Pour Corporate Europe Observatory, les Big Four doivent être exclus des processus d'élaboration des politiques relatives à l'évitement fiscal. © JULIETTE LÉVEILLÉ

Les scandales se multiplient autour des Big Four : est-ce le signe de la fin d’un règne ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Ils sont de plus en plus critiqués pour leur position dominante et les conflits d’intérêts qui en découlent, notamment à l’égard de la Commission européenne. Peuvent-ils survivre tels quels encore longtemps ?

Depuis une quinzaine d’années, ils ne sont plus que quatre. Les quatre géants du monde de l’audit et du conseil fiscal. Les bien nommés  » Big Four  » : PwC, Ernst & Young (EY), KPMG et Deloitte. Leurs sigles sont devenus presque aussi connus que ceux de H&M, VW ou HP. Sauf que leurs clients sont, en majorité, de grandes entreprises et des multinationales puissantes qui font appel à eux pour approuver leurs comptes annuels et aussi pour les conseiller, notamment sur la manière d’éviter l’impôt via les paradis fiscaux. Les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) en font partie. C’est dire si ces  » Big Four  » constituent un rouage essentiel de l’économie mondiale.

Dans la plupart des pays de l’Union européenne, 90 % des sociétés cotées en sont clientes : c’est vrai pour le Bel 20, le CAC 40, en France, ou les FTSE 100 et 250, au Royaume-Uni. Ceux qu’on surnomme parfois aussi les  » Fat Four « , tant ils sont devenus énormes, conservent leur position dominante, malgré les nombreuses casseroles qu’ils traînent derrière eux. Epinglés pour avoir joué un rôle central dans la plupart des leaks (Panama Papers, Luxleaks, Malta Files, Paradise Papers…), ils défraient aussi la chronique dans des scandales nationaux, comme celui des supermarchés britanniques Tesco, celui de l’entreprise pétrolière Petrobas au Brésil ou du japonais Olympus. La liste est longue.

Pourtant, c’est eux que la Commission européenne embauche pour échafauder les règles fiscales européennes, ainsi que le divulgue un récent rapport de Corporate Europe Observatory (CEO), une ONG qui scrute le lobbying auprès des institutions européennes. Pour CEO, il est inacceptable que les  » Big Four  » continuent à être considérés comme des conseillers légitimes par l’Union européenne d’autant que le rôle de celle-ci dans la définition des règles relatives à l’évitement fiscal est de plus en plus grand.

Pas moins de 105 millions en 2016

L’évasion fiscale de multinationales, planifiée par ce quatuor de l’audit, fait perdre des milliards aux Etats. Or la Commission européenne verse, chaque année, des dizaines de millions d’euros à ces mêmes cabinets pour qu’ils lui fournissent des conseils en vue d’élaborer les règles en la matière. En 2016, selon CEO, elle a ainsi déboursé 105 millions d’euros au total pour les quatre. Ironique : en octobre 2014, PwC, Deloitte et EY recevaient 7 millions d’euros de la Commission pour une étude comparative des différents systèmes fiscaux et douaniers. Un mois plus tard, éclatait le Luxleaks qui démontrait comment les Big Four avaient conclu de superaccords fiscaux avec le Luxembourg pour plus de 300 multinationales, comme Ikea ou Pepsi, qui ne payaient parfois que 2 % d’impôts.

Ancien commissaire européen, Jonathan Hill (à dr.) est devenu conseiller senior chez Deloitte.
Ancien commissaire européen, Jonathan Hill (à dr.) est devenu conseiller senior chez Deloitte.© JOHN THYS/BELGAIMAGE

Malgré cela, l’exécutif européen, dirigé par l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a continué à rétribuer les quatre géants pour leur expertise, notamment en matière de prix de transfert, soit le prix des biens et services échangés entre filiales d’un même groupe, implantées dans des pays différents. Or, on sait que la manipulation de ces prix de transfert permet aux multinationales d’éviter l’impôt, en jouant sur la localisation de leur profit, et ce avec la complicité des Big Four qui en ont fait une de leurs spécialités : leurs sites Web vantent les mérites de leurs cellules spéciales  » Prix de transfert « , composées d’économistes, avocats, analystes financiers… Les montants en jeu sont astronomiques.

Mieux encore : les quatre cabinets se retrouvent dans les réseaux de lobbying les plus influents à la Commission européenne. Le rapport de CEO pointe, entre autres, le groupe European Business Initiative on Taxation (Ebit) qui réunit 21 multinationales comme GSK, Airbus, Huawei, Caterpillar, BP, et qui est très actif en matière de fiscalité. C’est PwC qui en assure le secrétariat. Détail troublant révélé par CEO : au registre européen de transparence des lobbyistes, Ebit déclare moins de 10 000 euros de dépenses en 2017, alors que PwC déclare avoir reçu d’Ebit entre 100 000 et 200 000 euros sur la même période. Cherchez l’erreur…

Séparer activités d’audit et de conseil

Enfin, l’ONG CEO pointe également les va-et-vient d’experts fiscaux entre les Big Four et la Commission, qui sont devenus courants. Ainsi, des fonctionnaires de la DG Taxsud (fiscalité) ou de la DG Fisma (secteur bancaire) sont d’anciens consultants ou managers de Deloitte, EY ou KPMG. Idem pour nombre d’attachés fiscaux de représentations permanentes auprès de l’UE. Dans le sens contraire, les quatre géants de l’audit recrutent d’anciens fonctionnaires européens. Ici aussi, les exemples sont nombreux. L’un des plus spectaculaires : il y a deux ans, l’ancien commissaire européen en charge de la finance, le Britannique Jonathan Hill, est devenu conseiller senior chez Deloitte.

Bref, pour Corporate Europe Observatory, il y a là dans tout cela d’évidents conflits d’intérêts. Par conséquent, les Big Four doivent être exclus des processus d’élaboration des politiques relatives à l’évitement fiscal. En Belgique, le CNCD -11.11.11, qui dissèque régulièrement le rôle des quatre, est du même avis.  » Pour nous, il y a deux mesures à prendre, avance Antonio Gambini, chargé de recherche pour l’ONG. Il faut protéger la prise de décision politique de l’influence des Big Four et surtout séparer strictement les activités d’audit de celle de conseil fiscal de ces quatre sociétés. C’est la confusion des genres qui est à l’origine des derniers scandales.  »

Les scandales se multiplient autour des Big Four : est-ce le signe de la fin d'un règne ?

La scission stricte des activités des Big Four n’est pas une problématique nouvelle. Mais elle semble de plus en plus pressante. Révélateur : en mars dernier, le régulateur britannique de l’audit, FRC (Financial Reporting Council), a demandé d’ouvrir une enquête pour savoir si les quatre cabinets devaient être démantelés en sociétés distinctes avec, d’un côté, l’audit et, de l’autre, les services de conseil notamment financier et fiscaux.

Multiplication des scandales

 » Il y a une perte de confiance dans la vérification des comptes et l’industrie de l’audit doit y remédier d’urgence « , a prévenu le directeur du FRC, Stephen Haddrill, dans le Financial Times, tenant là un discours totalement inédit. C’était juste après la faillite retentissante de Carillion, un géant de la construction au Royaume-Uni, dont KPMG avait encore vérifié les comptes en 2017. Le problème de la qualité de l’audit n’est pas limité à notre voisin d’outre-Manche. Ces dernières années, les scandales se sont multipliés en Europe et aux Etats-Unis, avec des amendes parfois salées infligées aux Big Four.

Souci : les quatre fonctionnent comme un cartel qui ne souffre quasi d’aucune concurrence et surtout peuvent se montrer parfois légères dans la vérification d’une entreprise qu’elles conseillent par ailleurs. En 2014, l’UE avait pourtant édifié des barrières entre activités  » audit  » et activités  » non audit  » des commissaires aux comptes, en tout cas pour leurs clients définis comme entités d’intérêt public (EIP), soit les sociétés cotées, les banques et les compagnies d’assurance. La directive UE visait les Big Four. Mais elle a été appliquée diversement par les Etats membres. Exemple : en Belgique, comme en Allemagne, certains services fiscaux peuvent être fournis aux EIP auditées, moyennant l’approbation par le comité d’audit de la société.

Le régulateur britannique parviendra-t-il à mettre fin à la position dominante des quatre géants outre-Manche ? Depuis trente ans, le marché de l’audit n’a cessé de se concentrer. On parlait encore des Big 8 en 1989 et des Big 6 jusqu’en 1998, avant les fusions de Ernst et Arthur Young et de Deloitte et Touche, puis de Price Waterhouse et de Coopers & Lybrand. En 2002, après la chute d’Arthur Andersen dans le sillage du scandale Enron aux Etats-Unis, on ne parlait plus que des Big 4. Aujourd’hui, certains experts prédisent la chute de l’une d’entre elles, tant leurs assises financières sont fragiles. Il suffirait d’un gros scandale de trop… Les Big 3 constitueraient alors une configuration intenable. Pourquoi ne pas réagir à temps en scindant radicalement leurs activités, comme l’avait déjà demandé le commissaire européen Michel Barnier il y a quatre ans ?

En Belgique aussi…

Les scandales se multiplient autour des Big Four : est-ce le signe de la fin d'un règne ?
© DIETER TELEMANS/ID PHOTO AGENCY

La proximité entre les Big Four et les décideurs publics pose également question chez nous où les va-et-vient entre les deux sont multiples. Exemple parmi d’autres : Kristian Vanderwaeren (photo), l’un des grands patrons de l’administration fiscale, à la tête des Douanes et accises depuis 2015, est un ancien d’EY où il a travaillé pendant près de dix ans jusqu’en 2006. Autre exemple : Stefaan De Baets a été premier attaché aux Finances durant vingt ans avant d’être détaché au comité fiscal de l’OCDE, dès 2011, pour élaborer les règles restrictives en matière de prix de transfert dont il est devenu un brillant savant. Il y a vingt mois, PwC l’a recruté.  » Une sacrée perte pour l’administration qui n’a pu retenir ce spécialiste plus compétent que ses supérieurs hiérarchiques au SPF « , estime un expert du Réseau pour la justice fiscale (RJF).

Stefaan De Baets a rejoint, chez PwC, Isabel Verlinden, gourou en matière de prix de transfert et cerveau des Excess profit ruling (EPR), ce système de rescrits fiscaux dont ont bénéficié une trentaine de multinationales auprès du fisc belge et que la Commission européenne a condamné début 2016 jugeant qu’il s’agissait d’aides d’Etat déguisées. Les EPR, c’est justement ce qui a valu à Mathieu Isenbaert, l’ancien chef de cabinet du ministre des Finances Van Overtveldt (N-VA), d’être mis sur la sellette, lorsqu’il a ouvert un cabinet d’avocats, mi-2016, pour défendre les multinationales concernées par la décision de la Commission. Mathieu Isenbaert venait, lui aussi, des Big Four : d’abord senior manager chez Deloitte jusqu’en 2012, puis directeur chez EY jusqu’en 2014, lorsqu’il a rejoint Van Overtveldt.

Les Big Four ont également été éclaboussés par des scandales en Belgique. Ce fut le cas lors de la faillite frauduleuse de Lernout & Hauspie dont KPMG avait validé les comptes.

Le procès s’est terminé en 2010 par un non-lieu pour le cabinet d’audit. Plus récemment, en 2015, deux anciens cadres supérieurs de KPMG Belgique ont été condamnés par la cour d’appel d’Anvers pour avoir mis en place une construction juridique fiscale frauduleuse pour des entrepreneurs allemands. Des réviseurs d’Ernst & Young ont aussi été poursuivis et placés en détention préventive dans un dossier de fraude fiscale, au début des années 2000, à Anvers. Le procès a finalement, abouti quinze ans plus tard, à un acquittement des prévenus.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire