L'ex-ministre de l'Intérieur, Jan Jambon, et le commissaire général de la police fédérale Marc De Mesmaeker, s'expliquant devant les commissions de la Justice et de l'Intérieur de la Chambre dans le cadre de l'affaire Chovanec. © Belga

Affaire Chovanec: y a-t-il un pilote dans l’avion ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Pour tirer les leçons de l’affaire Chovanec, il faudrait d’abord que les autorités concernées prennent leurs responsabilités. Ce n’est pas gagné.

Autre époque, autres moeurs politiques ? Le 27 septembre 1998, cinq jours après la mort de Semira Adamu, cette jeune Nigériane étouffée la tête maintenue dans un coussin par un gendarme lors de son expulsion forcée en avion, le ministre de l’Intérieur Louis Tobback (SP.A) démissionnait. Aujourd’hui, deux ans et demi après la mort du Slovaque Jozef Chovanec dans des conditions qui rappellent l’affaire Adamu (aéroport, étouffement, vidéo, policiers hilares…), Jan Jambon (N-VA), qui n’est plus au fédéral mais à la tête de l’exécutif flamand, ne semble pas du tout vouloir rendre son tablier.

Le spectacle qu’offrent les autorités, en se rejetant la balle dans l’affaire Chovanec, risque de ne pas améliorer la confiance des citoyens dans les institutions. Jan Jambon n’est pas le seul en cause. La police aéroportuaire, la police fédérale et le parquet ont leur part de responsabilité à assumer, dans ce dossier.

Les policiers, d’abord. « Fallait-il dix hommes pour maîtriser le passager slovaque qui, visiblement, présentait de sérieux troubles ? » s’interroge Pierre Thys, criminologue et professeur honoraire à l’ULiège. « Lorsqu’on est confronté à une personne rebelle, la règle, c’est cinq hommes, pas davantage. Les autres étaient donc là pour le spectacle. Idem dans la cellule. Un manque de formation est évoqué pour expliquer le comportement des policiers de Gosselies, mais, en l’occurrence, il s’agit avant tout d’un problème de discipline auquel le chef de poste devait veiller. »

Pour le reste, le professeur Thys note une « impression de désinvolture » manifeste, tant au niveau de la police fédérale que du parquet, face à un incident qui se termine par un décès. « Dans toute institution « militarisée », l’info remonte jusqu’au principal responsable, précise le criminologue. Pourquoi pas ici ? Il faudra déterminer exactement ce qui a été transmis et à qui, également au niveau du parquet. Que le Conseil supérieur de la justice ait décidé d’ouvrir une enquête particulière sur le déroulement de la procédure judiciaire alors qu’elle n’est pas encore clôturée – c’est une première – n’est pas anodin. »

Manuel Lambert, juriste à la Ligue des droits humains (LDH), pointe également, avant tout problème de formation, les lacunes disciplinaires. « Dans n’importe quelle profession, faire le salut nazi aurait justifié un C4, dit-il. Ici, la policière auteure du geste s’est à peine fait taper sur les doigts. De manière générale, on constate une grande compréhension de la hiérarchie envers ces comportements sur le terrain. « Une compréhension qui semble aussi se vérifier au niveau du ministère public. » Ce sont des corps différents, mais qui travaillent main dans la main. Le parquet a besoin de la police pour exister, ce qui expliquerait certains freins, relève le juriste, sans vouloir mettre tous les parquetiers dans le même sac. A Bruxelles, il existe des magistrats spécialisés pour les affaires concernant la police, cela pourrait être généralisé aux autres parquets. »

Quand je porte plainte pour violence policière, je le fais moins contre les policiers eux-mêmes que contre le système qui tolère ces violences.

Se filmer pour se défendre

Georges-Henri Beauthier, qui défend un Belgo-Marocain récemment arrêté à Ostende avec la technique du genou sur le thorax alors qu’il est asthmatique, pointe, par ailleurs, le Comité P. Cet organe de contrôle des forces de police, qui dépend du Parlement et dispose d’un service d’enquête, est-il réellement indépendant ? « Je ne le pense pas, tranche l’avocat. Les anciens policiers qui y officient tentent de bien faire leur boulot mais avec des résultats tels que je ne recommande pas d’y déposer plainte. Les policiers qui commettent des bavures ne sont pas sanctionnés comme ils le devraient. Dès lors, je propose désormais à mes clients de filmer leur témoignage et de le publier sur des réseaux sociaux. C’est malheureusement plus efficace…  »

En 1998, Semira Adamu mourrait étouffée par des gendarmes lors de son expulsion.
En 1998, Semira Adamu mourrait étouffée par des gendarmes lors de son expulsion. « Aujourd’hui, la situation est pire qu’il y a vingt ans », affirme Georges-Henri Beauthier, ex-président de la Ligue des droits humains.© BELGAIMAGE

Manuel Lambert se montre un peu plus nuancé : « On ne peut pas parler d’impunité totale, déclare-t-il. Lorsqu’un cas de bavure arrive devant un tribunal, il y a des condamnations, parfois à des peines de prison ferme. Mais encore faut-il pouvoir faire aboutir un dossier devant un juge du fond. C’est là que réside le problème, car il faut réunir suffisamment d’éléments, témoignages, images, certificats médicaux… Or, dans ce genre de dossier, c’est souvent la parole de la victime contre celle des policiers qui peuvent se réunir préalablement – certains agents l’ont déjà avoué – pour coordonner leurs témoignages.  »

Le juriste de la LDH rappelle les nombreuses condamnations et recommandations d’instances internationales, comme le CPT (comité antitorture du Conseil de l’Europe) ou le CAT (son équivalent onusien), concernant le défaut de contrôle dans des dossiers impliquant des policiers. Exemple : nombre de policiers ne portent pas de plaquette identificatrice, comme la loi les y oblige. Difficile, dans ces conditions, de savoir contre qui porter plainte en cas de bavure. Autre exemple : les cellules de commissariat (y compris dans les aéroports) ne peuvent être inspectées par le CPT. La Belgique a signé le protocole additionnel en la matière mais ne l’a jamais ratifié. « C’est là que se situe surtout la responsabilité politique, dans le non-suivi des recommandations internationales« , souligne Manuel Lambert. « Quand je porte plainte pour violence policière, je le fais moins contre les policiers eux-mêmes que contre le système qui tolère ces violences », renchérit Me Beauthier.

Dans toute institution « militarisée », l’info remonte jusqu’au principal responsable. Pourquoi pas ici ?

La Ligue a aussi écrit au ministre de l’Intérieur, Pieter De Crem (CD&V), pour attirer son attention sur les risques de la technique du décubitus ventral (plaquage au sol sur le ventre, souvent associé à une compression du thorax), rendue tristement célèbre par la mort de George Floyd aux Etats-Unis. Une technique largement utilisée, bien que décriée. Sans base légale, juste tolérée, elle pourrait faire l’objet d’un examen juridique et politique attentif, comme pour la technique, finalement interdite, du coussin dans l’affaire Semira Adamu. Pieter De Crem n’a jusqu’ici pas répondu à la Ligue.

Georges-Henri Beauthier, qui présidait la LDH en 1998, regrette vivement que les autorités ne prennent pas leurs responsabilités dans le dossier Chovanec. « Il est indispensable de tirer les leçons de ce drame, à tous niveaux, police, parquet, médecin… Mais si chacun renvoie la balle à l’autre, ce sera impossible. Après Semira Adamu, il y a eu un sursaut temporaire, mais, aujourd’hui, la situation est pire qu’il y a vingt ans. Le fossé se creuse de plus en plus entre citoyens et forces de l’ordre et la crise sanitaire ne fait qu’attiser les choses. » Voulant agir à son niveau, l’avocat s’est engagé dans un groupe de discussion entre jeunes de quartier et policiers, à Molenbeek.

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