Disparation du virus, épidémies cycliques... A ce jour, les prédictions ne sont que pures spéculations. © BELGAIMAGE

« En Belgique, il n’y a encore aucun QG opérationnel digne de ce nom pour pister le coronavirus »

Caroline Lallemand
Caroline Lallemand Journaliste

Philippe Laurent, ancien directeur de la Croix Rouge et de MSF, a une vision très critique de la gestion de la crise par les autorités sanitaires. Il nous livre un premier bilan de l’épidémie.

Quel bilan tirez-vous à ce stade de l’épidémie ?

On ne peut aborder le déconfinement et la vie d’après le déconfinement sans faire un tel point de la situation. Au bilan des épidémies, le chiffre qui donne l’image la plus fidèle et sincère de son parcours est le nombre des décès. D’abord parce qu’ils donnent le coût en vies humaines, ce que retiendront essentiellement les générations à venir et l’histoire. Mais aussi parce qu’ils permettent, quand tout n’est pas encore terminé, de reconfigurer ce qui s’est passé et de prendre la mesure de ce qui reste à assumer.

La Belgique a pris la première place du classement peu glorieux des pays les plus touchés par le coronavirus, à la mi-avril. Depuis, la Belgique accroît son avance sur les autres pays. Devant l’étonnement de la presse internationale, Sciensano a expliqué les chiffres en affirmant que la Belgique était un des rares pays à comptabiliser correctement les décès. Steven Van Gucht, président du comité scientifique coronavirus, a affirmé que la raison de ces chiffres effroyables était « la rigueur bureaucratique belge » et que si on voulait vraiment les comparer à d’autres pays, il « fallait les diviser par deux ».

Mais le résultat est sans appel et contraste singulièrement avec le discours de Sciensano: il n’est pas nécessaire de diviser les chiffres des morts du coronavirus dans notre pays par deux pour comparer. La Belgique compte peut-être un peu mieux ses morts que d’autres pays, mais bien compter ses morts n’était vraiment pas l’objectif. Il eut mieux valu les compter moins bien et en avoir moins.

Vous critiquez aussi ouvertement la prise en charge de l’épidémie dans les maisons de repos

Dès le début du mois d’avril, il apparaissait clairement qu’une seconde épidémie d’une densité nettement plus violente se propageait dans ces institutions, avec tous les signaux au rouge. Les relevés de chiffres apportent la confirmation que Sciensano était parfaitement au courant de la progression exponentielle de l’épidémie dans les maisons de repos. Le risque était à ce moment extrêmement élevé. Malgré cela, aucune réaction adéquate proportionnée à la gravité de la situation n’a été prise. Que des experts en épidémiologie aient pu passer à côté d’une telle évidence est tout à fait impensable. Il n’y a pas beaucoup de doute qu’il s’agisse là de négligences criminelles.

Il n’y a pas beaucoup de doute qu’il s’agisse là de négligences criminelles.

Pire encore, les directives ou recommandations déconseillaient d’hospitaliser des personnes venant des maisons de repos pour éviter d’encombrer les hôpitaux. Les points presse de Sciensano, jour après jour, soulignaient d’ailleurs fièrement le faible taux d’occupation des lits. Ces directives ne furent même pas adoucies. Conséquences : des milliers de personnes sont décédées dans la souffrance, seules, alors que nombre d’entre elles auraient pu être sauvées. Car il faut le rappeler : toutes les personnes âgées, atteintes du coronavirus, ne sont pas inexorablement condamnées à mort.

Les résidents des maisons de repos et de soins : près de la moitié des décès dûs au Covid-19.
Les résidents des maisons de repos et de soins : près de la moitié des décès dûs au Covid-19.© GETTY IMAGES

Quelles actions auraient dû être prises à ce moment-là?

La première action qu’il convenait d’entreprendre d’urgence était d’objectiver la situation par des tests afin de déterminer la prévalence du virus et d’organiser subséquemment l’isolement des personnes positives, résidents ou personnel. Mais il a fallu plus de 10 jours entre le souhait du Gouvernement wallon et l’accord intercommunautaire.

Les actions judiciaires se multiplieront inévitablement dans les mois qui viennent – plusieurs procédures sont déjà entamées – et conduiront à de longs et éprouvants procès. Sur un autre plan, sociologues, psychologues et anthropologues ne manqueront pas de se pencher sur les conditions qui ont conduit une société à « sacrifier » ses aînés.

Selon les Académies royales de Belgique, certaines décisions de Sciensano « mettent le pays en danger », vous abondez dans leur sens, expliquez-nous.

Sciensano, grâce à une communication d’une qualité assez étonnante pour une administration plutôt classique, n’a pas reflété la réalité des chiffres pendant cette crise sanitaire. L’Institution a manipulé les médias, beaucoup trop complaisants selon moi à relayer leur point presse quotidien. Comme s’inquiètent les Académies Royales (NLDR : L’Académie royale de Médecine de Belgique (ARMB) et Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique), concernant la situation de monopole de Sciensano, je suis d’avis que l’institution accumule de facto tous les pouvoirs de façon problématique.

Dans le cas d’une seconde vague épidémique, que faudrait-il changer ?

Je pense qu’il faut profiter de cette apparente accalmie de l’épidémie pour repenser l’organisation et le fonctionnement de Sciensano. On ne vivra peut-être pas de nouvelle grosse épidémie dans les semaines qui arrivent, mais il faut se préparer si le virus redevient plus virulent à la fin de l’automne. Des éléments structurels me semblent nécessaires pour que les équipes de l’Institution publique, qui sont en place pour de longs mois, puissent accomplir leurs tâches correctement. L’échelon fédéral ne devrait garder qu’une fonction subsidiaire.

Ce qui a surtout manqué – et qui manque toujours en cette fin mai – c’est un véritable QG opérationnel.

Sciensano devrait aussi renouer avec une communication transparente qui a fait défaut. Sans cette transparence, il est illusoire d’espérer établir un « contrat de confiance entre les citoyens et les autorités » dont Emmanuel André soulignait à juste titre la nécessité. Il était peut-être habile politiquement de faire passer pour une réussite ce qui en fait était un fiasco.

Mais ce qui a surtout manqué – et qui manque toujours en cete fin mai – c’est un véritable QG opérationnel. Près d’une dizaine d’instances, pré-existantes ou créées pour l’occasion, articulant péniblement considérations politiques, scientifiques, économiques, administratives ou communautaires, ont été impliquées dans la crise. Une task force ou l’autre a été mise en place pour pallier certains manques de matériel, mais il n’y eut et il n’y a encore aucun centre opérationnel digne de ce nom, aucune troupe au sol, sur le terrain, pour pister le virus là où il se trouve.

Le décalage a été – et est toujours – criant entre l’atmosphère propre et rituelle des points presse de Sciensano et le désordre vivant des commentaires spontanés, fatigués, parfois excédés de ceux qui s’acharnent à sauver des vies. Entre les deux : rien, ou pas grand-chose. Or dans la phase de l’épidémie que nous abordons actuellement pour compenser l’inévitable relâchement du dé-confinement, ces centres opérationnels sont d’une nécessité vitale.

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