Niveau fédéral, la plus grande part de la facture revient à l'Onem, à qui les différentes mesures en matière de chômage temporaire ont coûté 4,7 milliards. © BELGAIMAGE

« Den blok erop »: Frank Vandenbroucke avait-il raison?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Le ministre de la Santé l’avait affirmé fin novembre: la fermeture des commerces non essentiels était une « décision choc », pour envoyer aussi un signal d’ordre psychologique. Au-delà de la forme, est-ce plausible sur le fond?

C’est l’une de ces phrases dont même le plus expérimenté ministre du gouvernement fédéral n’imagine sans doute pas la portée, au moment où il s’apprête à la prononcer. Pourquoi avoir fermé les commerces non essentiels, fin octobre dernier? « A un moment donné, il faut prendre une décision choc », déclare, le 27 novembre, Frank Vandenbroucke (SP.A) à la VRT, à la sortie du Comité de concertation. Levée de boucliers chez les commerçants et les indépendants, qui se voient rétrospectivement sacrifiés sur l’autel d’un vague effet « psychologique », à défaut de preuves scientifiques. Critiques tout aussi immédiates de la classe politique à l’égard de cette déclaration du ministre de la Santé. « Je regrette ces propos. Ils sont incorrects sur le fond et maladroits sur la forme, résumait entre autres Paul Magnette, le président du PS. Ça crée de la confusion et c’est vraiment la dernière chose dont on avait besoin. »

Il est injuste de dire que Frank Vandenbroucke a tort parce que l’on ne peut pas prouver par A + B que les commerces représentent un danger.

« Il ne faut pas écouter ce qu’on dit que j’ai dit mais ce que j’ai dit », réagissait, pour sa part, Frank Vandenbroucke. Interrogé sur le risque d’une troisième vague de cas de coronavirus, voici d’ailleurs ce qu’il a très exactement dit ce soir-là, sur ce trottoir-là, au micro de la VRT pour l’émission Terzake:

– Faire du shopping ne représente pas un grand risque, si cela se passe d’une manière très contrôlée, indique-t-il.

– Mais les magasins [non essentiels] ont été fermés il y a quelque temps, relance le journaliste.

– Parce qu’à un moment donné, il faut prendre une décision choc. Il faut créer un effet choc. Et cela implique également de dire: « On ferme immédiatement les commerces non essentiels. »

– C’était donc plutôt une mesure psychologique…

– Oui, acquiesce Frank Vandenbroucke, pendant que le journaliste poursuit sa question ;

– … qu’un besoin réel, ou qu’une question de sécurité?

– Eh bien… Non, car je pense que c’était vraiment une très bonne décision. Mais à un moment donné, il faut dire: « on bloque » ( NDLR: « den blok erop » en néerlandais), pour que ce soit clair. Après, quand a un peu plus de recul, on peut dire que ce n’est pas si risqué. Si une personne se rend seule dans un magasin pour y acheter rapidement quelque chose et revenir, alors c’est encore possible de le faire.

Frank Vandenbroucke n’a donc pas lui-même invoqué la « psychologie ». Mais ses propos laissent entendre que la décision de fermer les commerces non essentiels, le 30 octobre dernier, visait également à envoyer un signal à la population – le fameux « den blok erop ». C’est d’ailleurs ce que semblait partager le ministre-président Jan Jambon (N-VA), dans De Tijd, le 28 novembre. « S’il n’y a pas d’effet [négatif], il faut les rouvrir, à condition qu’un contrôle des foules soit organisé dans les rues commerçantes. D’un autre côté, derrière chaque mesure individuelle, si on la regarde isolément, il y a quelque chose que l’on veut dire. Le message que nous voulions faire passer au Comité de concertation, il y a quelques semaines, était que c’était sérieux. » A l’époque, la situation était bel et bien alarmante: les hôpitaux enregistraient un nombre record d’admissions liées au coronavirus, tandis que la Belgique apparaissait comme le pire Etat européen en matière de taux de positivité sur 100.000 habitants.

Frank Vandenbroucke
Frank Vandenbroucke© Belga

Indépendamment de la forme, et même des répercussions économiques, la justification d’un signal à envoyer est-elle pour autant fantaisiste dans ce cas précis? La ligne de défense se joue à la lisière entre des considérations d’ordre épidémiologique et psychologique. L’épidémiologique, tout d’abord. « Pour l’instant, on n’a pas de signe scientifique qui montre que, dans le passé, on a eu des problèmes de clusters au niveau des commerces, résumait récemment le porte-parole interfédéral de la lutte contre le coronavirus, Yves Van Laethem. Ils ne sont pas un problème en soi, ils ont été fermés pour diminuer la circulation globale des individus. » C’est sur cette dernière base que les dix-huit experts de la Cellule d’évaluation (Celeval) avaient en effet suggéré, entre autres pistes, de fermer les magasins non essentiels.

« Il est assez injuste de dire que Frank Vandenbroucke a tort parce que l’on ne peut pas prouver par A + B que les commerces représentent un danger en tant que tel, souligne Ariane Bazan, professeure de psychologie clinique et de psychopathologie à l’ULB, à l’Université de Lorraine, mais aussi membre du Celeval jusqu’en novembre dernier. Le mode de transmission du virus implique de prendre des mesures dynamiques de ralentissement de la société. Le problème, ce n’est pas simplement le fait que les gens fassent du shopping. C’est aussi leur arrivée au magasin, leur arrêt éventuel à la pompe à essence, le remplissage des stocks… » Bref, l’enjeu porte sur le pouvoir d’attraction des magasins, davantage sur les modalités dans lesquelles s’opèrent les achats.

Pour Ariane Bazan, la fermeture des commerces non essentiels répond ainsi à une logique empirique, selon laquelle le raisonnement s’appuie sur des constats, et non l’inverse. « Sur les autoroutes, on a vu qu’une diminution de la vitesse de 10 km/h avait un effet général sur le nombre d’accidents, sans que l’on puisse démontrer la chaîne de cause à effets. Tout comme on ignore les raisons précises pour lesquelles certains psychotropes fonctionnent. C’est la même logique dans ce cas-ci, bien que je comprenne que les commerçants soient demandeurs de chiffres, vu le dommage qui leur est causé. »

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Vient ensuite l’éventuel signal psychologique: l’image d’un confinement plus strict, avec ces rues désertes et ces volets fermés, peut-elle prédisposer psychologiquement la population à rester d’autant plus chez elle? Une mesure politique peut-elle ainsi susciter des conditions favorables à cet égard? « Qu’un effet psychologique fasse partie de la dynamique de cette mesure, c’est inéluctable. Mais ce n’est pas son but initial. Sa première cible était bien de limiter les mouvements physiques dans la société, poursuit Ariane Bazan. Mettre la psychologie à part de tout le reste aboutit en outre à de mauvaises analyses. Elle doit, au contraire, aller dans le même sens, mais toutes proportions gardées: dans ce contexte, une aide économique est aussi une aide psychologique, et non des moindres. » En dernier lieu, Ariane Bazan précise qu’il importe, toujours sur ce plan, « d’être toujours le plus sobrement correct possible. Exagérer une information dans le seul but de créer un effet psychologique serait un mauvais calcul. Cela produirait, au contraire, un effet boomerang, détruisant la crédibilité dans un second temps. »

Tout comme la psychologie ne peut être abordée de manière cloisonnée, le soin apporté à la forme des propos apparaît tout autant crucial pour éviter de polariser plus encore la société sur cette question. Dont acte pour Frank Vandenbroucke?

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