Le 12 octobre dernier, diverses ONG dénonçaient, devant le Berlaymont, les passerelles entre la Commission européenne et le "Big business". © Wiktor Dabkowski/Reporters

Assiste-t-on à la fin de l’histoire d’amour avec l’Europe ?

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

La contestation monte, chez nous aussi, contre l’Union européenne actuelle. Un « Belgit » n’est pas d’actualité. Mais le débat s’échauffe, comme l’illustrent les critiques régulières de la N-VA ou la fronde récente du PS contre le Ceta.

Jamais l’euroscepticisme n’a autant submergé le continent. Le sentiment de rejet de l’Union européenne, du moins telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, touche désormais même les pays traditionnellement proeuropéens. Dont le nôtre. La N-VA, en Flandre, critique régulièrement l’absence de réponses pragmatiques de l’Europe à des questions sensibles comme les crises de la dette ou de l’asile. En Wallonie, le PS a saisi l’occasion de la négociation du traité de libre-échange avec le Canada (Ceta) pour exprimer son désir d’une autre Europe. Sander Loones, vice-président de la N-VA, et Paul Magnette, ministre-président wallon, expliquent longuement, en exclusivité pour Le Vif/ L’Express, leur vision pour réconcilier l’Europe avec le citoyen (les liens vers leurs interviews respectives se trouvent plus bas)

L’Union européenne donne souvent le bâton pour se faire battre. La Commission, qui en est le pouvoir le plus  » fédéraliste « , vient d’en donner l’exemple à plusieurs reprises. Jean-Claude Juncker, son président, a critiqué ouvertement notre système institutionnel, à la suite du bras de fer sur le Ceta. Le commissaire allemand Günther Oettinger a comparé les Wallons à un bastion communiste. L’ancien président José Manuel Barroso a été engagé chez Goldman Sachs, la banque américaine à l’origine de la désastreuse crise financière de 2008. Et le journal allemand Die Zeit a révélé que seize anciens commissaires perçoivent toujours une prime d’au moins 8 333 euros par mois, alors que leur mandat est terminé depuis plus de deux ans et qu’ils exercent un autre emploi.

Le commissaire allemand Günther Oettinger a comparé la Wallonie à un bastion communiste.
Le commissaire allemand Günther Oettinger a comparé la Wallonie à un bastion communiste. © BELGAIMAGE

De quoi mettre un terme à la tradition profédérale européenne dans notre pays ?

« Le soutien au projet européen s’est érodé »

 » En Belgique, comme dans d’autres pays « euroenthousiastes », le soutien au projet européen s’est érodé, confirme François Foret, politologue à l’ULB, spécialiste de l’intégration européenne et directeur du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol). Mais le mot-valise d’euroscepticisme recouvre des logiques et stratégies politiques très différentes. Il faut distinguer les critiques des politiques européennes actuelles et la contestation de l’Union dans son principe. Le « Belgit », la sortie de la Belgique de l’UE, n’est pas un scénario envisagé. A la N-VA, on promeut davantage une forme d' »euroréalisme », une volonté d’amender l’Europe, tout en côtoyant sur les bancs du Parlement européen des formations plus radicales. La mobilisation wallonne contre le Ceta visait avant tout une certaine forme de libre-échangisme et la gestion des négociations par la Commission, tout en en appelant à une autre Europe.  » Seules, finalement, des formations extrémistes comme le Vlaams Belang ou le Parti populaire vont jusqu’à souhaiter une disparition de l’Europe.

 » L’euroscepticisme institutionnalisé est le fonds de commerce de partis comme l’Ukip, en Grande-Bretagne, ou Les Vrais Finlandais, appuie Tanguy de Wilde d’Estmael, professeur de relations internationales à l’UCL. On appelle erronément « euroscepticisme » une ignorance des réalités européennes pouvant mener au rejet. On assiste aujourd’hui à une collision entre l’Union européenne, qui est une démocratie des Etats, et la démocratie à laquelle les citoyens sont habitués, avec une prise directe sur son action, voire même avec la consultation populaire. Ça nécessite une grande pédagogie pour démontrer qu’il n’y a, en réalité, pas de déficit démocratique. L’exemple de la négociation sur le Ceta est édifiant à cet égard : la Wallonie n’a pas dit non au traité, elle a demandé des modifications pour y dire oui.  »

Lire également l’interview de Paul Magnette (PS) : « Dans l’intérêt de l’Europe, il faut pouvoir désobéir »

 » C’est la faute à l’Europe !  »

La Commission européenne a très bien fonctionné tant qu’elle s’appuyait sur un couple franco-allemand performant »

Si l’Europe est à ce point décriée, c’est aussi la faute aux élites nationales. Depuis des années, les gouvernements masquent leur impuissance ou justifient leurs choix en rejetant la responsabilité sur l’Union. Le budget dérape ? La faute à l’Europe. Les demandeurs d’asile érigent des camps ? Idem. L’agriculture souffre ? Encore.  » Les Etats rejettent la faute sur l’Europe alors que l’Europe n’existe que par ses Etats, souligne Tanguy de Wilde d’Estmael. Certains responsables politiques ont tendance à présenter l’Union européenne comme une contrainte ou comme la cause de leurs échecs, mais ils nationalisent leurs succès. Certains pays sont plus honnêtes, dont le nôtre.  »

C’est pourtant en train de changer.  » Dans le cas de la négociation du Ceta, il y a eu un double jeu paradoxal de la part de partis francophones qui avaient toujours défendu la ligne communautaire, poursuit le politologue de l’UCL. Des hommes politiques – pas ceux qui négociaient directement, mais des membres de leur parti – ont aussi diffusé de fausses informations, au sujet des OGM, du boeuf aux hormones ou de la latitude laissée aux multinationales. La Wallonie a plutôt pratiqué une participation positive à l’Europe en négociant comme elle l’a fait pour améliorer le traité, mais la perception du grand public n’est peut-être pas celle-là. Elle aurait été mieux inspirée de négocier plus en amont dans le processus de décision.  »

 » Les élites politiques ont une grande part de responsabilité, acquiesce François Foret. Mais on voit qu’elles sont plus divisées que naguère, y compris jusqu’à la rupture, comme dans le cas du Brexit. Ce peut être un facteur d’inefficacité qu’on reproche à l’Europe. Mais ça offre des alternatives, les conditions d’un débat sur les finalités et les modalités de l’Europe. On ne peut pas rejeter la pensée unique et s’indigner des dissonances. Le conflit entre des intérêts et des visions du monde différents, c’est normal en politique. La question porte plutôt sur la capacité des élites à porter des discours clairs et courageux pour mobiliser et structurer des choix, que ce soit sur la dette ou sur les flux migratoires.  »

 » Un déficit d’exemplarité  »

Tanguy de Wilde d'Estmael, professeur de relations internationales à l'UCL.
Tanguy de Wilde d’Estmael, professeur de relations internationales à l’UCL. © SDP

Les responsables politiques européens, eux, sont-ils sourds et aveugles face à ce scepticisme qui ne cesse de grandir ?  » Non, les institutions, tant nationales qu’européennes, estime François Foret, sont des bureaucraties engoncées dans leurs catégories d’action et de pensée, parfois prisonnières de leurs liens avec des groupes sociaux ou économiques, mais elles estiment représenter la société ou le bien commun. Les instruments d’écoute des citoyens se multiplient, mais restent des dispositifs limités à l’échelle d’un système politique. Seuls le débat politique et l’action collective à grande échelle ont la capacité de véritablement « changer le logiciel ».  » Mais l’attitude d’un Oettinger ou d’un Barroso ne risque pas d’améliorer les choses.  » Il y a clairement un déficit d’exemplarité, poursuit le politologue de l’ULB. Privilégier un intérêt personnel sur l’impartialité et la décence, tenir des propos à connotation raciste sont deux choses qui traduisent un abaissement des fonctions publiques qu’on exerce ou qu’on a exercées.  »

José Manuel Barroso (à dr.) :
José Manuel Barroso (à dr.) : « Son attitude ne risque pas d’améliorer les choses. »© THIERRY CHARLIER/ISOPIX

 » La construction européenne est née avec l’idée que ce qui est bon pour l’Europe est bon pour les Etats qui la composent, prolonge Tanguy de Wilde d’Estmael. C’est globalement le sentiment qui a prévalu jusqu’à Maastricht. On en revient depuis lors à ce que disait déjà Jacques Delors : « On ne tombe pas amoureux d’un grand machin ». La Commission européenne a très bien fonctionné tant qu’elle s’appuyait sur un couple franco-allemand performant. C’est nettement moins le cas depuis la crise de la dette et celle des migrants. Dans un contexte d’hypercommunication tous azimuts, les responsables européens font en outre preuve d’une prudence extrême. Ils marchent sur des oeufs parce qu’ils intègrent le risque d’être accusés d’arrogance bureaucratique.  » Même si c’est à tort…

« La solution ? Erasmus et Ryanair »

Pour un nombre croissant d’observateurs, le ver est dans le fruit depuis le rapide élargissement de l’Union européenne à douze nouveaux pays, en 2004 et 2007. Le projet se serait alors dilué. Elio Di Rupo (PS) a parlé de  » grande tromperie  » tandis que d’autres, comme le républicain français François Fillon, ont dénoncé une  » erreur « .  » Nous avons raté un moment unique lors de cet élargissement, pointe Tanguy de Wilde d’Estmael. Cela aurait pu être un grand moment de l’achèvement de l’Union européenne, la fin effective de la Seconde Guerre mondiale. Mais les Quinze n’ont pas voulu voir le caractère festif et historique de l’événement. Et ils ont cru un peu rapidement que les opinions publiques y étaient favorables. En 2005, les « non » aux consultations populaires organisées en France et aux Pays-Bas sur le Traité constitutionnel étaient des balles perdues de cet élargissement.  »

Lire également l’interview de Sander Loones (N-VA), député européen : « Je comprends pourquoi les Britanniques ont quitté l’Union européenne »

Les crises financière, de la dette, des migrants ou la question de l’Ukraine ont, depuis, montré que la construction européenne ne pouvait plus faire face aux défis en préservant sa cohérence interne. Jusqu’à l’explosion du Brexit.  » L’euroscepticisme diffus que l’on constate repose sur le sentiment que la construction européenne n’offre plus de plus-value, conclut le politologue de l’UCL. C’est d’autant plus inquiétant que le temps fait son oeuvre. On ne se dit plus que la démocratie est rendue irréversible ou que la réconciliation franco-allemande est un facteur de paix et de sécurité. Et l’on ne suscite plus l’enthousiasme avec l’euro ou la baisse des tarifs du roaming. Alors, quel discours positif tenir ? Erasmus et Ryanair, pour faire court : la liberté de circulation. Ou des réponses pragmatiques comme la création des gardes-frontières ou des gardes-côtes. Mais l’Europe risque de devenir une somme de réponses aux crises. C’est bien. Mais pas suffisant.  »

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