Alexander De Croo © Franky Verdickt

Alexander De Croo : « nos petits problèmes valent-ils vraiment une crise politique? »

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Le vice-premier ministre Alexander De Croo (Open VLD) estime qu’il est temps de s’exprimer sur quelques questions déterminantes pour l’avenir : l’état du pays, la formation difficile du gouvernement fédéral et l’avenir de son parti, qui doit élire un nouveau président dans le courant du mois. Entretien.

Les gens sont en colère, pas seulement à cause de ce que disent les populistes, mais au moins autant à cause des réactions des autres partis. C’est également le cas pour l’Open VLD.

Oui. En tant que parti libéral, nous considérons parfois les problèmes de manière trop rationnelle et économique. Lorsqu’un enfant se plaint qu’il ne se sent pas bien à l’école, nous lui disons : « Nous t’avons compris. Voici 20 euros d’argent de poche supplémentaire ». Nous donnons de l’argent de poche au lieu de points de repère. Nous avons considérablement augmenté les revenus des citoyens grâce à des réformes fiscales et à une réduction des cotisations de sécurité sociale. En raison de ce changement de fiscalité, la plupart des gens ont obtenu l’équivalent d’un treizième mois supplémentaire chaque année. Pour la Banque Nationale il s’agit de la plus forte augmentation du pouvoir d’achat dans ce pays depuis des décennies.

Et pourtant, les partis au pouvoir se sont pris des claques lors des dernières élections.

On a eu très peu de remerciements, car l’augmentation des revenus ne constitue pas à elle seule une réponse aux grandes questions et incertitudes auxquelles sont confrontés de nombreux Flamands. L’Unheimlichkeit (une inquiétante étrangeté) est manifestement beaucoup plus difficile à combattre que, par exemple, le chômage. Les personnes qui ne vont plus à la banque comprennent qu’il y a moins d’agences. Néanmoins, elles regrettent la perte du tissu social auquel ces agences appartenaient. Et puis elles se disent: qui contrôle encore ce pays et ce monde ? Qui me défend? Ce n’est pas un hasard si Boris Johnson a remporté les dernières « élections du Brexit » avec le slogan : « Reprenez le contrôle ». Cela a plu aux Britanniques.

Les gens sont en colère parce qu’après neuf mois, la classe politique n’a toujours pas réussi à former de gouvernement fédéral.

Si cela prend tant de temps, c’est parce que la formation du gouvernement dépendait de la « discussion sur qui » : qui veut gouverner avec qui ? Nous devons aller vers une « discussion sur le quoi » : que veulent faire les différentes parties ? Et à partir de là, chercher une coalition.

Les différences entre la droite et la gauche, entre la Flandre et la Wallonie sont-elles plus prononcées que jamais ?

Les études électorales révèlent que tous les partis, de droite comme de gauche, adoptent des positions plus extrêmes que celles de leurs électeurs. Manifestement, les réseaux sociaux et toutes sortes de groupes d’intérêt et d’influence nous poussent tous vers des positions plus extrêmes. Cela m’amène à une conclusion plus importante : il est temps de rendre l’intérêt général sexy. Les gens le comprennent. Ils comprennent que nous ne pouvons pas couvrir la Flandre de bâtiments, ou que nous ne pouvons pas polluer l’environnement indéfiniment. Et ils sont prêts à soutenir les mesures nécessaires pour le bien commun.

L’intérêt général était la notion centrale du troisième manifeste civil de Verhofstadt de 1994. C’était la réponse libérale à cette période antérieure de l’Unheimlichkeit, lorsque le Vlaams Belang a remporté une victoire majeure le dimanche noir, le 24 novembre 1991.

(hoche la tête) Aujourd’hui, nous sommes de retour dans les années 90. La société est une fois de plus perturbée par le big business et le big lobby, tout comme elle l’était par le big church. En fait, vous pouvez remonter encore plus loin que les Manifestes civils : ce n’est pas un hasard si le Manifeste d’Oxford, le texte libéral de base, a été rédigé en 1947 – donc après une période de crise encore plus importante, la Seconde Guerre mondiale.

Avec tout le respect que je vous dois, si le message libéral de 1947 est toujours d’actualité, pourquoi le parti libéral convainc-t-il si peu d’électeurs ? L’Open VLD a obtenu un score d’à peine 13 % l’année dernière.

C’est une question que vous pouvez aussi poser au CD&V et au sp.a .

Mais vous êtes vice-premier ministre pour l’Open VLD : quelles erreurs votre parti a-t-il commises ?

Peut-être que le malaise était alimenté par l’excès de querelles au sein du gouvernement Michel. Pour un parti libéral, la coalition suédoise a été une énorme occasion manquée : nous n’aurons plus jamais de gouvernement de composition plus libérale. Le comportement de certains autres partis m’a surpris. Je ne comprends toujours pas quelle mouche a piqué le CD&V de dire, dès le premier jour, à chaque mesure gouvernementale : « injuste ». Pourquoi, par exemple, fustiger un tax shift qui se concentre sur les bas salaires et les salaires moyens ? Nous, les libéraux, aurions pu réclamer notre réduction d’impôts, et Kris Peeters (CD&V) aurait pu brandir les corrections sociales qu’il avait apportées. Le gouvernement Michel était un cabinet de la discorde, depuis le début.

Comment était l’ambiance à la table du gouvernement ?

En général, c’était collégial. Mais dans les moments décisifs, les relations étaient très difficiles. De plus, la communication externe négative a encore renforcé ce qui avait été dit à l’intérieur. Cela fait partie du travail que les ministres ont une discussion difficile. Mais en équipe, vous devez transmettre le même message à la fin du débat. Ça n’a pas assez été le cas.

Alexander De Croo
Alexander De Croo© Franky Verdickt

Sur le fond aussi, de graves erreurs ont été commises. Le gouvernement Michel nous a laissé le déficit budgétaire le plus désastreux depuis des décennies.

Au moment où la N-VA a fait tomber le gouvernement Michel, en décembre 2018, le déficit était de 0,8 %. Après la crise de Marrakech (NDLR : à propos du Pacte des Nations unies sur les migrations, N-VA), j’ai dit : « Cela nous coûtera au moins 2 milliards ». C’est devenu beaucoup plus.

En 2014, le gouvernement avait promis un budget en équilibre en fin de mandat. Beaucoup de gens pensent : quand nous aurons atteint cet équilibre, ce sera bon. Mais bien sûr, ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Même après, il faut poursuivre ses efforts. Rien que pour le vieillissement de la population, par exemple, il faut prévoir au moins 2 milliards supplémentaires chaque année. Si vous avez un gouvernement, vous pouvez établir un budget et l’ajuster. On ne peut pas le faire sans gouvernement. En même temps, le climat économique s’est dégradé l’année dernière.

C’est donc de la faute d’autres personnes?

(Imperturbable) Sans gouvernement, vous ne pouvez rien faire aux privilèges difficiles à justifier de certains groupes. La façon dont les plus grandes entreprises américaines font des profits, par le biais de paradis fiscaux tels que les Bahamas, le Luxembourg, la Suisse et les Pays-Bas – avec leurs « fondations » – est totalement indéfendable. Nous devons combattre ces constructions internationales, tout comme les grands cartels au sein de l’Europe. La Belgique seule ne peut pas le faire, l’Europe le peut. Je ne dis pas que c’est facile. Sur le marché des télécoms, jusqu’à présent, je me suis aussi cassé les dents.

Qui voyez-vous devenir président de l’Open VLD ?

Egbert Lachaert a ce dont l’Open VLD a besoin. Il a une base libérale solide, est imprégné de philosophie libérale et est capable d’appliquer ces idées politiques à un large éventail de questions pratiques. Il connaît ses dossiers et les aborde sur le fond: voilà Egbert Lachaert. Je l’ai vu grandir au fil des ans. D’abord comme député flamand, puis comme député fédéral, et maintenant comme chef de groupe à la Chambre. Egbert est un véritable chef d’orchestre. Il a l’énergie et l’attrait nécessaires pour ramener les gens chez nous.

Il paraît que le nouveau cap libéral du président français Emmanuel Macron est une source d’inspiration pour votre parti.

Macron a écrit l’une des grandes histoires politiques de la dernière décennie. Il a remis en mouvement un pays figé comme la France. Il a su répondre à une question importante à laquelle tout politicien sérieux est confronté aujourd’hui : comment transmettre un message modéré dans un monde de hurleurs extrémistes, un monde où une citation se réduit à un tweet ? Peu de gens ont trouvé une réponse à cette question – mais Macron l’a fait.

L’approche de Macron peut-elle être un exemple pour l’Open VLD ?

Je ne crois pas à la vieille histoire du remembrement politique depuis les partis existants. Mais je crois qu’un parti libéral doit aussi oser sortir des sentiers battus pour reprendre les idées d’autres mouvements. Pour ce faire, il faut un président ayant une base libérale solide. Ce n’est que solidement campé sur ses deux pieds qu’on peut aller au-delà de ses limites. Egbert en est capable, oui. Pourquoi Lachaert ne deviendrait-il pas un Macron flamand ?

Quel est le cap communautaire de l’Open VLD ? Egbert Lachaert souhaite que les régions assument l’entière responsabilité des recettes et des dépenses. C’est une approche confédéraliste. Vous préconisez le contraire : une re-fédéralisation des pouvoirs.

Lachaert dit quelque chose qu’on n’entend nulle part jusqu’à présent. Il est en faveur d’une plus grande autonomie fiscale, mais – et c’est essentiel – en même temps il plaide pour une hiérarchie qui n’existe pas encore : si les régions ne sortent pas, le gouvernement fédéral décidera en tant qu’arbitre. Il déclare également très clairement que les soins de santé, la justice et les autres départements de sécurité, tels que l’armée et la police fédérale, restent des compétences exclusivement fédérales.

Ma question est la suivante : allons-nous réformer l’État belge? Avec des plans à moitié élaborés ? Ce serait une mauvaise idée. C’est pourquoi je suggère que toutes les parties fassent d’abord leurs devoirs. Il y aura de nouvelles élections en 2024 au plus tard. Ensuite, nous irons tous voir les électeurs avec des programmes politiques élaborés sur le fonctionnement de la Belgique. Et ensuite, cet électeur pourra juger.

Comment ce pays peut-il fonctionner efficacement, à votre avis ?

Certainement pas par la voie à sens unique émotionnelle-idéologique que certains empruntent : la scission du pays. Nous devrions pouvoir décider plus rapidement. Notre État est composé de méfiance entre Flamands et Wallons, catholiques et libéraux, employeurs et employés. C’est pourquoi il a été historiquement construit de telle manière qu’il est particulièrement difficile de prendre une décision rapide. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est un inconvénient invraisemblable. Un petit pays doit être rapide. Cette vieille méfiance est-elle toujours d’actualité ? Je ne trouve pas. C’est l’essentiel.

Un retour à la Belgique unitaire, comme le souhaite le président du MR Georges-Louis Bouchez ?

Georges-Louis apporte un vent de fraîcheur, mais je ne suis pas d’accord avec son retour vers la Belgique unitaire à papa. Ce genre de nostalgie n’a aucun sens. Faut-il régionaliser encore davantage certaines choses ? Peut-être. Peut-être devrions-nous même organiser certaines choses encore plus localement. Il est tout aussi certain que nous devons fédéraliser à nouveau certains pouvoirs importants.

Mais il faut agir au niveau de notre système électoral. Le politicien qui ne veut rien changer au fonctionnement de notre démocratie a des oeillères. Seuls les électeurs du Brabant wallon ont pu juger Charles Michel (MR) sur son boulot de Premier ministre. Cela n’est pas bon pour la démocratie et il faut que ça change. De préférence en instaurant une large circonscription fédérale. Cela ne réussira que si, comme le propose le président du CD&V, Joachim Coens, vous revenez simultanément dans des circonscriptions plus petites. De cette façon, une fois de plus, les politiciens seront obligés de chercher un contact plus direct avec leurs électeurs.

Faut-il une majorité flamande dans le futur gouvernement fédéral ?

Les deux derniers gouvernements n’avaient pas la majorité dans toutes les régions. Peut-être faudrait-il poser la question à la N-VA : pensez-vous que la coalition suédoise était injuste envers les Wallons parce qu’elle n’avait pas de majorité wallonne ? Je ne pense pas que la réponse sera oui.

Y aura-t-il réellement un gouvernement ou pouvons-nous nous attendre à de nouvelles élections ?

Évidemment qu’il y aura un gouvernement. Bien qu’il puisse s’agir d’une organisation qui se limite dans un premier temps à se mettre d’accord sur cinq ou six priorités. C’est quelque chose de différent d’un « gouvernement d’urgence » sans réelle majorité, qui ne serait censé obtenir un budget que par le biais du Parlement. Cela ne fonctionnerait pas de toute façon, car aucun groupe n’oserait approuver des mesures « impopulaires » dans cette constellation.

Ou y aura-t-il un gouvernement d’experts ?

(ironiquement) Excellente idée, car nous, les politiciens, sommes par définition une bande de nuls qui n’y connaissent rien. Bien sûr, le gouvernement d’experts qui a récemment dirigé l’Autriche était assez populaire. Mais ce n’est pas parce que c’était un gouvernement d’experts, mais parce qu’ils ne se disputaient pas entre eux.

D’ailleurs, je peux recommander à tout le monde de voir ce qui se passe à l’étranger. Cela permet de mettre les choses en perspective. Ces dernières années, je me suis souvent rendu en Afrique centrale dans le cadre de ma fonction de ministre de la Coopération au développement. Je veillais toujours à être de retour en Belgique le vendredi pour le Conseil des ministres. Et quand alors le matin un journaliste me mettait un micro sous le nez pour que je réagisse à la moindre bagatelle, je me disais parfois : réalisez-vous à quel point nos problèmes sont petits ? Valent-ils vraiment une crise politique?

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