de résistance.

Les acteurs wallons et bruxellois de la santé s’en remettent encore difficilement. Ils cherchent toujours à comprendre comment leurs avancées en matière d’échange informatisé de données médicales ont pu être balayées sans explication, pour faire un beau jour place nette au programme e-Health  » made in Robben « .

Auréolé de l’incontestable succès de la BCSS, Frank Robben a emporté la mise. Un bon mois à peine suffira à donner à e-Health sa base légale, lors d’une ultime séance de la Chambre avant les vacances de l’été 2008. Au beau milieu d’un embouteillage monstre de projets de loi adoptés à la va-vite par les élus du peuple. L’école Dehaene fait merveille.

Députée fédérale Ecolo, Muriel Gerkens est alors un peu seule à s’alarmer d’un  » projet porté par un seul homme « . Yves Poullet, expert en droit et nouvelles technologies à l’Université de Namur, s’en était aussi inquiété devant des parlementaires un rien perplexes :  » Il sera donc aux commandes des deux traitements de données à caractère personnel les plus importants de Belgique. Cette double casquette et la « fagocitation » de la santé par la sécurité sociale est-elle la démonstration d’une rationalisation ou cache-telle une finalité de traitement moins heureuse ?  » Qu’importe. Frank Robben a pu s’ajouter une plume à son chapeau déjà bien garni. Etendre son emprise sur l’univers électronique de la Sécurité sociale et des soins de santé. De la BCSS à e-Health en passant par la Smals qui fournit l’expertise informatique, la triade est logée à la même enseigne.

Trop pour un seul homme ? Une évidence, aux yeux des toubibs et experts de la santé pour qui le secret médical et le respect de la vie privée des patients sont sacrés.

Ceux-là s’inquiètent d’une autre facette de l’hyperactivité de Frank Robben : sa présence au sein de la Commission pour la protection de la vie privée. Inutile pour lui de se déplacer : le comité sectoriel soins de santé siège dans les locaux de la BCSS…  » Frank Robben prépare les dossiers, il est présent aux délibérations. Et il en impose. Siéger dans l’organe contrôleur et contrôlé est un vrai danger démocratique « , témoigne un représentant de la Commission. Frank Robben a une autre version :  » Depuis 21 ans que j’y siège, je n’ai jamais connu de décisions où il a fallu voter.  » C’est effectivement dans une belle unanimité qu’e-Health a franchi le filtre de la Commission pour la vie privée.  » Se retrouver ainsi juge et partie est tout à fait inacceptable. Qu’une telle incompatibilité ne soit jamais remise en cause par le politique m’étonne « , s’interroge le docteur Roland Lemye, vice-président de l’Absym, le syndicat des médecins.

Dérive technocratique, confusion des rôles, conflit d’intérêts. L’omniprésence redoutée de Frank Robben ne saute qu’aux yeux des francophones, ils sont quasi les seuls à en prendre peur.

Frank Robben les fait littéralement fuir : e-Health attend ainsi toujours son directeur général, un francophone. Laurette Onkelinx (PS), ministre de la Santé publique, promettait pourtant sa venue en juillet 2008 :  » Quand e-Health existera, il y aura un directeur général qui ne sera évidemment pas Frank Robben !  »

Cinq ans plus tard, l’amorce du contre-pouvoir promis est en vue. Timidement. Toujours pas de DG à l’horizon, mais un comité de concertation des utilisateurs d’e-Health qui sera censé tenir enfin tête à l’incontournable Frank Robben.

Laurette Onkelinx entend bien donner tort aux francophones et faire un sort aux  » fantasmes  » qu’ils répandent sur e-Health. La ministre PS n’a de cesse de faire bloc derrière le puissant patron CD&V :  » La crainte de la mise en place d’un système Big brother est déraisonnable. En quoi ses mandats seraient-ils un problème pour les patients ?  »

Aucun cri d’alarme francophone ne peut ébranler les certitudes de Laurette Onkelinx. Même quand le terrain devient glissant et touche aux menaces sur la vie privée, elle sait botter en touche. A la longue, le cri d’alarme a un peu porté : la ministre a cru nécessaire de recadrer Frank Robben, en lui rappelant que  » son volontarisme ne peut pas se traduire par un manque de concertation qui serait nuisible à la sécurité sociale « . Il n’en a pas perdu le sourire.

Ces états d’âmes francophones laissent d’ailleurs de marbre le monde de la santé flamand. Choc de deux visions de la santé :  » Plus dirigiste en Flandre, plus participative côté francophone « , décode un observateur.

La Flandre est tombée sous le charme du modèle Robben. Son parlement régional a invité le patron d’e-Health à exposer sa vision. Vitalink, programme flamand d’informatisation des soins de santé, n’attend que de se connecter aux services offerts par la plate-forme électronique fédérale. Les francophones ? Fâchés, boudeurs, ils se sentent de la revue :  » e-Health met systématiquement en avant les projets flamands, les dossiers wallons sont peu soutenus.  »

Dans son enthousiasme, la Flandre retrouve même une fibre fédérale. C’est elle qui pousse à l’informatisation intégrée des soins de santé à l’échelle du pays. Empressement suspect aux yeux de ce témoin des grandes manoeuvres :  » e-Health a été lancé par un transfert du savoir-faire wallon et bruxellois au profit d’un modèle fédéral calqué sur la vision flamande de la santé. Le tout financé par de l’argent fédéral.  »

Et le tour serait joué.  » La mainmise sur une série d’outils informatiques au niveau fédéral, dans le but de permettre à une communauté du pays de se retrouver à la pointe, sans se soucier de la même manière des intérêts de l’autre communauté, m’inquiète « , conclut la députée Muriel Gerkens. e-Health, est  » une plate-forme au service de tous « , clame la ministre Laurette Onkelinx. Et de certains plus que d’autres ?

PIERRE HAVAUX

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