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Un « responsable du bonheur » peut-il vraiment rendre les employés heureux ?

Caroline Lallemand
Caroline Lallemand Journaliste

La fonction relativement récente en entreprise de « Chief Happiness Officer » nous vient en droite ligne de la Silicon Valley. Mais est-elle transposable à la mentalité des sociétés européennes ? En quoi consiste au juste cette nouvelle casquette de « Responsable du bonheur », et porte-t-elle ses fruits ?

La quête du bonheur est à la mode en entreprise. Surtout au sein de la génération Y, définie comme « nomade, rebelle et indépendante » et très sensible à l’équilibre vie privée/vie professionnelle. Mais aussi, pour les plus âgés confrontés à une pension à l’horizon de plus en plus lointain. De nombreuses études universitaires, essentiellement nord-américaines (MIT ou Harvard) ont montré qu’il existait bel et bien une corrélation positive entre la proportion de salariés heureux et leur performance. Selon ces recherches, un salarié épanoui est, en moyenne, deux fois moins malade, six fois moins absent et neuf fois plus loyal à son entreprise.

Laurence Vanhée a ouvert la voie dans notre pays pour montrer qu’il est possible de travailler dans la joie et la bonne humeur tout en étant performant. Cette ancienne collaboratrice du SPF Sécurité Sociale – elle y a développé une stratégie de ressources humaines centrée sur le bonheur du personnel – s’est auto-proclamée « directrice générale du bonheur » et a ouvert son cabinet de conseils Happyperformance. Elle est aussi l’auteur d’un best-seller Happy RH, le bonheur au travail (2013).

Si la fonction est courante dans les entreprises de la Silicon Valley, où des CHO font la pluie et le beau temps dans de jeunes entreprises technologiques, actée de la sorte, elle est encore rare en Belgique. En France, la préoccupation a carrément explosé l’année dernière avec la multiplication de ces postes atypiques. Sur un site d’offres d’emplois fortement fréquentés, le nombre d’annonces pour ce genre de fonctions a augmenté de 967 % entre 2014 et 2016, rapporte Le Parisien.

Projet pilote

L’été dernier, Virginie Vandersmissen, s’est vu proposer un nouveau défi en mi-temps avec sa fonction de planning manager au sein de l’agence belge de solutions digitales Tapptic: endosser ce rôle de « Chief Happiness Officer ». Chez Tapptic, la jeune trentenaire a dû créer sa fonction de toutes pièces, à sa manière. Elle continue d’ailleurs de tâtonner. « Je me suis beaucoup renseignée au début, parce qu’il n’y a pas de coaching ni de certification vu que c’est quelque chose de complètement nouveau. J’ai lu beaucoup d’articles sur Internet, sur des blogs, regarder des tutos d’autres « Happiness Officer » aux USA et j’ai essayé de répliquer cela au niveau de notre société », nous explique-t-elle.

C’est sa nature communicante et le fait qu’elle soit à l’écoute de son entourage au quotidien qui a motivé son CEO, Christophe Châtillon, à lui confier cette tâche, selon elle. « Le côté humain est tout aussi important pour lui que le côté stratégique et de production. C’est un projet pilote en Belgique avant Paris et la Pologne où nous sommes aussi présents », explique Virginie Vandersmissen dont la force est aussi d’avoir, en tant que planning manager, une vue d’ensemble sur les projets et les missions des employés et d’être en contact privilégié avec chaque project manager.

Virginie Vandersmissen, Chief Happiness Officer chez Tapptic.
Virginie Vandersmissen, Chief Happiness Officer chez Tapptic. © PG

Pourtant, la fonction de « responsable du bonheur » fait encore sourire et reste étonnante dans les entreprises belges. « Au début, tant dans ma vie privée que professionnelle, j’avais beaucoup à prouver, car les gens me disaient : ‘t’es gentille, t’es responsable du bonheur, mais voilà c’est juste rigolo, c’est juste un titre’. On m’a prise un peu au second degré. De plus, mes collègues ne comprenaient pas trop le but, car il y avait déjà une responsable des ressources humaines au sein de la société. »

Elle situe son rôle entre de la communication et de la gestion de ressources humaines avec une part d’événementiel. « Je suis un peu la confidente de mes collègues, s’ils ont des problèmes, qu’ils ne se sentent pas bien par rapport à des projets ou même qu’ils rencontrent un souci avec leur ordinateur. Pour les petits problèmes du quotidien, ils ont mon oreille attentive. »

Les premières activités mises en place ont été des petits déjeuners mensuels. Tous les premiers vendredis du mois, les équipes des différents bureaux sont réunies à Bruxelles et à Liège autour de viennoiseries dans une ambiance agréable. L’initiative surfe sur les saisons en fêtant la galette des rois ou la chandeleur pour varier les concepts.

Ramener l’humain au centre du débat

En plus d’être des moments conviviaux de cohésion, la communication y est (re)mise en avant. « Ce sont des moments propices pour notre CEO ou tout autre membre de la direction pour communiquer sur le bilan de l’année écoulée ou sur les projets à venir. C’est aussi une manière de lancer un nouveau concept et d’avoir du feed-back lors d’un moment plus convivial. Vu qu’on est une société de services numériques, on est la plupart du temps derrière nos ordis ou nos tablettes, on communique beaucoup via Workplace, le Facebook d’entreprise. J’essaie de stimuler la parole et les échanges de vive voix. Car ce qui prime dans le service, c’est l’humain et c’est peut-être même doublement important dans notre secteur de ramener l’humain au centre du débat. »

Complémentaires aux échanges physiques, les « walls » font aussi leur apparition dans les sociétés qui se lancent dans la stratégie « happiness ». Un « mur des bonnes nouvelles » est, par exemple, affiché dans les espaces communs. Son but est d’informer de l’arrivée d’un nouveau collaborateur ou d’annoncer la signature d’un nouveau projet, mais aussi des choses plus privées comme des mariages ou des naissances. Ou encore, des informations sur le réaménagement et la décoration des bureaux en open space. Y sont aussi distillés des conseils pour mieux dormir ou gérer la priorité de ses tâches au travail. Sur un autre mur fleurit un mélange bigarré de photos corporate et d’évènements plus ludiques auxquels participent les employés. « Finalement, on travaille 8 heures par jour, mais on est ici 10 heures, le temps d’arriver, de prendre son café, etc.,… alors, autant rendre l’atmosphère chouette, ludique et sympa. Au final, un employé heureux au travail sera plus proactif et fournira du travail de meilleure qualité », confie Virginie Vandersmissen.

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Chez Tapptic, on n’évite pas non plus le cliché du coin détente à la Google ou Facebook. Agrémenté de canapés, de gros poufs et de chaises « oeufs » qui permettent de s’isoler, l’endroit fait aussi office de salle de jeux pendant les heures de pause. La société a investi dans une Arcarde, des jeux de société et encore dans une Xbox One. « On fait des choses ludiques toutes simples qui peuvent stimuler les équipes, mais elles ont lieu en dehors des heures de bureau », précise Virginie Vandersmissen. « En fin d’année, on a aussi organisé un ‘Escape Hunt’ et je viens de mettre en place les ‘last wednesday drinks' » ajoute-t-elle insistant sur le fait que les activités qui se font en dehors des heures de travail ne sont pas boudées.

L’équipe restreinte, au total 50 personnes réparties à Bruxelles et Liège, et la moyenne d’âge tournant autour de la trentaine, constituent une cible propice à ce genre d’activités. Au niveau de la flexibilité des horaires, le télétravail est encouragé un jour par semaine, une opportunité qui n’est pas pour déplaire à ces jeunes travailleurs. Sur le plan de la santé, Tapptic collabore avec une société de livraison hebdomadaire de paniers de fruits afin de proposer en permanence un en-cas sain à son personnel.

Un salarié bien dans ses baskets = un salarié plus performant

Mais est-il vraiment possible de transposer ce concept venu tout droit de la Silicon Valley en Belgique ? A cette question, Virginie Vandersmissen se montre plutôt mitigée : « Oui et non. Oui, parce qu’on essaie petit à petit qu’il y ait un esprit ‘cool’. J’entends par là: ‘jeune, dynamique, ludique’. Mais, d’un autre côté, on doit aussi dégager une image professionnelle pour nos clients. On a de gros clients dans les médias, dans les banques…On arrive à marier cet esprit cool avec une image professionnelle, ce qui est très important pour nous. On est ‘que’ 50 au total, donc, l’ambiance est assez familiale. A côté de ça, on est avant tout une entreprise IT et on doit livrer des services dans les délais avec une certaine qualité. »

Le secteur des nouvelles technologies est toutefois parfois un frein à certains types d’activités. C’est le cas du yoga. Alors que de nombreuses entreprises introduisent la notion de mindfullness dans leurs départements, l’environnement « geek » de Tapptic composé d’une majorité de développeurs ne favorise pas ce genre d’initiatives zen, selon la CHO.

Les employés de leur côté réagissent de manière très enthousiaste aux autres activités proposées. « Dans un environnement IT, on a toujours cette image du ‘geek’ isolé derrière son ordinateur – mais qui ne travaille pas derrière un écran toute la journée ? – pourtant, ils sont super motivés. » Virginie Vandersmissen dit recevoir beaucoup de feed-back positif. Un retour primordial pour pouvoir continuer dans la même direction ou rectifier le tir. Dans ce sens, tous les 3 mois, un questionnaire anonyme SSI (Staff Satisfaction Index) est envoyé à chaque employé afin d’évaluer son degré d' »happiness ». Grâce aux résultats anonymes et aux suggestions de certains, le résultat a déjà augmenté ces derniers mois a pu constater Virginie Vandersmissen. Car, le but ultime n’est-il pas qu’un salarié bien dans ses baskets soit un salarié plus performant qui répande, de surcroît, la joie de vivre autour de lui, créant par boule de neige un cercle vertueux durable ?

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« Le bonheur ne s’impose pas ! »

Le bonheur au travail, cette cadre en fin de carrière l’a, par contre, complètement perdu après l’implémentation de ce style de stratégie par une consultante belge dans sa société. « J’ai eu une longue et belle carrière heureuse. Pendant des années, le bonheur au travail, je l’ai connu sans me poser de questions au quotidien. J’allais au travail avec plaisir. Mais, il y a 4 ans, ma société a mis en place une nouvelle stratégie où l’on prônait la confiance et le bonheur au travail. A partir du moment où l’on a imposé ces notions, j’ai remarqué que tout se dégradait, que cela devenait quelque chose de terriblement artificiel. On essayait de nous l’imposer, avec des tables de ping-pong, des séances de massage, des services de conciergerie qui au final font travailler les employés plus longtemps le soir, etc.,…Ce qui paraissait très agréable au début s’est révélé complètement artificiel avec des rapports faussés. Et tout cela, pour une meilleure productivité et performance des employés », témoigne-t-elle sous couvert d’anonymat. Au bout du compte, cette nouvelle stratégie, entre autres éléments déclencheurs, ne lui a donné une seule envie : tout arrêter. « Je ne sais plus ce que c’est le bonheur au travail, le malheur oui », nous confie-t-elle.

Cette employée en communication au sein d’une grande entreprise française a petit à petit remarqué de plus en plus de souffrance chez ses collègues. Et selon elle, il n’y aurait pas de conflit générationnel, cette souffrance se fait ressentir chez les seniors comme chez les plus jeunes collaborateurs qui se sentent tout aussi mal à l’aise face au nouveau vocabulaire américain employé ou au réaménagement des bureaux en open space. « Du jour au lendemain, on a vu apparaître des ‘happy day ! et ‘happy holidays’ à la fin de nos mails, ainsi que des smileys sur les portes des bureaux pour définir notre humeur du jour, mais ce type de communication anglo-saxonne n’est pas transposable en France, la mentalité est trop différente. »

Culpabilité

A ce mal-être peut aussi se superposer une véritable culpabilité pour l’employé qui ne se sent pas heureux alors que tous ses collègues autour de lui le sont, ou du moins, font semblant de jouer le jeu imposé par la hiérarchie qui adhère, elle, au concept. Une seule envie surgit alors: fuir. L’option leur est toutefois vite déconseillée, car le marché de l’emploi est très fermé en France.

Pour cette employée désenchantée, la stratégie de bonheur au travail ne peut pas être la même dans une start-up à l’américaine que dans les grandes entreprises plus traditionnelles de 3000-4000 salariés. Elle fustige aussi le fait que l’approche soit uniforme et ne s’adapte pas aux spécificités de chaque société en particulier.

Petit à petit, elle remarque que la suspicion sur le bonheur au travail s’élève et que la notion commence à être dépassée. « Déjà, ce concept de table de ping-pong, c’est d’un ringard ! Je pense qu’on en reviendra assez rapidement. On va analyser la situation et revenir à une situation plus sérieuse et plus spontanée. Le bonheur, il ne s’impose pas ! », lance-t-elle. A la place, elle propose plutôt des cours de philosophie ou de consulter des sociologues, « car ce qui se passe aujourd’hui est contraire à tout ce qu’on a pu apprendre en philosophie sur le bonheur« , conclut-elle.

Chief Happiness Officer

Le CHO, ou « l feel good manager », a pour objectif de créer des conditions dans lesquelles les salariés vont trouver du bien-être, un des premiers facteurs de la performance individuelle et collective. A l’origine, le concept a été créé par Chade-Meng Tan, un ingénieur américain, 107e salarié embauché par Google, qui a changé de métier pour se concentrer sur le développement des personnes et leur bien-être. Il a donc inventé la fonction de « jolly good fellow » (« super bon camarade ») et est devenu le premier Monsieur Bonheur. Aujourd’hui milliardaire, il enseigne la méditation.

3 lectures pour aller plus loin

Tony Hsieh, L’entreprise du bonheur, Ed. Leduc (2011),

Alexander Kjerulf, Happy Hour is 9 to 5, Ed. PINE TRIBE (2014)

Laurence Vanhée, Happy RH, le bonheur au travail, Ed. La Charte (2013).

Lire aussi notre article: « Enfin heureux au boulot »

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