Les affrontements à Alep se sont déroulés de 2012 à 2016. La dernière bataille menée par l'armée gouvernementale et la Russie a délogé les rebelles de l'est de la ville, provoquant d'énormes dommages. © FRANCOIS THOMAS/ISOPIX

« L’islamisme ne pouvait pas prendre en Syrie »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Evêque de l’Eglise catholique chaldéenne à Alep, la ville martyre, Mgr Audo parie sur la tradition d’humanisme du pays pour croire encore en la cohabitation. « Le regard de certains sunnites sur les chrétiens a changé. »

Depuis octobre 1992, Mgr Antoine Audo est l’évêque de l’Eglise catholique chaldéenne à Alep, une des principales villes martyres de la guerre de Syrie, théâtre d’affrontements de 2012 à 2016 entre l’armée gouvernementale aidée de ses alliés et les différents groupes rebelles. Comme bon nombre de chrétiens syriens, il est resté fidèle au régime de Bachar al-Assad, qui s’est toujours affiché comme protecteur des minorités chrétiennes. Mgr Audo décrypte les conséquences du conflit.

Il y a maintenant presque deux ans que les combats ont cessé à Alep. Comment vont les Alépins matériellement et psychologiquement ?

En général, cela va mieux. Nous ne vivons plus au rythme des bombardements incessants comme cela a été le cas pendant six ans. Nous disposons de l’eau et de l’électricité : cela facilite la vie domestique comme le travail. Les écoles et les universités accueillent à nouveau les étudiants. En même temps, il faut reconnaître que, même à Alep, tous les affrontements n’ont pas cessé. L’aéroport n’a pas été rouvert ; ce qui est un signe de l’insécurité persistante. Et les habitants souffrent de la pauvreté et de la cherté de la vie : tout a été multiplié par dix par rapport à la période antérieure à la guerre. Or, les salaires n’ont pas changé. Une retraite de 30 000 livres syriennes correspondait avant guerre à 600 dollars ; aujourd’hui, ça n’en vaut plus que 60…

Mgr Antoine Audo, Alépin de naissance, ordonné évêque de l'Eglise catholique chaldéenne en 1992.
Mgr Antoine Audo, Alépin de naissance, ordonné évêque de l’Eglise catholique chaldéenne en 1992.© ANDREAS SOLARO/BELGAIMAGE

La guerre a-t-elle laissé des séquelles dans les relations interpersonnelles ?

Le conflit en Syrie n’a jamais été une guerre entre musulmans et chrétiens même si certains groupes armés ont tout fait pour qu’il le devienne en attaquant les quartiers chrétiens à Homs, les localités chrétiennes de Maaloula et Saidnaya ou les villages assyro-chaldéens de la Djézireh. Ils n’ont pas réussi parce que le gouvernement a été très ferme et n’a pas cédé à cette stratégie. C’est un signe de maturité politique.

Quel est l’état des relations actuelles entre chrétiens et sunnites ?

Le terreau de la guerre est l’insatisfaction des sunnites, la communauté la plus nombreuse de Syrie soutenue par l’extérieur, à l’encontre de la minorité alaouite au pouvoir. C’est la trame générale même si la réalité est plus complexe entre des niveaux confessionnel, ethnique et régional. J’ai été président de Caritas Syrie. Traditionnellement, chaque association s’occupe de ses ouailles. Les Eglises chrétiennes n’ont pas en temps normal à se mêler, aux plans organisationnel, social et humanitaire, du sort des tranches majoritaires de la population. La guerre a fait que nous avons beaucoup travaillé avec les musulmans. J’ai été témoin de leur reconnaissance, de leur découverte même de la présence chrétienne. Il ne faut en exagérer ou en idéaliser l’impact. Mais il y a eu une transformation du regard de certains musulmans. Malheureusement, une majorité de chrétiens syriens ne comprennent pas comment l’Eglise se met au service des musulmans. Jusqu’à aujourd’hui, il existe des réticences confessionnelles à cette démarche, à cause de l’extrémisme religieux de certains groupes sunnites, qui n’est pourtant pas le propre de tous les musulmans. Ces mouvements représentent un symbole, un danger, un rejet, une haine…

En mai 2016, à Rome, vous alertiez sur la possible disparition de la présence chrétienne à Alep. Etes-vous plus optimiste aujourd’hui ?

Je veux toujours être optimiste. Ma conviction profonde est qu’il faut tout faire pour qu’il y ait une présence chrétienne significative. La sacrifier serait un dommage pour tout le monde. Dans la réalité, la communauté chrétienne s’est affaiblie. On peut dire sans exagérer et sans se tromper que la moitié des chrétiens ont quitté la Syrie. J’espère leur retour. Mais il ne faut pas rêver. Si un noyau consistant de chrétiens demeure en Syrie, il pourra à court ou à long termes attirer des gens et créer de nouvelles dynamiques. Mais ce ne sera jamais comme avant.

Pour vous, la plus grande menace que recelait le conflit en Syrie était-elle l’arrivée au pouvoir d’islamistes violents ?

Je n’y croyais pas. Connaissant la Syrie, il était clair pour moi qu’il s’agissait d’une instrumentalisation politique et militaire pour déstabiliser le pouvoir et servir des agendas. Je la regrette fortement parce qu’elle a entraîné beaucoup de souffrances et de dégâts.

Cet extrémisme islamiste est-il étranger à la pratique de la religion musulmane en Syrie ?

Même si elle est faite de sociétés confessionnelles traditionnelles, la Syrie a une habitude d’humanisme et entretient des dynamiques de vivre ensemble et de respect mutuel. C’est pour cela que l’extrémisme ne pouvait pas prendre en Syrie.

Une partie des insurgés au début de la révolte ne nourrissaient-ils pas des aspirations légitimes et bénéfiques pour la population ?

C’est une question très délicate. On ne peut parler de la Syrie comme d’un pays démocratique à l’occidentale. Elle a une autre structure et une autre histoire. Le gouvernement actuel se revendique du Parti Baath qui se dit laïque. Mais quelle est cette laïcité ? Il faut situer ce discours dans le cadre d’une société religieuse traditionnelle. C’est très complexe. Il y avait certainement des aspirations à plus de libertés. Moi, j’insiste beaucoup sur l’importance de parler en vérité. Il faut sortir d’un discours idéologique et regarder la réalité en face, ne pas avoir peur de nommer les difficultés pour trouver, ensemble, des solutions de justice. Cela suppose beaucoup de formation, de culture, d’être libéré de toutes les peurs qui nous habitent.

Tous les prix ont été multipliés par dix par rapport à l’avant-guerre.

Est-ce possible dans la Syrie actuelle ?

C’est possible. Il faut toujours essayer. Ce chemin suppose beaucoup de travail, de patience. Ce n’est pas facile. Or, en général, on préfère choisir des solutions faciles, rapides, qui mènent à la violence.

Des rebelles d’Alep ont été transférés dans la région d’Idlib. Que faut-il faire de cette dernière poche de la rébellion ? Approuvez-vous l’accord russo-turc de délimitation d’une zone démilitarisée ?

Oui parce qu’il a calmé les violences et qu’il donne du temps de réflexion pour trouver une solution politique durable. Mais je le trouve aussi très artificiel. Faire d’Idlib un symbole de résistance alors que la région est habitée par des sunnites ordinaires peut être contre-productif. Beaucoup d’habitants de la ville et de la campagne alentour étaient des fonctionnaires de l’Etat à Alep, des serviteurs des institutions. L’argent a joué un grand rôle dans le recrutement des  » rebelles « . On payait 1 000 dollars mensuel à chaque combattant alors que le simple fonctionnaire en touchait à peine 100. Le conflit syrien peut être analysé à travers ses financements, à travers le commerce des armes…

Autant d’interférences orchestrées depuis l’étranger, selon vous ?

Oui. Quand je l’affirme, cela ne plaît pas aux Occidentaux.

Les autorités religieuses et la population ressentent-elles le poids de la présence russe à Alep ?

De façon générale, elle n’est pas ressentie comme un poids par les chrétiens syriens. La majorité d’entre eux sont des orthodoxes. Et même les catholiques sont enclins à proclamer que Vladimir Poutine est un sauveur. Les attitudes peuvent être fort différentes de la part des sunnites.

Une cohabitation harmonieuse entre sunnites, alaouites et chrétiens est-elle encore possible en Syrie ?

Je le crois. Au-delà de la guerre, la Syrie reste la Syrie avec son histoire et sa culture. Finalement, c’est cet héritage qui va l’emporter.

Face à des communautés musulmanes, sunnites ou chiites, qui affichent de façon très ostensible leur foi, quelle doit être l’attitude du chrétien en Syrie ?

Il faut regarder, comprendre, situer dans le contexte historique, être soi-même. Pour moi, être croyant implique d’être capable de dialoguer avec la modernité. Ce n’est pas sombrer dans l’ignorance, la peur, les condamnations des uns et des autres. Les musulmans ont besoin de cet exemple-là.

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