Carte blanche

Ihsane Haouach et les Frères musulmans. Retour sur une paranoïa d’Etat (carte blanche)

La séquence politique et médiatique autour de la démission contrainte d’Ihsane Haouach de son poste de Commissaire du Gouvernement au CA de l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes, constitue le point d’orgue d’une violente campagne qui l’a visée depuis sa nomination six semaines auparavant.

Ce que l’on nomme déjà « l’affaire Ihsane Haouach » rend limpide la manière dont la mécanique islamophobe permet de générer une paranoïa d’Etat et de faire de la présomption de culpabilité un mode de gouvernementalité spécifique aux communautés musulmanes, en prenant appui sur toutes les composantes du champ politique des plus réactionnaires aux plus progressistes.

La note de la Sûreté de l’Etat ne conclut à aucun lien avec les Frères musulmans et affirme qu’Ihsane Haouach n’a jamais attiré l’attention en raison de positions extrémistes. Pourtant Le Soir, l’un des plus grands quotidiens du pays, a choisi vendredi dernier de communiquer sans aucun fondement factuel une information fausse mettant en équation la démission de la Commissaire du Gouvernement et une supposée proximité avec les Frères musulmans, donnant le prétexte à une expression libérée de propos haineux dans la classe politique comme sur les réseaux sociaux. Le démenti médiatique survenu deux jours plus tard n’y changera rien. Dans les consciences collectives, le nom d’Ihsane Haouach est déjà frappé du sceau de l’infâmie. Et elle continue de subir un harcèlement même après sa démission.

Comment a-t-on pu arriver à un tel degré de délire conspirationniste alimenté par une partie du monde politique et relayé par le champ médiatique dominant ?

Le retour des croisés

Un premier élément de réponse tient dans la forte teneur idéologique du débat, qui a d’abord trouvé prétexte dans le principe constitutionnel de neutralité de l’Etat et de ses institutions, et qui a fini par révéler des soubassements proprement islamophobes. Faut-il rappeler que le débat sur la neutralité, que d’aucuns voudraient sacraliser, n’est pas neutre et que bon nombre de ses ardents défenseurs sont des idéologues acharnés dont le combat a bien plus à voir avec une logique d’affrontement civilisationnel qu’avec des considérations liées à l’égalité de traitement des usagers ? On se souvient des propos scandaleux d’Alain Gerlache sur les ondes du service public qui liait défense de la neutralité et lutte contre le terrorisme islamiste : « Il faut clairement nommer l’ennemi. C’est le terrorisme islamiste. Il faut l’identifier (…). Ce sont des mouvements structurés à l’intérieur. Ils veulent prendre le pouvoir. Ils veulent changer la société. Ce sont des croisés. Ils veulent instaurer un régime islamiste partout dans le monde. C’est la logique de ces mouvements totalitaires. Et donc par rapport à cela, qu’est-ce qu’il faut faire ? (…) Il faut que l’Etat démocratique se défende. Mais il faut arrêter de dire que lorsqu’on se défend, on fait le jeu de l’extrême-droite. Ce ne sont pas les démocrates qui font le jeu de l’extrême-droite, ce sont les islamistes (…). Ce n’est par exemple pas le moment chez nous de reculer sur la neutralité de l’Etat (…). Le temps n’est pas à la soumission ! »[1]

L’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles est à cet égard devenu, sous couvert de lutte contre les fondamentalismes religieux, une officine de production et de diffusion d’une idéologie islamophobe dans une volonté manifeste de nuire à des personnalités musulmanes. Entre autres membres de cet organe, Georges Dallemagne, qui a été l’un des plus virulents critiques de la nomination d’Ihsane Haouach, promeut de manière décomplexée une vision prosélyte et extrémiste du port du foulard : « En fait à travers le voile, il y a aussi une revendication politique, radicale, qui ne veut pas de notre modèle de société, ne veut pas de nos valeurs, et les combat. »[2].

La présomption de culpabilité

Un deuxième élément de réponse réside précisément dans la perméabilité des sphères de pouvoir et d’influence à ces thèses idéologiques qui génère une libération décomplexée de la parole raciste et islamophobe. L’accusation non étayée d’accointance avec les Frères musulmans portée à l’endroit d’Ihsane Haouach est particulièrement éloquente. Régulièrement brandie ces dernières années pour pointer une menace diffuse et disqualifier des figures musulmanes qui émergent dans le débat public, cette accusation est venue accréditer, dans un contexte de débat sous tension, l’incompatibilité intrinsèque entre l’appartenance visible à l’islam et le principe de neutralité. Et ce, non pas en raison d’une contradiction principielle qui vaudrait de manière équivalente pour l’ensemble des signes convictionnels à caractère religieux, philosophique ou politique, mais au regard de la nature considérée comme spécifiquement dangereuse des signes d’appartenance à l’islam perçus à travers le seul prisme rétrograde, prosélyte et extrémiste. C’est la raison pour laquelle le débat sur la neutralité se cristallise essentiellement sur les attributs des musulmans alors que dans les faits le principe de séparation des Eglises et de l’Etat trouve de nombreuses exceptions comme en atteste par exemple la présence systématique de membres du Gouvernement au Te Deum.

Cette vision essentialiste de l’islam et des musulmans instaure le soupçon permanent et la défiance vis-à-vis de toute personne affichant son islamité. De là à considérer qu’il y a menace à la sûreté à l’Etat, il n’y a qu’un pas que nombreux ont franchi allègrement ce week-end. La promptitude avec laquelle les services de renseignements se sont emparés du dossier « Ihsane Haouach » est d’ailleurs tout à fait interpellante. Elle est révélatrice des méthodes de sécurité dont les personnes de confession musulmane peuvent être la cible : de simples suspicions ou rumeurs, fussent-elles dénuées de toute dimension factuelle, peuvent manifestement suffire à l’établissement d’une fiche de renseignement. Ce zèle tranche radicalement avec la mollesse observée de la part de la Sûreté de l’Etat dans le cas de Jürgen Conings, pourtant extrémiste avéré et armé jusqu’aux dents.

Ecolo, un parti blanc comme les autres

Un troisième élément de réponse renvoie à l’attitude embarrassée d’Ecolo par la voix de sa Secrétaire d’Etat à l’Egalité des Chances, Sarah Schlitz. Si l’offensive a assurément été orchestrée par la droite et le centre – des déclarations de Denis Ducarme en commission de la Chambre qui ne s’estimait plus lié à la solidarité de majorité, aux interventions de Georges-Louis Bouchez et François De Smet se disputant par tweets interposés la vertu de la défense de la neutralité de l’Etat -, force est de constater qu’Ecolo s’est très vite désengagé après avoir oeuvré à la nomination d’Ihsane Haouach, la livrant seule aux tirs croisés qui la ciblaient. A l’absence de soutien en amont de son interview dans Le Soir, a succédé jeudi dernier l’intervention de Sarah Schlitz à la Chambre qui sonnait comme un appel tacite à sa démission. Comme si le choix du parti n’était pas assumé jusqu’au bout.

Ce n’est pas la première fois qu’Ecolo opte pour une position de retrait en pareilles circonstances. On se souvient de la non-nomination de Zakia Khattabi à la Cour constitutionnelle et du manque de soutien manifeste de la part de son parti. On se remémore également l’affaire du tract pendant la campagne électorale de 2019 qui avait mis sur la sellette Zoé Genot. Ces expériences montrent combien Ecolo reste fracturé en son sein, tiraillé entre une volonté affichée d’être à la pointe des combats progressistes et antiracistes et une incapacité à transformer l’essai dès lors que le parti est confronté à une situation concrète, n’hésitant pas à sacrifier au passage l’une ou l’autre de ses figures tutélaires. Au-delà des pétitions de principe, Ecolo montre par là qu’il reste un parti fondamentalement blanc dans les choix et les non-choix qu’il opère, soumis à une partie de son électorat hostile à la « diversité » et à l’islam, et dès lors incapable de rivaliser avec la puissance idéologique de la droite et l’extrême-droite.

Démystifier les Frères musulmans

En conclusion, cette pitoyable séquence nous aura confirmé le régime de présomption de culpabilité auquel sont soumises les communautés musulmanes. Ce fait n’est pas neuf. Il s’inscrit dans la lente dérive sécuritaire et antidémocratique que connaît l’Etat belge depuis au moins une vingtaine d’années dans son rapport aux citoyens de confession musulmane. La question de fond que pose l’affaire Haouach réside bien dans le rapport d’externalité que la Belgique continue d’entretenir à ces derniers, en faisant de l’islam une composante fondamentalement exogène au paysage national et donc suspicieuse par essence.

Pour réparer un tant soit peu l’affront porté à Ihsane Haouach et, à travers elle, à tous ceux et celles parmi les musulmans qui auraient l’audace de vouloir émerger, il est indispensable que la Chambre se saisisse de l’affaire pour en faire toute la lumière. Il y aura en particulier lieu de questionner vigoureusement les espaces de diffusion d’idéologies islamophobes, tels que l’Observatoire des fondamentalismes, qui parviennent à transformer des pans entiers de la population en usual suspects et à rendre acceptables les pires thèses conspirationnistes. Une dose de volonté sera par ailleurs nécessaire pour affronter les vieux démons blancs, ce qui semble assurément manquer pour le moment à Ecolo et à tant d’autres dans le champ progressiste. Il faudra notamment arrêter de tourner honteusement la tête à chaque accusation de proximité avec les Frères musulmans, creuset de tous les fantasmes, pour parvenir à retourner la charge contre elle-même et à la vider de toute sa substance nocive et infâmante. Et plus fondamentalement, à l’heure de la « décolonisation à tout-va », il faudra s’atteler à démanteler l’imaginaire d’affrontement civilisationnel avec le monde musulman qu’illustre la statue de Godefroid de Bouillon qui se dresse encore triomphale sur la Place Royale de Bruxelles.

Khadija Senhadji, socio-anthropologue

[1] Alain Gerlache dans le Parti pris, la RTBF, 20 octobre 2020.

[2] Le Soir, Georges Dallemagne (CDH) : « Le port du voile, c’est aussi une revendication politique, radicale », 29/05/2021.

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