Portrait de Ludwig van Beethoven composant Missa Solemnis, Joseph Karl Stieler, 1819-1820. © BEETHOVEN HAUS BON-PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS

Comme un guépard

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le violoniste Lorenzo Gatto.

Un an que Lorenzo Gatto n’avait pas accordé d’interview. C’est après un concert à Paris et des répétitions en Suisse qu’il se pose cet après-midi dans le lounge d’un bel hôtel bruxellois où il n’avait jamais mis les pieds. Ensuite, il donnera ses cours à la Chapelle musicale Reine Elisabeth avant de s’envoler pour deux concerts à Londres et de terminer l’enregistrement de son deuxième opus consacré à Beethoven. Après quelques hésitations, il opte pour une minitable dans un petit coin près de la fenêtre pour  » mieux profiter de la lumière qui nous fait tellement de bien « , glisse-t-il comme pour lui-même. Posé sur le velours du canapé, mains sous les cuisses, il meuble un peu le silence ; à l’aise sans toutefois vraiment l’être. Physiquement, il a du Pierre Niney en plus parfait et, à l’instar du comédien, une discrétion, un recul et une lucidité qui désarçonnent un peu. Mais de Gatto, il se dégage aussi un charme sage et secret, une assurance sobre sous laquelle pointe l’accent infinitésimal du sud de la capitale qui n’est pas sans rappeler que le garçon est joliment né.

D’emblée, il confie être heureux d’entamer un nouveau chapitre de sa vie, celui où on quitte son nid pour jouer la plupart du temps à l’étranger. Couvé en effet par le public belge qui – depuis sa percée au concours Reine Elisabeth en 2009 (2e lauréat et prix du Public) – a fait de lui une petite star nationale, le violoniste précise qu’il est bon d’abandonner le confort parfois mondain que lui offre le Royaume pour se frotter à l’international où la concurrence aujourd’hui est sacrément féroce.  » Un bon stimulus, une belle émulation à condition de ne pas céder à la pression du marché qui aurait tendance à faire entrer tous les musiciens dans un moule.  » Le genre  » intello jet-set « , ajoute-t-il avec sagacité avant de commander un grand café qu’il finira par oublier. Pas évident non plus de prendre sa place sur ce marché quand on a été élevé  » discrètement  » et éduqué par des professeurs qui insistaient sur le fait qu’il fallait avant tout  » faire les choses par honnêteté « . Lorenzo Gatto explique avoir toujours pensé, naïvement sans doute, qu’à force de travailler, sa carrière se construirait d’elle-même ; il regrette de constater que, hélas, comme partout ailleurs, l’image compte presque autant que le travail :  » Il faut se vendre tout le temps et j’ai beaucoup de mal avec ça. Pourtant, même les très grands musiciens ont dû apprendre à pousser des portes…  » Apprendre à être un peu plus outgoing, en quelque sorte, se forcer à prendre sa place pour ne pas avoir à regretter un jour de ne pas s’être produit sur les plus belles scènes du monde. Préserver son authenticité tout en jouant le jeu du système semble être son grand défi aujourd’hui.

Hier, la grande question était de savoir s’il continuerait le violon. Chaque année, en effet, Lorenzo Gatto était prêt à lâcher l’archet tant l’instrument était un peu entré dans sa vie par hasard. En fait, comme dans toutes les familles où l’on pense que c’est bien pour un enfant d’en apprendre un.  » C’est à la fois ma force et ma faiblesse. Jamais je ne m’étais dit « Plus tard, je ferai Carnegie Hall ». J’avais envie d’être jardinier et, surtout, pilote d’avion ( NDLR : ce qu’il est devenu par ailleurs).  » C’était avant l’année qu’il vient de traverser. Une année difficile, faite de grands questionnements, ce qu’on appelle communément une grosse crise ou plus poétiquement une tempête morale. Mais, depuis, grand soleil ! Le musicien se déclare  » libéré « , enfin détaché de l’image qu’il s’acharnait à donner de lui, celle  » du mec qui fait tout bien et ne rate jamais rien « . Depuis qu’il a appris à dire non et qu’il prend le risque de  » rater le train « , son rapport à son instrument est devenu viscéral, il a pris confiance en lui et ne s’interroge plus sur sa légitimité, ses complexes ou ses mérites.

Wolfgang Amadeus Business

Pour sa première oeuvre, Lorenzo Gatto a choisi Le Christ à la colonne, ce tableau de Caravage qu’il a découvert durant ses classes à Vienne auprès de Boris Kuschnir, un professeur très sévère, du genre discipline soviétique qu’il a rejoint après avoir échoué au concours Reine Elisabeth en 2005. Une rupture avec le confort ambiant de l’enseignement musical belge très en dessous de ce que la Belgique inspirait jadis aux violons du monde entier :  » C’était une expérience très austère, très difficile et j’étais très isolé. Ça m’a aussi permis de me responsabiliser par rapport à ma carrière, de devoir me gérer pour réussir et de m’apprendre que, si on se plante, c’est pour soi uniquement. Ça a marché, grâce à ce professeur : quatre ans plus tard, j’étais au Reine Elisabeth.  »

Difficile de parler d’art visuel quand on place la musique au-dessus de tout.  » Elle parle autant au conscient qu’à l’inconscient. Avec elle, le corps vibre physiquement, on sent frémir autant ses cellules que ses fesses… Et puis, elle rend le temps un peu plus élastique… Un peu comme Caravage : avec lui, plus qu’un tableau, c’est une excitation de la scène, une pureté absolue du mouvement.  » Ce n’est donc pas pour le Christ, ses souffrances ou son sacrifice que Gatto a choisi cette toile. D’ailleurs, concernant le Christ, le violoniste s’avoue très mitigé. Sans doute était-il  » très charismatique « , pour le reste, Lorenzo semble très dubitatif. Pourtant, la religion lui plaît plutôt bien, comme le fait d’aller à la messe, comme sa maman, le dimanche, un rendez-vous hebdomadaire qu’il faudrait selon lui plutôt encourager :  » C’est un lieu de cohésion sociale. Sans compter que les gens sont souvent trop sûrs de leur petite spiritualité individuelle, ils disent pouvoir se passer de Dieu. C’est un peu orgueilleux : aujourd’hui, on est plus dans le « supermarché spirituel » que dans la spiritualité. Or, c’est important de se dire que quelque chose de plus grand que nous nous dépasse.  » Même si, personnellement, Lorenzo Gatto le confesse, il croit plus en Beethoven qu’au Messie. Sans doute parce que, quand on est musicien, il est très difficile de conserver un esprit naïf à l’égard de Dieu ou de la foi. Et puis, surtout, Beethoven, c’est son grand amour, un homme tellement pur que, à côté, Mozart passerait presque pour un compositeur pop.  » Un génie sans doute mais également un enfant du système poussé par son père à faire du commercial. J’adore Mozart mais c’était quand même une business machine.  »

Ludwig l’immortel

Pas comme Beethoven, son deuxième choix et son grand dada, le seul compositeur qui n’a jamais perdu ni sa pureté ni sa naïveté, encore moins son optimisme tant la foi qu’il portait en l’humanité était grande :  » Brel disait que tous les hommes meurent à 17 ans, après ils ne rêvent plus mais ne font que réchauffer les rêves qu’ils avaient. Si c’est vrai, Beethoven n’est jamais mort.  » Et d’ajouter que si le compositeur donne l’image d’un homme sombre, il en est pourtant bien loin.  » C’est le seul à n’avoir jamais cédé au cynisme ambiant, cette attitude qu’ont les hommes à trouver des réponses simples aux questions complexes, une réaction naturelle aux crasses du monde en quelque sorte. Le cynisme, c’est le lieu où l’humour et le malheur se rencontrent.  »

Et, poursuivant sur son Dieu perso, Lorenzo Gatto finit par conclure que Beethoven est en réalité l’anti-Dorian Gray (personnage d’Oscar Wilde dont le portrait pourrissait aussi vite que son âme à chacun de ses méfaits alors que son visage, lui, restait intact) ; un compositeur devenu laid, voûté et sourd mais dont l’émerveillement et la pureté intérieure continuent d’étinceler à travers toute son oeuvre.

L’art populaire, la subversion et l’élite

Pour clore sa sélection, Lorenzo Gatto hésite un peu. Parce que, sur le fond, aucune oeuvre d’art n’égalera jamais l’extraordinaire beauté de la nature, cette nature qui lui rappelle la campagne où il a eu la chance de grandir. D’autant qu’il est très difficile de juger de la qualité d’une oeuvre d’art, encore plus lorsqu’il s’agit d’art contemporain.  » Il faut un certain recul, que l’on a pas encore. Personnellement, j’ai tendance à penser que ce qui prend du temps à se faire en prend encore plus à se défaire.  » C’est pour ça qu’il choisit une oeuvre de Wim Delvoye, star de l’art contemporain mais artisan quand même dont le savoir-faire joue à égalité avec l’idée. Car l’art contemporain, surtout le conceptuel, n’a, selon lui, plus grand-chose à apporter :  » Ce qui me dérange, c’est la subversion qui n’en est pas une, c’est d’un ennui ! Ici encore, certains artistes s’engouffrent dans la provocation pour plaire ou pour vendre alors qu’aujourd’hui, la subversion n’existe plus.  » Sans compter qu’au niveau esthétique, c’est la loi du moindre effort  » typique de notre époque individualiste « , soutient le violoniste, avant de porter le coup de grâce :  » Un art qui ne propose souvent plus qu’un raccourci vers une émotion simpliste et parfois vulgaire.  »

Pourtant, l’art populaire ou la pop culture, Lorenzo Gatto en est plutôt fan. Ce qui le dérange, fort, dès lors, c’est la tendance de notre société à rejeter toute idée d’élitisme alors que, fondamentalement, considère-t-il, l’élite est la gardienne du raffinement. Ni snob ni égoïste, c’est avant tout une classe de gens qui se  » distinguent  » des autres :  » C’est un artisan qui met son coeur pendant longtemps dans une oeuvre, ce sont des chercheurs qui publient des thèses à l’université et que personne ne lit. C’est important car ils préservent la société de la débilité et de l’argent. Jadis, quand la bourgeoisie accédait à l’aisance, elle s’obligeait à s’éduquer et à partager cette connaissance acquise pour faire du monde un endroit plus raffiné et plus exigeant.  » Le jeune musicien conclut alors sur le constat que, malheureusement, aujourd’hui, les gens qui ont de l’argent achètent des choses qui ne valent rien en termes de travail ou d’esthétique.  » Ils achètent une oeuvre qui ne dit rien d’autre que « Si vous avez compris ce que l’artiste veut dire, c’est que vous êtes intelligent ! » « .

Si selon Lorenzo Gatto l’art a de nombreuses fonctions, il sert avant tout à ébranler et à sublimer nos cicatrices, à les rendre plus supportables. Parce que, même lorsque nous sommes heureux, nous restons toujours un peu  » des sacs à blessures  » que l’art nous permet sans doute de porter plus légèrement.  » Une vie réussie finalement, c’est d’arriver à s’aimer soi-même, se rappeler que nous sommes toujours un petit enfant dont il faut prendre soin. C’est un combat de tous les jours, mais si nous le comprenons, le rapport aux autres n’en est que plus beau.  »

Ludwig van Beethoven (1770 – 1827)

Pile entre les classiques (Gluck, Haydn et Mozart) et les romantiques (Schubert ou Chopin), Beethoven est avant tout un  » moderne  » qui, pour beaucoup de mélomanes, apparaît comme le libérateur de la pensée musicale. C’est son père (musicien et ténor) qui décèle le premier son talent. Un petit prodige dont il entend bien, à l’instar de Léopold Mozart et de son fils Wolfgang, en faire un très grand musicien. Si la reconnaissance de son génie ne tarde pas à dépasser le cercle de Vienne, côté privé, la vie de Ludwig semble condamnée aux cercles de l’enfer. Son père ayant sombré très rapidement dans l’alcoolisme, il assume très jeune la charge de ses frères. Amoureux contrarié à plusieurs reprises, il souffre d’acouphènes avant d’être frappé, dès ses 27 ans, de crises aiguës de surdité qui auront vite fait de lui ôter plus de 60 % de ses capacités auditives. Un terrible handicap qui le fera songer un moment au suicide avant qu’il ne se retranche dans une terrible solitude. Il meurt à 57 ans des suites d’une pneumonie non sans avoir connu la gloire et la reconnaissance de son siècle.

Le Christ à la colonne,Le Caravage, 1607 (134,5 cm × 175,5 cm).
Le Christ à la colonne,Le Caravage, 1607 (134,5 cm × 175,5 cm).© LUISA RICCIARINI/BELGAIMAGE

Caravage (circa 1571 – 1610)

Né dans le nord de l’Italie, à la fois un peu brigand et l’un des plus grands peintres de tous les temps. Sa vie est un roman. On ne sait à peu près rien de sa formation. Selon lui, il ne devait  » rien à personne « , un homme fier à n’en pas douter. Arrivé ensuite à Rome, il développe son talent et sa patte de  » clair-obscuriste  » en sublimant la  » lumière dans la nuit  » et le réalisme par la beauté. Si ses modèles – prostituées, mendiants, voleurs… – témoignent de ses fréquentations, il n’en sera pas moins protégé par plusieurs mécènes qui lui reconnaissent ce talent d’unir parfaitement idéalisme divin et réalisme humain.

Sur le marché de l’art. Pas d’oeuvre. C’est peu dire que la découverte en 2016 d’un tableau attribué au maître ( Judith et Holopherne) et estimé à plus de 130 millions d’euros a de quoi agiter le landerneau.

Chapel, Wim Delvoye, 2007 (330 cm × 210 cm × 370 cm).
Chapel, Wim Delvoye, 2007 (330 cm × 210 cm × 370 cm).© MUSÉE DU LOUVRE, PARIS

Wim Delvoye (1965)

Superstar de l’art contemporain. Originaire de Gand, ce trublion vit dans un château, tatoue des cochons vivants ( Art Farm), réalise des machines à produire des excréments ( Cloaca), des oeuvres présentant l’empreinte d’anus peinturlurés de rouge à lèvres et des pièces gothiques exceptionnelles avec lesquelles il crée des chapelles, des camions et même des suppositoires. Et bien d’autres choses encore. Belge et pas Flamand, il aime introduire tout ce qu’il y a de plus novateur dans son oeuvre et pose un regard sévère sur l’art et l’argent.

Sur le marché de l’art. Une bétonneuse ou une peau de cochon dépasse les 100 000 euros, Pour situer ? 100 euros investis en 2000 en valent plus de 740 aujourd’hui…

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