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Faire tomber un gouvernement, profitable ou non?

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

« Le tombeur d’un gouvernement en profite rarement », dit Herman De Croo. Face à lui, le politologue Régis Dandoy estime que « plus le scrutin est proche d’un retrait, plus le pari du parti est risqué ». Débat.

Herman De Croo a fait partie des ministres libéraux qui ont quitté Martens III en 1980. Trente ans plus tard, son fils Alexander (Open VLD) retirait la prise de Leterme II sur BHV. « Historiquement, il a eu raison. Politiquement, il n’a pas été récompensé », analyse son père.

Claquer la porte d’un gouvernement: Herman De Croo, vous avez personnellement éprouvé la sensation que viennent de vivre les ministres N-VA…

C’était en octobre 1980. Les ministres libéraux ont pris la décision de se retirer de la tripartite Martens III (sociaux- chrétiens – socialistes – libéraux) pour marquer leur désaccord face au refus du partenaire CVP de plafonner les salaires pour le calcul des cotisations sociales. A l’inverse, dans le cas présent de la suédoise, la N-VA refusait d’endosser la raison d’une démission du gouvernement. Elle voulait se faire éjecter pour apparaître, non pas comme la cause mais comme la victime de la crise politique.

En avril 2010, votre fils, Alexander De Croo, alors à la tête de l’Open VLD, a fait plus fort: il saborde Leterme II sur le dossier BHV et provoque des élections qui sont un triomphe pour la N-VA. Geste irresponsable?

C’est l’argument B qui est toujours avancé. Mais l’argument A était que les partenaires de l’Open VLD au sein de Leterme II (CD&V – MR – PS – CDH) ne tenaient pas parole. L’avenir de l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde devait être réglé pour Pâques 2010; or, cet engagement n’était pas tenu. Alexander, en tant que président de l’Open VLD, s’est rendu compte qu’il se faisait berner: « On m’a eu », s’est-il dit. Plutôt que d’adopter une stratégie de pourrissement au sein du gouvernement, la décision a été prise de dramatiser la situation. Il n’y avait rien d’irréfléchi dans cette démarche. J’avais discrètement prévenu les autres présidents des partis de la majorité de la détermination d’Alexander, mais ils n’ont pas voulu croire qu’il oserait passer à l’acte.

Herman De Croo, député flamand, ex-président de la Chambre (1999-2007), ancien ministre.
Herman De Croo, député flamand, ex-président de la Chambre (1999-2007), ancien ministre.© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

Sa réputation de partenaire fiable en a-t-elle souffert au sein du sérail politique? Moins de 35 ans, président de parti depuis quatre mois, et déjà tombeur d’un gouvernement…

Non, en commençant sa carrière politique par un acte lourd, Alexander a été très vite pris au sérieux. On a découvert un jeune homme politique soucieux qu’une parole donnée soit tenue. Je crois qu’il en est sorti grandi. Il est d’ailleurs vice-Premier ministre depuis six ans.

Faire chuter un gouvernement a valu au pays 541 jours de crise politique. Le jeu en valait-il vraiment la chandelle?

Je porte un jugement mitigé sur le geste posé en 2010 mais, en tout cas, je le comprends. Historiquement, Alexander a eu raison d’agir ainsi: BHV, un problème communautaire qui pourrissait depuis quarante-deux ans, a pu être définitivement réglé et c’est le grand mérite de son acte, même s’il a fallu pour cela passer par 541 jours de crise. Mais politiquement, il n’a pas été récompensé pour ce courage.

L’électeur n’a pas apprécié dans les urnes que l’Open VLD ait retiré la prise. C’est la dure loi du genre?

Cela nous a effectivement coûté des voix au scrutin qui a suivi la chute, en juin 2010. Cela dit, l’Open VLD ne s’est pas retrouvé dans l’opposition pour autant: au bout des 541 jours de crise, il est entré dans le gouvernement Di Rupo puis dans le gouvernement Michel I. Le parti auquel l’opinion attribue la chute d’un gouvernement s’en sort généralement moins bien lors des élections qui suivent. Encore qu’il n’y ait pas de règle uniforme: notre sortie de Martens III, en octobre 1980, s’est révélée largement profitable sur le plan électoral et a permis aux libéraux de revenir au pouvoir après un an d’opposition seulement. Mais il est vrai que la décision d’un parti de quitter un gouvernement et de provoquer sa chute, même s’il agit ainsi pour de bonnes raisons, est rarement rentable.

C’est une excellente raison pour que la N-VA y ait regardé à deux fois avant de tirer sa révérence?

Le fond du problème pour la N-VA date du 14 octobre dernier. Ce soir de scrutin communal, Bart De Wever a gagné les élections à Anvers mais le président de la N-VA les a perdues en Flandre. Ce qui est en jeu, c’est un transfert de 140 .000 à 160.000 voix entre la N-VA et le Vlaams Belang qui peut coûter très cher en sièges au parti de De Wever. A condition d’endosser le rôle du martyr, la N-VA peut espérer arrêter l’hémorragie qui la menace. En restant au gouvernement, cette posture était moins évidente. Elle se retrouvait ainsi entre le marteau et l’enclume.

Michel II, le « canard boîteux »

Pour Lieven De Winter, politologue à l’UCLouvain, la crise qui vient d’emporter la suédoise enrichit la saga politique belge d’une touche inédite: « On connaissait déjà le cas en Belgique d’un gouvernement au départ minoritaire qui devient majoritaire en s’élargissant à de nouveaux partenaires: en 1958, le gouvernement social-chrétien homogène Eyskens II, mis sur pied fin juin, intègre début novembre les libéraux et devient Eyskens III. En 1974, la bipartite sociale-chrétienne-libérale Tindemans I devient Tindemans II en s’élargissant au Rassemblement wallon. Aujourd’hui, on assiste au processus inverse, et c’est exceptionnel: on passe d’un gouvernement majoritaire à une équipe minoritaire en raison de la sortie du parti le plus important de la coalition, et cela en fin de législature. Le gouvernement Michel II sera donc un « canard boîteux » mais que l’on ne pourra forcer à la démission, à moins qu’une majorité au Parlement se dessine pour présenter une alternative gouvernementale. »

« Plus le scrutin est proche d’un retrait, plus le pari du parti est risqué »

Qui dit départ prématuré d’un parti gouvernemental dit élections anticipées? Ce scénario est l’exception et non la règle, observe le politologue Régis Dandoy (UGent, UCLouvain).

Hugo Schiltz et la Volksunie ont claqué la porte en 1991.
Hugo Schiltz et la Volksunie ont claqué la porte en 1991.© BELGAIMAGE

La vie gouvernementale belge est-elle souvent à la merci d’un parti au pouvoir qui se dérobe?

Depuis 1946, six des 43 gouvernements belges avaient été jusqu’ici confrontés à la sortie d’un parti de la coalition. Mars 1947: les socialistes et les libéraux se séparent des communistes dans le gouvernement du socialiste Camille Huysmans. Janvier 1980: la pentapartite Martens I (CVP – PSC – PS – SP – FDF) enregistre la sortie du FDF. Neuf mois plus tard, en octobre 1980, ce sont les libéraux qui quittent la coalition Martens III (sociaux-chrétiens – socialistes – libéraux). Septembre 1991: la Volksunie claque la porte du gouvernement Martens VIII (CVP – PS – SP – PSC – VU). Mai 2003: Ecolo met fin à sa présence dans le gouvernement Verhofstadt I (VLD – PS – Fédération PRL-FDF-MCC – SP – Ecolo – Agalev). Enfin, avril 2010, l’Open VLD retire la prise de Leterme II (CD&V – MR – PS – Open VLD – CDH).

Quelles (bonnes) raisons avance- t-on pour faire ainsi défection?

Régis Dandoy, politologue à l'UGent et à l'UCLouvain.
Régis Dandoy, politologue à l’UGent et à l’UCLouvain.© DR

Les motifs sont souvent d’ordre socio-économique ou communautaire. En 1947, c’est un conflit sur le prix du charbon et sur la politique liée à l’industrie minière qui oppose les ministres communistes à leurs partenaires socialistes et libéraux et qui les conduit à démissionner. En janvier 1980, c’est un désaccord lié à la régionalisation, plus précisément un problème d’interprétation des garanties en faveur de la minorité flamande de Bruxelles, qui amène les deux ministres et le secrétaire d’Etat FDF à quitter Martens I après leur refus de se soumettre à un projet de déclaration gouvernementale. En octobre 1980, après plusieurs conflits internes, principalement économiques et sociaux mais aussi liés à la défense, les libéraux tirent les conséquences de leur rejet d’un plan de globalisation de ces problèmes. La VU, elle, renonce au gouvernement Martens VIII en septembre 1991 après avoir refusé un compromis sur la question du renouvellement des licences d’exportation d’armes, compromis que soutenaient les partis francophones. En mai 2003, Ecolo sort de la coalition arc-en-ciel sur la problématique des vols de nuit. Et en avril 2010, c’est le non-règlement du dossier BHV, l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal- Vilvorde, qui décide le président de l’Open VLD d’alors, Alexander De Croo, à ne plus poursuivre dans le gouvernement Leterme II.

Les partenaires cherchent-ils toujours à retenir un parti qui décide de partir?

Les cas de figure sont souvent plus complexes. Un parti peut être poussé à claquer la porte par ses partenaires de coalition. Le différend de nature économique qui éclate au sein du gouvernement Huysmans en 1947 est aussi un prétexte pour écarter les communistes alors que débute la guerre froide sur le plan international: socialistes et libéraux poursuivent alors sans eux dans un gouvernement dirigé par le socialiste Paul-Henri Spaak. Dans la coalition arc-en-ciel en mai 2003, le Premier ministre, Guy Verhofstadt (Open VLD), décharge la ministre des Transports, Isabelle Durant (Ecolo), de ses compétences liées au transport aérien. Ce dessaisissement ne peut être que ressenti comme un affront par Ecolo, il ne lui laisse plus d’autre choix que de faire démissionner ses deux ministres. Il y a encore le cas des partis surnuméraires, qui sont intégrés dans un gouvernement uniquement par nécessité de disposer d’une majorité des deux tiers indispensable à une entreprise de révision constitutionnelle: une fois que ces partis ne sont plus mathématiquement indispensables, les autres partenaires gouvernementaux peuvent se permettre de les pousser à bout, jusqu’à la porte de sortie. Cela s’est présenté avec Martens I (FDF), III (libéraux) et VIII (VU), et avec Verhofstadt I (Ecolo.)

La constante est que les composantes d’une coalition gouvernementale ne gagnent jamais toutes ensemble lors du scrutin.

La suite logique et immédiate de la défection d’un parti, n’est-ce pas la chute du gouvernement au complet et un retour anticipé aux urnes?

Dans quatre cas sur six, les autres partenaires de coalition ont poursuivi ensemble avec un Premier ministre inchangé, parfois pour une courte durée, mais sans passer aussitôt par la case élections. Le roi charge alors le Premier ministre de remanier le gouvernement. Martens II a ainsi succédé à Martens I une semaine après le départ du FDF; Martens IV a prolongé Martens III, sans les libéraux; Martens IX a aussitôt pris le relais de Martens VIII, sans la VU. Quant à Verhofstadt I, le départ des ministres Ecolo, deux semaines seulement avant les législatives fédérales programmées le 18 mai 2003, n’a pas eu le temps d’avoir un impact. L’exception, c’est la chute de Leterme II, en avril 2010 après le retrait de l’Open VLD, qui mène à des élections anticipées en juin.

Les partis qui ont pris le pari de tirer la prise, de gré ou finalement contraints et forcés, ont-ils parfois eu à s’en féliciter dans les urnes?

Le pari paraît d’autant plus risqué que le scrutin qui suit une sortie de gouvernement est proche. Ecolo perd 4,3% et plus de la moitié de ses sièges aux élections du 18 mai 2003 qui ont lieu deux semaines après son départ de la coalition arc-en-ciel. L’Open VLD perd 3,2% des voix aux élections anticipées de juin 2010, organisées quarante jours après avoir provoqué la chute de Leterme II. Huit semaines après avoir quitté Martens VIII, la Volksunie perd 2,2% des voix aux législatives du 24 novembre 1991 qui sont légèrement anticipées d’un mois. Quant au FDF, sorti de Martens I en 1980, il perd 0,5% des voix lors du scrutin qui n’a lieu que deux ans plus tard. Enfin, seul cas qui dément ces pertes électorales parfois sévères, les libéraux qui ont démissionné de Martens III en octobre 1980 ont remporté une victoire électorale, mais un an après leur retrait.

Les partenaires d’un Michel II pourraient-ils, eux, tirer les marrons du feu du départ de la N-VA de Michel I?

Pas forcément. La constante est que les composantes d’une coalition gouvernementale ne gagnent jamais toutes ensemble lors du scrutin. Soit, elles perdent ensemble; soit, certaines d’entre elles gagnent ou stagnent, alors que d’autres reculent.

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