Elke Sleurs, ministre fédérale N-VA des musées, remet à l'agenda une spoliation qui "entache" la Révolution française. © BELGA

La N-VA cible le « casse des sans-culottes »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Elke Sleurs, N-VA et ministre fédérale des musées, relance la chasse aux trésors artistiques dérobés dans nos régions sous la Révolution française. Avec l’assurance de rentrer bredouille. Mais la bravade a tout pour plaire en Flandre.

La France au rapport. De Nancy à Dijon, de Toulouse à Lille, de Nantes à Lyon, de Rennes à Bordeaux, des conservateurs de musées commencent à tendre l’oreille. S’intéresser d’un peu trop près aux joyaux de leurs collections n’est jamais bon signe. Pas de panique, simple piqûre de rappel administrée depuis la Belgique : Rubens, Jordaens, Van Dyck et autres pointures de la peinture du XVIIe ne doivent leur séjour prolongé en terre française qu’au net penchant au pillage manifesté par les sans-culottes sous nos latitudes il y a deux siècles.

Rien à voir avec une vulgaire extorsion d’oeuvres d’art par des soudards en campagne. L’affaire en cause relève de la razzia d’Etat, planifiée en toute bonne conscience par la jeune République française enfantée par la Révolution de 1789.

A dater de septembre 1794, quelques mois suffisent à l’occupant français de nos régions pour faire main basse sur leurs trésors artistiques. Emballé, c’est pesé : en sept envois, 200 à 300 tableaux, décrétés propriété de la République, prennent la route de France. Cap sur Paris et son grand musée universel qui s’ouvre au Louvre au service de l’éducation du peuple.

L’envahisseur a du goût, avec une nette prédilection pour l’école flamande du XVIIe siècle. La parenthèse française fermée pour de bon à Waterloo, le retour au bercail des prises de guerre ne va pas de soi.  » Les Français ne nous ont rien restitué. Nous avons été voler ce qu’ils nous avaient volés « , résume Pierre-Yves Kairis, chef de section à l’Institut royal du patrimoine artistique (Irpa). Et si 92 tableaux récupérés manu militari au Louvre rentrent au pays en 1815, les musées provinciaux de l’Hexagone, également détenteurs de butin de guerre, font le gros dos et la sourde oreille.

 » Cessons de rêver : nous étions Français au moment de la spoliation  »

Pierre-Yves Kairis, chargé de l'enquête à l'Irpa :
Pierre-Yves Kairis, chargé de l’enquête à l’Irpa : « L’achat de quelques Rafale permettrait peut-être de récupérer un ou deux Rubens ».© DR
Pointer ces salauds de Français jadis pilleurs du patrimoine artistique flamand, c’est juste un peu de populisme »

Rideau sur l’affaire. Jusqu’à ce qu’Elke Sleurs, sous sa coiffe de secrétaire d’Etat à la Politique scientifique, se mette en tête de crever ce vieil abcès. Mission est confiée à l’Irpa d’actualiser et de compléter un inventaire belge des pièces jadis dérobées qui remonte à 1883. Aucune vilaine pensée derrière ce regain d’intérêt, la ministre N-VA clame la pureté de ses intentions :  » L’étude est animée d’ambitions scientifiques et pédagogiques et n’est pas dominée par l’idée obsessionnelle de la récupération.  » Et c’est bien ainsi que Pierre-Yves Kairis entend mener l’enquête : loin de tout esprit revanchard et de calculs juridico-politiques.  » De grâce, évitons le péché d’anachronisme et cessons de rêver : on ne va pas réécrire l’histoire.  »

Il fallait bien céder à la pression parlementaire et médiatique. Quatre interpellations de députés sur le sujet en dix-huit mois de législature, quelques articles de journaux faisant écho à ses propres intentions de remuer le dossier ont convaincu Elke Sleurs de la nécessité d’en appeler à une trêve, jusqu’à ce que toute la lumière soit enfin faite sur ce monumental  » casse du XVIIIe siècle « .  » Il faut momentanément arrêter avec les spéculations et les initiatives dans ce domaine. Il n’est certainement pas bon ni indiqué d’inquiéter la France à ce sujet.  »

Sauf que la secrétaire d’Etat maintient un semblant de suspense. Des 117 625 euros débloqués pour financer la recherche, 10 000 sont consacrés à examiner les possibilités historico-juridiques de passer ultérieurement à la vitesse supérieure en introduisant une réclamation en bonne et due forme. C’est bien assez pour troubler le voisin français, plutôt chatouilleux sur la question. Lorsque le grand dessein de la ministre N-VA filtre début 2015, la presse de l’Hexagone monte dans les tours :  » Nos voisins du nord nous accusent d’avoir volé et gardé des objets d’art pendant la Première République « , rapporte Le Figaro.

Fausses alertes. La cause paraît perdue d’avance, tant les objections à toute récupération s’empilent. Où ça, un patrimoine artistique belge retenu en France ? La Belgique n’existait pas encore à l’heure du pillage,  » les Belges  » passés à l’état de Français se sont retrouvés soumis aux lois de la République spoliatrice. Cerise sur le gâteau : un accord tacite mais perdu de vue, conclu en 1818 entre Guillaume Ier des Pays-Bas, nouveau maître de nos régions, et Louis XVIII, roi de France, aplanit définitivement le différend.

Un Rubens en bonus à l’achat du Rafale ?

Classement vertical assuré en cas de réclamation adressée à Paris. A moins de s’en remettre à un  » cadeau diplomatique « , sur fond de considérations bassement mercantiles. Cela s’est déjà vu : en 1993, le président François Mitterrand a rendu à la Corée du sud un de ses manuscrits les plus précieux pillé par la marine française au XIXe siècle, en marge d’un contrat de construction d’un TGV raflé par la France au pays du Matin clair. Dix-huit ans plus tard, Nicolas Sarkozy achevait le tour de passe-passe en restituant le reste de la collection.  » L’achat habilement négocié de quelques avions de combat Rafale nous permettrait peut-être de récupérer un ou deux Rubens saisis en 1794… « , plaisante Pierre-Yves Kairis.

Les Français, eux, ne sont jamais d’humeur à rire sur ce sujet. Ils ont déjà dit non, et deux fois plutôt qu’une, à des anciens ministres belges de la Culture. L’un francophone, l’autre flamand.

Le Triomphe de Judas Macchabée, objet d'un veto français au retour de Rubens à la cathédrale de Tournai.
Le Triomphe de Judas Macchabée, objet d’un veto français au retour de Rubens à la cathédrale de Tournai.© Belgaimage

Richard Miller (MR) se démène comme un beau diable pour rendre à la cathédrale de Tournai un tableau de Pierre-Paul Rubens qui lui a été dérobé par les révolutionnaires français. En 2011, le sénateur communautaire arrache même au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles le vote unanime d’une résolution appuyant son combat. Las : Le Triomphe de Judas Macchabée coule toujours des jours paisibles au musée des beaux-arts de Nantes. La croisade de Bert Anciaux (SP.A) pour le retour de La Vision de saint Dominique, autre Rubens enlevé à l’église Saint-Paul d’Anvers en 1794 et conservé au musée des beaux-arts de Lyon, a aussi tourné court.  » Aucune autre interprétation que celle d’un vol sous la contrainte d’un oppresseur étranger n’est possible « , a vainement plaidé l’ex-enfant terrible de la Volksunie.

Pas de quoi émouvoir les Français. Qui préfèrent d’ailleurs parler de  » translocations patrimoniales  » pour donner du panache au  » délit « . Emmanuel Pierrat, avocat parisien spécialiste du droit de l’édition et conservateur du musée du barreau de Paris (1), recommande chaudement aux Belges de ne pas parier un Rubens sur les chances d’obtenir gain de cause.

C’est bien ce que les autorités belges se tuaient à répéter jusqu’ici. Steven Vanackere (CD&V), alors chef de la diplomatie, déconseillait ainsi de mettre le doigt dans cet engrenage :  » Celui qui cherche à mener une « stratégie énergique » doit surtout veiller à ce que sa stratégie ne lui revienne pas en plein visage comme un boomerang sur la propriété muséale belge, flamande et francophone.  »

Les tableaux français retenus à Bruxelles s’appelleraient retour

Bert Anciaux (SP.A) :
Bert Anciaux (SP.A) : « Aucune autre interprétation que celle d’un vol sous la contrainte d’un oppresseur étranger n’est possible. »© Jasper Jacobs/Belgaimage

Car si les Français ont jadis beaucoup pris, ils ont aussi pas mal donné. Comme le Louvre finissait par crouler sous les tableaux spoliés, Napoléon Bonaparte décide d’écouler les surplus en province. Bruxelles, ville française, aura aussi son musée, richement doté de 69 peintures livrées par Paris, en deux envois, en 1802 et 1811.

Des conservateurs de musée français inquiets : « L’inventaire ne servira pas de base de revendications, au moins ?

Ces tableaux pourraient bien s’appeler aussi retour. Les musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles, devraient, entre autres, laisser filer La Fuite en Egypte de Guido Reni. Se séparer du Martyre de saint Liévin peint par Rubens et légalement acquis par le roi Louis XVI. Prendre congé de l’Apollon à la poursuite de Daphné de Carlo Maratta. La Belgique devrait se défaire de La Mort de la Vierge de Nicolas Poussin, envoyé à Bruxelles en 1802, disparu dans la nature et miraculeusement retrouvé il y a quinze ans par Pierre-Yves Kairis dans une église de Sterrebeek, en périphérie bruxelloise.  » Gare à ne pas ouvrir la boîte de Pandore « , conseille-t-on dans les milieux muséaux. Où trottent dans les têtes les richesses artistiques  » importées  » du Congo au temps de la colonie.

Elke Sleurs ne songe évidemment pas à pareille extrémité. Redonner une belle visibilité à ce  » casse français  » tombé dans l’oubli suffira à son bonheur. Rendez-vous est fixé au printemps 2018, pour un colloque international centré sur ces anciennes conquêtes artistiques qui laissent inconsolables plus d’un nationaliste flamand endurci. Parlementaires Vlaams Blok/Belang, VU ou N-VA sont en effet les premiers à ne jamais perdre de vue la douloureuse amputation. Ils sont de loin les plus assidus à relancer les ministres concernés. A l’image de cet élu Vlaams Belang en 2014, connaissant déjà la réponse à sa question qui fâche :  » La République française, qui fut le berceau des droits de l’homme, s’est-elle à une quelconque occasion excusée pour ce crime ?  »

La fine fleur de l’art pictural flamand outragée par d’affreux sans-culottes déboulés du sud : le coup de projecteur fera vibrer une corde sensible au nord du pays. Le timing fixé par Elke Sleurs sera parfait : à la veille de la réouverture en grande pompe du musée royal des beaux-arts d’Anvers, haut lieu de l’art flamand. A la veille aussi de la vaste campagne de promotion de la Flandre, planifiée de 2018 à 2020 sous la bannière des  » Vlaamse Meesters  » des XVe, XVIe et XVIIe siècles.

Des tableaux au milieu des seaux

La Mort de la Vierge de Nicolas Poussin, conservé à Sterrebeek, pourrait s'appeler retour en France...
La Mort de la Vierge de Nicolas Poussin, conservé à Sterrebeek, pourrait s’appeler retour en France…© Kik-irpa, Brussels – Y004705

 » Pointer ces salauds de Français jadis pilleurs du patrimoine artistique flamand, c’est juste un peu de populisme qui flatte toujours l’électorat « , confie Me Emmanuel Pierrat au Vif/L’Express. Paris pourrait-il donc si mal le prendre ? Peu probable puisque, officiellement, Paris ne se doute de rien.  » Ni moi ni mes collaborateurs n’ont pris de contact avec le ministère français de la Culture « , précisait au printemps dernier Elke Sleurs.

Toute opération comporte une prise de risque. L’entente si cordiale entre musées français et belges pourrait connaître une légère crispation.  » Votre inventaire ne servira pas de base de revendications au moins ?  » s’inquiètent les interlocuteurs de Pierre-Yves Kairis, qui s’emploie à éteindre tout début d’incendie.  » Exiger après deux cents ans la restitution de ces oeuvres ne peut qu’être contre- productif et menacer la collaboration que nos musées tentent de construire avec l’étranger  » : la mise en garde a dix ans. Elle était formulée par un certain Paul Van Grembergen, ministre flamand de la Culture et… élu Volksunie. Lequel invitait plutôt à positiver l’ancien pillage :  » La présence dans des musées au rayonnement international de chefs-d’oeuvre du patrimoine culturel de Flandre est une donnée positive. Elles peuvent être considérées comme « des ambassadeurs culturels de la Flandre ».  »

Rubens, Jordaens et consorts captifs en France ? Qu’ils y restent !  » Qu’en ferait-on ici ? Nos musées sont en mauvais état et nos dépôts surchargés « , grince Khadija Zamouri, parlementaire bruxelloise Open VLD. Un retour au pays des grands maîtres au milieu des seaux, dans des salles qui prennent l’eau : on voit d’ici le tableau.

(1) Faut-il rendre les oeuvres d’art ?, par Emmanuel Pierrat, CNRS éditions, 2011.

Allô Vienne ?

Pleins feux sur le « casse des sans-culottes « . Loin de la focalisation sur les saisies révolutionnaires françaises, le lointain voisin autrichien passe entre les gouttes. A l’époque où Vienne régnait sur les Pays-Bas, le régime ne s’est pourtant jamais gêné pour se servir. La suppression de l’Ordre des jésuites en 1773 puis de 150 couvents d’ordres contemplatifs jugés inutiles en 1781, jette tout un art religieux sur le marché. L’impératrice Marie-Thérèse et l’empereur Joseph II ne s’oublient pas lors des ventes massives aux enchères qui font notamment le bonheur des collections princières de la galerie du Belvédère à Vienne.

« Les souverains autrichiens font payer les oeuvres majeures qu’ils acquièrent dans nos régions par les recettes d’un impôt spécial instauré aux Pays-Bas », explique Pierre-Yves Kairis, de l’Irpa. Moralité : « Si l’on devait considérer légitimes les réclamations à la France, il n’y aurait pas moins de légitimité à demander le rapatriement de certains chefs-d’oeuvre de la peinture flamande conservés au Kunsthistorisches Museum de Vienne … » Mais comme l’assure la ministre Sleurs pour la France, là n’est pas la question.

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