Eric Kalajzic se sent à la fois "Européen, francophone et liégeois, belge, officier de cavalerie, humaniste..." © HATIM KAGHAT

Eric Kalajzic, ex numéro 2 du SGRS: « On ne peut plus se contenter d’être un passager clandestin dans l’Otan et l’UE »

Pour bien travailler, un service de renseignement doit connaître parfaitement les intérêts du pays qu’il défend. Entretien avec le colonel Eric Kalajzic, ancien numéro 2 du SGRS.

En pleine guerre froide, John le Carré décrivait les services de renseignement comme « l’inconscient d’une nation » (L’homme qui venait du froid) ou son « coeur secret » (La Taupe): un alambic où se recombinent en permanence les intérêts et l’héritage d’un pays. Pour qui roulent les services de renseignement de la petite Belgique? Où s’élabore sa doctrine? Ancien numéro 2 du Service général du renseignement et de la sécurité (SGRS) et chargé de cours à l’Ecole royale militaire, le colonel Eric Kalajzic a planché sur « les enjeux stratégiques de demain » à la demande de la ministre de la Défense. Pour lui comme pour John le Carré, la « représentation mentale » est essentielle. Le Vif l’a rencontré dans son fief liégeois.

Dans un pays aussi divers que la Belgique, est-il encore possible d’avoir une analyse commune de ses intérêts vitaux?

Tant qu’on arrive à maintenir le différentiel économique entre le Nord et le Sud à un certain niveau, ça va. S’il s’accentuait, cela serait générateur de tensions, encore qu’on ait le contre-exemple du nord et du sud de l’Italie qui sont toujours ensemble, malgré des tiraillements parfois très durs. Par notre position géographique, nous sommes coincés entre deux moyennes puissances historiques, la France et l’ Allemagne. Un certain nombre de Flamands, que cela tienne du mythe ou du fantasme, sont souvent dans un rapport difficile avec la France, qu’ils ont transféré sur les francophones. Jusqu’à présent, leur bourgeoisie avait surtout choisi la culture française, mais elle se tourne à présent vers les Anglo-Saxons. Nous subissons les influences de la France et de l’Allemagne, et c’est aussi avec ces pays que nous faisons du commerce, de même qu’avec les Néerlandais dont le modèle batave, pour ne pas dire orangiste, suscite l’émerveillement chez certains qui oublient parfois que Rotterdam est la concurrente directe d’ Anvers.

L’arbitre naturel entre nos voisins pas toujours amicaux est la Grande-Bretagne qui, à travers Anvers et Ostende, a toujours cherché un accès au continent, mais qui n’a pas voulu jouer le rôle d’arbitre à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Entre 1946 et 1948, avec l’émergence de l’Otan, ce sont les Etats-Unis qui ont joué ce rôle essentiel. Nous commerçons surtout au sein de l’Union européenne et avec les Etats-Unis. Deux des cinq premières compagnies de dragage mondiales, Deme et Jan De Nul, sont encore des entreprises belges, mais de nombreux autres fleurons ne sont plus chez nous. Néanmoins, quand on voit sa place économique dans le monde, la Belgique pèse quand même, ce qui, à mon sens, mérite d’être défendu.

On ne peut plus se contenter d’être un passager clandestin dans l’Otan et l’Union européenne.

Si la géographie et l’économie définissent un pays, quelles conséquences en tirez-vous?

Un certain nombre d’intérêts vitaux doivent être protégés et promus, dont la sécurité des routes maritimes et la liberté de commerce. Comme nous sommes petits, seul un système régulé multilatéral peut nous permettre de faire entendre notre voix et, grâce à un certain nombre de niches, entre autres, une expertise certaine en Afrique centrale, nous faire exister sur la scène internationale. Une autre manière d’exister, c’est de contribuer à la stabilité et à la défense de la sécurité collective. Cela passe par le renseignement et les forces armées. On ne peut plus se contenter d’être un passager clandestin dans l’Otan et l’Union européenne. D’autant que ces deux organisations dont on tire un avantage se trouvent à Bruxelles. On ne peut pas non plus, comme par le passé, économiser en se spécialisant dans le transport aérien, le déminage, etc. Il faut pouvoir partager les risques et, de façon crue, être prêt à payer le prix du sang.

Y a-t-il un consensus suffisant sur ces questions?

Alors que, jusqu’aux années 2010-2012, il y avait un large consensus politique sur le multilatéralisme, l’Union européenne et l’Otan, on voit certains devenir de plus en plus eurosceptiques et partisans d’une autonomie élargie, au détriment de la cohésion nationale. L’évolution de cette représentation mentale commence à devenir problématique. En caricaturant, on parle du Roi, des Diables Rouges et de Bruxelles comme d’un ciment, mais le rôle du souverain est régulièrement questionné, et pas que par le Vlaams Belang, malgré les efforts pour que la dynastie n’apparaisse plus comme francophone. Les Diables Rouges tant qu’ils gagnent, pas de souci. Pas de souci non plus pour intégrer les Lukaku, Chadli et autres. Mais s’ils ne gagnent pas, on risque vite de revenir à des stéréotypes nauséabonds. Inquiétant aussi, les 45 000 ou 50 000 personnes qui ont soutenu le fameux Jürgen Conings.

Il vaut mieux avoir une diversité de points de vue que des statistiques qui n’ont ni queue ni tête.

Notre « inconscient » belge s’est donc évaporé au fil du temps…

La représentation mentale est aussi la conséquence d’une volonté de vivre ensemble. Comment la construit-on? En partie par l’éducation. Durant la guerre froide, on travaillait cette notion-là dans l’armée avec des cours d’éducation civique. Quand André Flahaut est devenu ministre de la Défense, il a mis l’accent sur le devoir de mémoire et développé, avec l’Ecole royale militaire, un programme de citoyenneté responsable.

Avec les réformes de l’Etat, les matières personnalisables sont passées dans le giron des Communautés et l’histoire de Belgique est enseignée aujourd’hui en mode mineur, voire analysée au travers des filtres communautaires. Là, on manque d’un maillon d’influence pour construire progressivement cette représentation mentale. Sur une carte, on peut voir que 70% à 75% du PIB de la Belgique se concentre dans le quadrilatère Zeebruges, Gand, Liège et Wavre. Avoir cela en tête et savoir ce qu’on défend, quand on a déjà un problème d’identité nationale, c’est difficile. Autre question: comment s’intègre-t-on dans un pays-carrefour qui a connu des invasions et des migrations dans tous les sens? Parler d’identité à une population mélangée comme la nôtre est dangereux. Je salue à cet égard les efforts fournis par les médias pour s’adresser à l’autre communauté du pays. On a la même carte d’identité, mais c’est parfois comme si l’autre partie du pays était l’étranger, à quelques rares exceptions dont la Défense, mais où le fait d’avoir favorisé les unités unilingues a réduit les champs de contact et les nécessaires intersections entre les différentes composantes linguistiques. J’ai proposé que notre rapport sur les enjeux stratégiques de la Défense soit traduit non seulement en français et en néerlandais (notre langue de travail était l’anglais), mais aussi en allemand. Cela permettra de toucher directement nos partenaires allemands et luxembourgeois et contribuera à la construction de la représentation mentale de notre pays.

Eric Kalajzik voit dans la sécurité des routes maritimes et la liberté de commerce des enjeux vitaux.
Eric Kalajzik voit dans la sécurité des routes maritimes et la liberté de commerce des enjeux vitaux.© HATIM KAGHAT

En quoi cette vision partagée est-elle nécessaire au travail des services de renseignement?

Elle permet de ressentir plus intuitivement les priorités et de travailler en mode Auftragstaktik, « dans l’esprit du chef et en visant les résultats à atteindre plutôt que les moyens et procédures à utiliser ». Depuis la loi de 1998 sur le renseignement, les services étaient obligés de fournir chaque année un plan directeur du renseignement qui couvrait les opérations en cours et était endossé politiquement par les ministres de tutelle, Justice pour la Sûreté de l’Etat, Défense pour le SGRS. Comme souvent, c’était la base qui le composait en s’inspirant de ce que John le Carré nomme « l’inconscient d’une nation ». Ce plan passait les filtres hiérarchiques et le cabinet du ministre responsable apportait les modifications voulues. Après les attentats du 22 mars 2016, le gouvernement a demandé à la Sûreté de l’Etat et au SGRS de rédiger ensemble un plan stratégique national du renseignement. J’ai travaillé à sa première édition avec l’administrateur- adjoint de la Sûreté Pascal Pétry et l’un de ses collaborateurs. Aujourd’hui, les accents et les priorités du plan du renseignement sont assumés par le Conseil national de sécurité dont font partie les ministres de la Défense et de la Justice. La responsabilité est beaucoup plus collective.

Comment le renseignement s’adapte-t-il à l’évolution de la menace?

C’est un message que j’ai essayé de faire passer quand j’étais en fonction: la collecte d’informations, surtout d’origine humaine, ne se réoriente pas du jour au lendemain. Si on a droit à un certain pourcentage d’images sur un satellite, on peut obtenir assez rapidement qu’il soit réorienté, moyennant des adaptations techniques de programmation des prises de vue. Les écoutes Sigint (data et télécommunications) peuvent changer de cible sur préavis court, pour autant qu’on ait les capacités de traduction et de décryptage. Passons sur Osint (sources ouvertes) et SocMint (médias sociaux) dont il est facile de modifier les critères et les filtres de recherche. Par contre, en Humint (sources humaines), qui est essentiel pour pouvoir croiser les données et accéder à l’information privilégiée qui va donner un réel avantage, le changement est plus lent. Il faut une identification des sources potentielles, une approche de celles-ci, tout un travail de mise en condition, de formation et de tests avant de pouvoir avoir un rendement. Si on n’a personne au Yémen, par exemple, ce n’est pas du jour au lendemain qu’on va pouvoir savoir ce qui se passe dans telle région, et encore moins dans tel village, pour pouvoir passer du factuel à une analyse prédictive.

Les services de renseignement sont contrôlés par le Comité P. Le politique doit-il tout savoir?

Du plan national de renseignement découle le plan de collecte et de production (collecter pour analyser, tirer des conclusions et publier des produits pour divers clients dans un délai fixé) qui nous autorise à avoir un certain nombre de contacts – ou pas. A l’égard du Comité R, la transparence doit être totale! A l’égard du monde politique, c’est plus délicat car, quand on voit le comportement des commissions à huis clos, il peut y avoir un problème de protection des sources: certaines pourraient être identifiées et mises en danger. Est-ce que tous les contacts doivent être autorisés au préalable? La réponse est nuancée. Sur le principe, oui. Mais un partenaire sur un dossier n’est pas nécessairement un partenaire sur un autre et, sur le territoire belge, il peut même être classé comme ennemi. Je pense cependant que si tout le monde a le même mindset, on peut avancer. En 2010, alors que le gouvernement était en affaires courantes, la Belgique a présidé l’Union européenne et siégé au Conseil de sécurité. Nos diplomates ont fait un travail remarquable. Ils étaient bien préparés et savaient quels étaient les rails. Mais à partir du moment où le consensus par rapport à l’Union européenne n’est plus assuré à 100%, cela peut poser question quant au positionnement face à toute une série de problématiques.

On a couru un risque de concentration des pouvoirs en 2014.

D’où l’intérêt d’être au clair sur la question de l’identité d’un pays…

Quand je parlais d’identité aux stagiaires du quatrième cycle, pour ne pas rester dans le vague, je leur disais que je me sentais Européen, francophone et liégeois, belge, officier de cavalerie, humaniste… C’est un concept dynamique, l’identité. Ce n’est pas opportun de dire « je suis francophone » dans un milieu francophone. Je crains particulièrement les dérives de l’entre-soi et de la pensée unique. La diversité est importante dans notre métier. Il vaut mieux avoir une diversité de points de vue que des statistiques qui n’ont ni queue ni tête. Dans un travail d’équipe, les détails prennent une autre résonance en fonction du background de chacun. Il faut une diversité suffisante, mais la vision du pays doit reposer sur les mêmes prémisses, je pense. S’il y a des tendances séparatistes dans la société, il n’y a pas de raison qu’on ne les retrouve pas dans les services de renseignement. On l’a observé en 2014 (NDLR: quand la N-VA est arrivée au pouvoir ), avec certaines démarches, opportunistes ou sincères, je ne sais pas. Mais est-ce qu’on peut défendre un système avec une structure d’Etat si on veut la disparition de cet Etat, même par des voies démocratiques?

La gestion du cas Jürgen Conings a relancé l’idée d’une fusion des services de renseignement. Qu’en pensez-vous?

Cela me fait peur… On a couru un risque de concentration des pouvoirs en 2014 avec le ministre de l’Intérieur (NDLR: Jan Jambon, N-VA) qui contrôlait la police, la protection civile et les pompiers et avait son mot à dire à la Sûreté et celui de la Défense (NDLR : Steven Vandeput, N-VA) qui contrôlait le SGRS. Heureusement, le ministre de la Justice dont dépendait notamment le financement de la Sûreté de l’Etat appartenait à un autre parti (NDLR: Koen Geens, CD&V). Dans une démocratie, et dans un pays fédéral en particulier, je suis convaincu qu’il faut répartir les responsabilités régaliennes entre les partis de la coalition et éviter toute concentration au sein d’une même famille politique. Enfin, je crois qu’il ne faut pas moins de services, mais peut-être plus de services. Qui traite, par exemple, du renseignement économique à l’étranger? Heureusement, les analystes du SPF Economie font aussi de la prospective…

Bio express

7 octobre 1964 Naissance à Liège.

1979 Humanités à l’Ecole royale des cadets.

1982 Licence en sciences sociales et militaires de l’Ecole royale militaire (ERM).

1987 Officier des troupes blindées, spécialiste de la reconnaissance. Alterne les fonctions opérationnelles (Slavonie orientale, Afghanistan, Mali) et dans l’enseignement.

2008 Diplôme en analyse des politiques et problèmes de sécurité du Centre genevois pour l’étude des politiques de sécurité.

2011 Master en science du conflit et du développement de l’UGent.

2012 Commandant de la division renseignement extérieur du SGRS.

2016 – 2018 Commandant en second du SGRS.

2018 – 2020 Chef de la chaire de politique mondiale de l’ERM et du Collège de Défense.

4 janvier 2021 Coresponsable du groupe de travail « Les enjeux stratégiques de demain de la Défense ».

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