Narcisse, Le Caravage, vers 1598-1599 (110 cm × 92 cm). © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - GALERIE NATIONALE D'ART ANCIEN, ROME

Au fond du miroir

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Peter de Caluwe, le directeur général de La Monnaie.

Presque deux mois pour obtenir un rendez-vous… Ce n’est pourtant pas l’interview du pape ou du Premier ministre. Mais, comme l’a répété l’attachée de presse du directeur du théâtre royal de La Monnaie :  » Peter n’a pas le temps avant et pas question de le déranger pour connaître son choix d’oeuvres d’art !  » Bon. Peter de Caluwe est une star. Arrive tout de même le grand jour, un mercredi après-midi radieux, dans un immeuble sans charme occupé jadis par la Banque nationale de Belgique. C’est ici que, deux ans plus tôt, toute l’équipe de La Monnaie s’est installée, le temps des travaux de rénovation de  » la maison d’opéra fédérale au sein de la capitale de l’Europe « . Lino vert sous les semelles et faux plafonds à petits caissons au ciel. Jusqu’à ce que le patron, vêtu d’un complet de couleur taupe à l’étoffe riche et au poil soyeux, vous accueille dans son bureau de style Second Empire  » revisité « .

Très avenant, Peter de Caluwe est enthousiaste à l’idée de parler de ses oeuvres d’art préférées. Et, petites notes sous la main, il s’installe à sa table de réunion après avoir lancé un  » de brief is perfect  » à son assistante, qui occupe le bureau voisin.  » Dommage que nous devions faire l’interview ici, amorce-t-il. Normalement, nous aurions dû être de retour dans nos murs. A cause de ces retards, rien que cette année, nous avons été obligés de réorganiser deux fois notre saison « , déplore-t-il, mais fier tout de même à l’idée d’y être arrivé. La Monnaie poursuit ses spectacles sous un chapiteau éphémère dressé sur le site de Tour & Taxis. La faute aux travaux, la faute aux recours sur les appels d’offres, la faute au terrain marécageux… En tout cas, la rénovation prévue initialement pour huit mois en compte aujourd’hui quinze de plus. Au temps des coupes budgétaires,  » c’est plutôt difficile à digérer « . Peter de Caluwe ajoute :  » Nous n’en sommes que plus heureux de réussir à innover à travers des spectacles de qualité. Vous verrez, je suis presque certain que des spectateurs seront tristes de quitter le site de Tour & Taxis en juin prochain.  »

La scène, plus que la cène

Le boss, depuis dix ans, de l’auguste institution, n’était pas destiné à rejoindre le monde lyrique. Rien ne l’augurait, en dépit du fait d’avoir été bercé pendant neuf mois par les airs de sa maman, chanteuse de son état, et d’être né dans une famille où tous tâtaient du théâtre en amateur. Passionné de scénographie dès son enfance mais fuyant la lumière de la scène, Peter de Caluwe réalise des décors de théâtre, imagine des affiches et fait jouer ses parents dans de petites pièces.  » J’aimais raconter des histoires, créer une autre réalité, exprimer des non-dits ou des choses qui m’interpellaient et dont il était très difficile de discuter chez moi… Le théâtre symbolisait donc un espace où l’on pouvait s’exprimer plus librement. « Un peu étonné de ses propres confidences, l’homme se redresse et, posant les mains sur la table, précise avec amusement que ce n’est pas du tout ce à quoi il s’attendait.  » Mais ça me convient très bien car, avant tout, c’est le contact humain que je préfère. Plutôt que de préméditer mes réponses, j’aime réagir à l’instant présent et à la rencontre. Par contre, et je m’en excuse déjà, j’ai plutôt tendance à être out of the box, donc je suis donc un peu difficile à suivre.  »

Revenant sur son parcours, il confesse avoir voulu être pape jusqu’à ses 13 ans et c’est en constatant  » l’hypocrisie  » du milieu et la longueur des carrières qu’il finit par changer d’avis.  » Je cherche toujours la communauté, je m’y sens aussi bien que dans un cocon. Mais quelle ne fut pas ma déception de constater qu’à peine sorti de l’église, le dimanche, les gens se remettaient à se poignarder dans le dos… Ça m’a fait beaucoup réfléchir. Or, pour moi, une communauté ça sert à se serrer les coudes, à s’entraider. Loin de nous séparer, l’Eglise devrait nous permettre de nous accepter les uns les autres… Et quand j’ai réalisé qu’à l’harmonie, elle préférait ladiscorde et qu’en plus, elle n’accepterait jamais des gens comme moi (NDLR : en couple depuis trente-sept ans, Peter de Caluwe a rencontré son mari à 17 ans), mon choix est devenu très clair « , assène-t-il d’un geste qui ne souffre d’aucune contradiction.  » Et c’est dans le monde artistique que j’ai retrouvé la « communauté » à laquelle j’aspirais. Finalement, c’est un peu la même chose à l’opéra : nous cherchons à ce que, malgré leurs différences, les gens présents dans la salle se retrouvent unis par la même émotion. La sacralisation des émotions qu’on trouvait à l’église avant, c’est aujourd’hui la transe qu’on peut retrouver dans des salles de spectacle et ça, c’est ma motivation !  »

Après quelques digressions donc, Peter de Caluwe finit par égrener son curriculum vitae et expliquer que c’est après avoir étudié la littérature et le théâtre qu’il rejoint, en 1986, Gérard Mortier, alors directeur de La Monnaie. Une expérience de quatre ans avant de s’envoler pour l’Opéra d’Amsterdam, où il passe  » dix-sept merveilleuses années  » en y occupant à peu près tous les postes. En 2007, il rentre au bercail pour devenir lui-même directeur de La Monnaie.

Narcisse et nous

Sa première oeuvre choisie ?  » N’en sélectionner que quelques-unes a été très difficile. En tout cas, je ne voulais pas prendre d’art contemporain parce que, à mes yeux, il reste très abstrait, un peu superficiel, beaucoup trop éloigné de l’être humain, que je considère comme le centre de tout. C’est amusant car, hier encore, on m’a demandé qui, parmi les morts, je souhaiterais convier à mon dîner idéal. Sans hésitation, j’ai répondu : Mozart, Zweig et Caravaggio. J’adore Le Caravage, même si c’était un mauvais garçon. Il ne cesse de me fasciner.  » Il soupire avant d’enchaîner :  » J’avoue qu’avoir ce brigand à ma table me ferait un peu peur mais je ne le condamnerais pas pour sa vie, j’aurais juste envie de comprendre pourquoi il était comme ça. C’est un leitmotiv chez moi, j’aime comprendre qui est l’autre, découvrir son âme et ses abîmes… Les rencontres sont comme des miroirs dont les reflets m’éclairent sur moi-même ou sur les choses de la vie. Quand on regarde Narcisse (NDLR : son premier choix donc), ce n’est pas son reflet qu’il nous donne à voir, ce n’est pas la beauté de cet être qui se reflète mais l’image de quelqu’un d’autre… Un homme plus âgé, le peintre peut-être ou même le Christ, qui sait ? Ce qui est très intéressant avec Le Caravage, c’est qu’il n’utilisait que des modèles qu’il connaissait, des vagabonds, des bandits, même les prostituées de luxe et de jeunes garçons avec qui il entretenait des relations. C’est hallucinant de se dire que le peintre des papes et des rois avait une vie si dissolue et que ça ne semblait gêner personne. Mais pour en revenir à Narcisse, ce jeune homme ne contemple pas sa beauté mais une altérité. Et c’est tout ce que je recherche à travers les rencontres que je fais, car à travers les autres, c’est finalement mon identité que je recherche.  »

Très sensible à la beauté, dont il confie qu’elle peut l’émouvoir aux larmes, Peter de Caluwe semble plus mal à l’aise à l’idée d’aborder sa propre image.  » Je pense que cette oeuvre me parle car je m’y reconnais un peu. J’ai eu une phase durant laquelle il m’était très difficile de me reconnaître sur les photos. Devant chaque cliché, je ressentais une distance entre ce que je pensais être et l’image que je renvoyais. Maintenant que j’ai dépassé les 50 ans, je me reconnais enfin et je constate que quelque chose n’a pas changé depuis toutes ces années. C’est un peu l’avantage de l’âge : l’âme finit par recouvrir tout l’espace et le physique s’efface.  »

L’épuisement des dieux

Plus mal à l’aise encore à l’idée d’avoir évoqué son physique, notre hôte verse de l’eau dans son verre et, mains croisées, attend impatiemment de passer à l’oeuvre d’art suivante. Memories of Lawn Tennis, de Fernand Khnopff. L’un des plus grands peintres et dessinateurs belges, originaire de Termonde, comme lui.  » Khnopff, pour moi, c’est le mystère. Un artiste très théâtral qui, par sa technique de mise en scène par la lumière, ira jusqu’à inspirer le festival de Bayreuth. Ce que je comprends puisque j’ai toujours trouvé Khnopff très wagnérien, très « gesamtkunstwerk » (NDLR : concept d’oeuvre d’art totale) comme on dit. Il a d’ailleurs réalisé quelques décors pour La Monnaie, dont celui de Parsifal.  » Plus mozartien que wagnérien, Peter de Caluwe n’hésite pas à qualifier le héros du répertoire allemand de  » sacré manipulateur  » :  » Mozart confronte les êtres humains à leurs instincts ; Wagner, lui, ne cesse de les confronter aux dieux. Avec lui, les hommes doivent devenir des dieux. Or, nous savons tous que c’est impossible. C’est sans doute pour ça qu’il m’est impossible d’écouter Wagner sans être épuisé. Avec Mozart, en revanche, nous pouvons être juste des hommes et ça, c’est fantastique.  »

L’art est une confrontation

Pour terminer : un autoportrait du compositeur, peintre et théoricien Arnold Schönberg.  » Savez-vous qu’il en a réalisé plus de 80 ? Pour être exact, il a réalisé 77 autoportraits de face et 7 de profil ; sans doute ce chiffre était-il en lien avec sa religion juive. Au-delà du fait qu’un compositeur s’attèle à la peinture – ce qui est déjà rare – Schönberg choisit de nous montrer uniquement son visage, et dans toutes les couleurs possibles. S’il renoue avec la tradition du portrait qui entendait valoriser avant tout l’individualité des êtres, on sent que Schönberg – tout comme Stefan Zweig, son contemporain – est en pleine recherche de son identité. L’antisémitisme gronde et croît de jour en jour, certains sentent que l’harmonie tranquille du siècle précédent s’effrite et que la sécurité du monde d’hier se révèle précaire.  »

A l’heure de le quitter, on demande à Peter de Caluwe à quoi l’art peut-il bien servir. Un peu fatigué, il se rabat sur le dossier de sa chaise et, la mine grave :  » A me faire réfléchir à ma condition d’être humain. Schönberg a connu des doutes que je n’ai sans doute pas eus mais je suis en totale empathie avec ce qu’il a vécu. L’art a le pouvoir de vous transporter à travers des choses que vous n’avez pas vécues et de vous en transmettre les leçons. A ce titre, l’art est une confrontation. Avec la vie, avec les autres et, finalement, avec soi-même.  »

Renc’art revient dans notre édition du 21 avril.

PAR MARINA LAURENT ? PHOTO : DEBBY TERMONIA

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