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Enquête sur l’Afsca

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Née dans la foulée de la crise de la dioxine, l’Agence pour la sécurité de la chaîne alimentaire passe pour la (trop) bonne élève de la classe européenne. En tout cas auprès des petits producteurs qui trinquent. Retour en arrière sur notre enquête d’il y a deux ans, quand l’Afsca avait encore toute sa superbe.

Cet article est paru une première fois le 10 juillet 2015

On dirait une blague.  » Monsieur est brasseur. Pour répondre favorablement à la demande des contrôleurs de l’Afsca, il s’est acheté un microscope. Il l’a utilisé deux fois : la première, pour voir s’il fonctionnait. La deuxième, pour le montrer à un ami.  » Ce témoignage n’a pourtant rien d’une farce. Il figure parmi des dizaines de récits recueillis par la Fugea (Fédération unie de groupements d’éleveurs et d’agriculteurs).  » Sur la centaine de sondés, un seul a accepté de parler à visage découvert, précise Vanessa Martin, responsable de la formation au sein de ce syndicat agricole (en 2015) : ils redoutent les représailles. »

Nous y voilà. Il suffit de prononcer le nom de l’Afsca pour que les poils de certains se hérissent. L’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire, créée en 2000 à la suite de la calamiteuse crise de la dioxine, n’a pas que des amis parmi les éleveurs, producteurs de produits laitiers, bouchers, restaurateurs et autres boulangers qu’elle contrôle sans relâche. Des amis, elle en a pourtant : 93 % des consommateurs se disent satisfaits de son travail.  » Pour le consommateur, la naissance de l’Agence était une excellente nouvelle, résume Jean-Philippe Ducart, directeur de la communication chez Test-Achats. Certes, il finance indirectement ces contrôles, à hauteur d’environ 10 euros par an. Mais il en tire un bénéfice en termes de sécurité alimentaire. Pour les entreprises, en revanche, c’est un mal nécessaire.  »

Pas pour toutes : celles qui exportent et qui profitent de l’excellente réputation de l’Afsca, en raison de la sévérité de ses contrôles, se frottent les mains. La Belgique expédie ainsi du lait en poudre vers la Chine, totalement rassurée par le feu vert de l’Afsca. Idem pour les poires belges qui s’envolent vers le Brésil. Même parmi les milliers d’entreprises tournées vers le marché intérieur, l’Agence bénéficie d’une image plutôt positive : 91 % d’entre elles la jugent professionnelle. Celles qui sont épinglées lors de contrôles restent très minoritaires : l’an dernier, 4,5 % des opérateurs contrôlés ont écopé d’un procès-verbal assorti d’une amende, généralement comprise entre 500 et 1 000 euros. L’an dernier, 3,3 millions d’euros sont ainsi venus garnir les caisses de l’Agence.

Sans surprise, c’est du côté des petites exploitations que les critiques sont les plus virulentes.  » Notre secteur n’éprouve plus que de la crainte par rapport à l’Afsca, affirme Yvan Roque, président de la Fédération Horeca de Bruxelles (en 2015). Or, il faudrait un dialogue.  » L’Agence est accusée, pêle-mêle, d’appliquer trop strictement des règles souvent en décalage avec la réalité de terrain, de faire le jeu des grandes entreprises de la distribution alimentaire au détriment des petits producteurs artisanaux, et de pousser vers la sortie nombre d’entre eux, incapables de réaliser les investissements nécessaires pour se conformer aux normes de l’Afsca. Toutes accusations dont l’Agence se défend avec véhémence.

Adieu, les caves !

 » L’Afsca va trop vite, trop fort et trop dans l’excellence, mitraille Yves Noirfalisse, président de l’Association professionnelle du libre-service indépendant en alimentation (en 2015, il est décédé le 28 octobre 2016 ndlr). Ses règles sont trop complexes. Elles sont écrites par des gens qui n’ont aucun sens de l’opérationnel.  » Parmi les petites entreprises du secteur alimentaire, les exemples circulent sans faire sourire : tel producteur de produits laitiers a reçu un rapport défavorable parce qu’un de ses carreaux de fenêtre était cassé. Tel cultivateur de pommes de terre a été sommé de les stocker dans une salle aux murs lisses et lavables et non plus dans une cave, comme il l’avait toujours fait…  » Ces législations sont changeantes, poursuit Yves Noirfalisse. Quant à la simplification administrative dont on parle depuis trente ans, laissez-moi rire ! On n’en voit pas la trace.  »

Il est vrai que les listes des critères que contrôlent les inspecteurs de l’Afsca, publiées sur le site Internet de l’Agence, ont de quoi donner le tournis. Au point que certains restaurateurs se voient infliger des amendes sur des points dont ils ne doutaient pas qu’ils puissent soulever de problème.  » Les réglementations nous sont imposées par l’Europe « , justifie Yasmine Ghafir, porte-parole de l’Afsca (en 2015). Et tous les regards de se tourner une fois de plus vers la Commission européenne, accusée par beaucoup de couper les poils de vache en quatre. L’Afsca n’en participe pas moins à la conception et à la rédaction de ces règles, régulièrement mises à jour.

Rivée à son ordre de mission, l’Agence entend se montrer irréprochable, suscitant la critique de ceux qui lui reprochent son attitude de première de la classe européenne.  » L’herbe est toujours plus verte ailleurs, philosophe Yasmine Ghafir. Chaque pays a ses spécificités, ni plus, ni moins.  »

Sur le terrain, les quelque 550 inspecteurs de l’Afsca (sur un total de 1 300 salariés) dérapent rarement, si l’on se fie à la dizaine de plaintes qui sont parvenues à leur sujet au service de médiation de l’Agence, et dont aucune n’a été jugée fondée.  » Tous les agriculteurs ne sont pas blancs à leurs débuts, reconnaît Vanessa Martin. Ils ont besoin d’être accompagnés. Mais les inspecteurs pourraient appliquer les règles avec plus de souplesse !  »  » S’il y a danger pour le consommateur, c’est clair, il faut fermer la boutique, confirme Yvan Roque. Mais les restaurateurs reçoivent parfois un rapport négatif pour une question sans rapport avec la sécurité alimentaire. L’Afsca demande par exemple deux entrées différentes pour les denrées alimentaires et les poubelles. Non seulement tous les bâtiments ne s’y prêtent pas. Mais où voulez-vous que l’on trouve les sous pour ça ? On devrait pouvoir discuter de ce qui est possible ou pas, et dans quel délai.  » C’est, en théorie au moins, ce qui devrait se passer au sein du comité consultatif de l’Agence, qui se réunit une fois par mois, et étudie, entre autres, la faisabilité des mesures envisagées.  » L’Afsca devrait davantage nous considérer comme des partenaires plutôt que comme des objets à contrôler, coupe Dominique Michel, administrateur délégué de Comeos, la fédération du commerce. Elle ne nous consulte que pour la forme. Nous sommes placés face à des orientations sur lesquelles nous n’avons pas pu nous prononcer, alors qu’elles ont de multiples conséquences pour nous.  »

16 600 euros reversés

En attendant, jour après jour, les contrôleurs de l’Afsca font leur travail : en 2014, ils ont effectué quelque 130 500 missions auprès de 74 000 opérateurs, dont un peu plus de la moitié étaient consacrées à des contrôles ou à des re-contrôles après infractions constatées.

Dans une majorité de cas, ces contrôles, par nature inopinés, ne peuvent que mal tomber. Car les inspecteurs mobilisent leurs interlocuteurs pendant des heures pour visiter les lieux, vérifier les documents, contrôler le matériel. Interviennent-ils en pleine heure de pointe dans un restaurant, ou en période de vêlage dans une ferme, rien n’y fait. En cas de problème grave, l’Agence reporte sa visite. Sinon, elle la maintient.  » Ces contrôles ne sont pas toujours faciles, surtout pour les PME, convient Nicholas Courant, directeur de la communication à la Fevia (Fédération de l’industrie alimentaire). Mais l’Afsca évolue et ses inspecteurs essaient de plus en plus de conseiller et de comprendre plus que de contrôler. Il y a toutefois des règles de base à respecter.  » Tout dépend – un peu, tout de même – des inspecteurs qui se présentent. Certes, ils disposent de check-lists, avec des points répartis en quatre niveaux de gravité, qui doivent leur permettre de contrôler tout le monde de la même manière. Ils n’en sont pas moins humains… A toutes fins utiles, l’Afsca jouit d’outils statistiques qui lui permettent, si nécessaire, d’analyser les résultats des missions par contrôleur.

Les rapports de ceux-ci, lorsqu’ils sont défavorables, peuvent faire mal. Outre une amende de 30 000 euros maximum, les contrevenants sont parfois tenus de fermer boutique le temps de se mettre en ordre. D’autres peuvent voir leur production détruite. En 2014, 24 établissements (sur 150 000) se sont vu retirer leur agrément et 15 ne l’ont pas obtenu avant même de commencer leur activité.

 » Après chaque contrôle, nous faisons le point avec l’opérateur pour être sûrs qu’il ait bien compris. Nous essayons aussi de mettre en place un suivi individuel pour chacun : l’opérateur pris en défaut sera contrôlé jusqu’à ce qu’il soit en ordre. On ne le laisse pas tout seul « , assure-t-on à l’Afsca. Une présence qui a un coût : en cas de non-conformité, chaque nouveau contrôle est payant, à un tarif compris entre 25 et 34 euros la demi-heure. Un coût qui s’ajoute à la cotisation imposée à tous les acteurs de la chaîne alimentaire pour financer le plan de contrôle et qui peut s’élever à plusieurs milliers d’euros. En sens inverse, lorsque l’Afsca se trompe, elle rembourse ceux qu’elle a lésés : en 2014, elle a reversé 16 600 euros pour 9 dossiers distincts.

 » L’Afsca fait des efforts depuis des années mais il lui reste des progrès à accomplir dans l’accompagnement des petits producteurs « , admet Willy Borsus (MR), ministre de tutelle (en 2015). Ce dernier leur a d’ailleurs installé une cellule d’accompagnement spécifique. Il a également élargi le rôle du service de médiation de l’Afsca, demandé un effort de simplification administrative et sollicité l’avis du comité scientifique sur certaines normes qui seraient plus rudes en Belgique qu’ailleurs.

Les petits producteurs n’en démordent toutefois pas : pour eux, l’Afsca fait le jeu des grandes usines de production alimentaire. Les règles sur la découpe en charcuterie, par exemple, sont tellement strictes que la vente de viande en direct est de plus en plus abandonnée au profit de la viande en barquettes dans les grandes surfaces. Idem avec l’utilisation d’oeufs  » nature  » et non d’oeufs en bouteilles, jaunes et blancs séparés. Là encore, les normes sont exigeantes et poussent de nombreux opérateurs à renoncer à l’oeuf tout droit venu de la ferme.  » Les grandes chaînes agroalimentaires tentent d’imposer leurs sauces en poudre et leurs oeufs en litres et sans coquille « , confirme Thierry Neyens, président de la Fédération Horeca Wallonie. Là comme ailleurs, les lobbyistes s’activent. Les petits producteurs hurlent-ils à la perte de créativité alimentaire ?  » Ce ne sont pas les bactéries pathogènes qui donnent du goût « , réplique Yasmine Ghafir. C’est l’éternel combat de David contre Goliath.  » La production belge s’est effectivement normée. Mais ce n’est pas la faute de l’Afsca, assure Pierre Flament, boucher à Mons. On uniformise le monde.  » Tous les acteurs de la chaîne alimentaire sont d’ailleurs tenus de procéder à un autocontrôle régulier, en plus des visites de l’Afsca. Pour leur faciliter la vie, l’Agence a prévu des fiches simplifiées, ainsi qu’un syllabus traduit… en chinois.

Et dans votre frigo ?

L’Afsca en fait-elle décidément trop, au point d’avoir un impact négatif sur l’économie ? Nombreux sont ceux qui disent le contraire. L’an dernier, le refus ou retrait d’agrément par l’Agence a entraîné, dans vingt cas, l’arrêt d’une activité économique. Mais c’est sans compter les acteurs qui renoncent à poursuivre leurs activités – ou y mettent un terme prématurément – en raison des exigences imposées. A vrai dire, l’Agence n’est sans doute pas la seule en cause. Mais ses contrôles s’ajoutent à de multiples charges administratives qui rendent compliquée la vie des acteurs du secteur.  » On se retrouve avec des boucheries qui ne valent plus rien parce que les jeunes qui auraient pu les reprendre n’ont pas les sous pour les mettre aux normes « , résume le boucher Pierre Flament.

Lancer une fromagerie coûte, au bas mot, 60 000 euros. Sans être sûr de son succès commercial, et à la merci d’un contrôle négatif de l’Afsca : le fromager chez qui on découvre la bactérie de la listeria n’a pas forcément fauté… Le financement partiel de l’Agence par les opérateurs eux-mêmes leur pèse évidemment aussi.  » Il y a une distorsion de concurrence par rapport aux pays où les agences similaires sont totalement financées par l’Etat « , estime Dominique Michel (Comeos).

Au Parlement, c’est un sujet dont on ne parle guère.  » Il serait peut-être souhaitable que l’activité de l’Afsca fasse plus l’objet de débats démocratiques et parlementaires « , soulève Jean-Philippe Ducart, de Test-Achats. Ce parastatal est néanmoins l’objet de contrôles, notamment de la part du SPF Economie, de l’Inspection des finances et de l’Office (européen) alimentaire et vétérinaire. La Belgique n’a d’ailleurs plus connu de décès par toxi-infection depuis 2012. Et l’an dernier,  » seules  » 370 toxi-infections collectives ont été recensées. Et cela alors qu’il reste impossible de vérifier la propreté des cuisines et la température qui règne dans les frigos de chacun…

Par Laurence van Ruymbeke

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