Pascal Bruckner. © Belga Image

« Si les ‘anti-islamophobie’ étaient cohérents, ils traîneraient en justice Al-Qaeda et Daech »

Le Vif

Le philosophe Pascal Bruckner publie un livre de combat idéologique : Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité. Une occasion de dresser avec lui une cartographie des forces obscurantistes et de saluer ceux qui leur résistent.

Vous intitulez votre nouvel essai Un racisme imaginaire. Dans le contexte de la menace djihadiste globale, le sentiment de nombreux musulmans d’être montrés du doigt dans certaines franges des sociétés européennes relève-t-il forcément de l’imagination ?

N’inversons pas les priorités ! Si le simple fait de dire qu’il y a un problème musulman en Europe relève du racisme, alors nous nageons en plein délire. L’islam radical a déclaré la guerre au monde, à l’Occident ainsi qu’à ses propres coreligionnaires. Nier cette réalité, nous expliquer que cela relève du fantasme ou de la psychose, c’est redoubler l’aveuglement par l’ignominie. Le terme islamophobie rend impossible la moindre critique de l’islam. Il rassemble deux choses très différentes : la persécution des croyants, qui est évidemment condamnable ; et la remise en cause des dogmes, qui est l’un des fondements de la liberté intellectuelle. C’est cette confusion que je dénonce et le chantage qu’elle exerce sur les musulmans réformateurs et sur les non-croyants qui jugent une religion sur ses effets et non sur ses intentions. En interdisant toute discussion sur le Coran ou les moeurs qu’il prescrit, les promoteurs de la notion de  » l’islamophobie « , sous couleur de dénoncer l’amalgame entre terroristes et musulmans, pratiquent eux-mêmes un amalgame insupportable entre libres penseurs et blasphémateurs. On aurait donc le droit de se moquer de Jésus, du pape, de Moïse, du Dalaï-lama, mais jamais de Mahomet sous peine d’être menacé d’égorgement. Pourquoi ce deux poids deux mesures ? Si les  » anti-islamophobie  » étaient cohérents, ils traîneraient en justice Al-Qaeda, Daech et les différentes officines salafistes coupables d’avoir sali le visage de la religion coranique. Ils ne le font pas, d’abord par peur, car la sanction serait la mort, mais peut-être aussi par complicité. S’ils condamnent les méthodes, ils approuvent l’objectif : l’islamisation progressive de l’Europe à coups d’attentats, de procès, le djihad juridique accompagnant le djihad terroriste.

Faut-il comprendre que la lutte contre l’islamophobie est devenue le nouvel antiracisme de notre temps ?

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L’islamophobie est le symptôme d’un antiracisme devenu fou et qui s’est transformé en religion civile du XXIe siècle »

De la même façon que le Coran ambitionne d’absorber le judaïsme et le christianisme pour mieux les dépasser, l’islamophobie, ce vieux terme de l’époque coloniale réinventé par les musulmans britanniques au moment de l’affaire Rushdie, a pour objectif de synthétiser tous les racismes antérieurs. Il s’est construit en symétrie avec l’antisémitisme, dont il se voudrait l’héritier. L’analogie n’a aucune pertinence : l’antisémitisme n’a jamais concerné le seul judaïsme, mais l’existence du peuple juif lui-même. On peut contester la religion mosaïque en tant que croyance, sans être antisémite. Enfin, dire que le musulman d’aujourd’hui est dans la situation du juif des années 1930, c’est méconnaître que les juifs d’alors n’avaient pas pour ambition de mettre le monde à feu et à sang, ne jetaient pas des bombes dans les centres commerciaux, les aéroports, les gares. Et ne parlons pas de la réalité, hélas vérifiée, d’un antisémitisme dans le monde arabo-musulman, spécialement depuis la création d’Israël. Mettre le signe égal entre musulman et juif, c’est sous-entendre que la moindre contestation du voile ou des moeurs nous conduirait tout droit à un nouvel holocauste. C’est une déduction fausse mais qui fonctionne sur les esprits simplets. L’islamophobie est le symptôme d’un antiracisme devenu fou et qui s’est transformé en religion civile du XXIe siècle.

Quelle est, à l’heure actuelle, l’extension intellectuelle de ce dispositif de chantage ?

Pour comprendre l’incroyable succès de ce terme, il faut se référer à la situation de la gauche : elle a tout perdu, l’Union soviétique, la classe ouvrière qui s’est embourgeoisée, le tiers-monde qui n’aspire qu’à l’économie de marché. Pour les nostalgiques du Grand Soir, cette situation de déshérence est catastrophique, il faut vite trouver un prolétariat de substitution. L’islam radical, depuis la révolution iranienne de 1979, est devenu cette force de subversion : il réacclimate tous les idéaux de l’anticapitalisme en lui rajoutant une dimension de transcendance. L’islamo-gauchisme a été théorisé par le leader trotskiste anglais Chris Harmann, qui y voyait un moyen de réveiller un communisme en pleine crise : à ses yeux, l’islam est une force révolutionnaire déviée quant à ses buts et qu’il faut remettre dans le droit chemin. D’où la prescription qu’il énonce : les révolutionnaires peuvent nouer des alliances ponctuelles avec des mouvements intégristes, à condition de ne jamais perdre de vue l’objectif final, qui est la destruction de l’ordre bourgeois. C’est ainsi qu’on peut comprendre par exemple l’alliance, au début du siècle, entre les altermondialistes et le fondamentaliste Tariq Ramadan, alors conseiller de Tony Blair, lors des divers forums européens. Le terme islamophobie traduit aussi ce penchant contemporain à dénicher de nouvelles victimes pour les insérer dans le grand marché de la compassion médiatique. Le militant antiraciste moderne est analogue à un explorateur : il découvre chaque matin une nouvelle catégorie discriminée, qu’il rajoute au catalogue des malheureux à protéger toutes affaires cessantes. On est passé de la lutte des classes à la lutte des races, où l’on inverse le curseur : voyez le  » camp décolonial  » convoqué cet été, notamment par les Indigènes de la République (NDLR : association de lutte contre les discriminations qualifiée d’islamo-gauchiste par certains), où les  » blancs  » étaient interdits en raison de leur couleur de peau. Le blanc est suspect parce que blanc alors que l’ex-colonisé est gratifié de toutes les qualités de l’homme supérieur. C’est la problématique du Ku Klux Klan, mais renversée à la manière d’un sablier.

Les femmes ne sont-elles pas une nouvelle fois les victimes de cette confusion des ressentiments ?

Les combattantes peshmergas kurdes : en guerre contre Daech, les cheveux nus.
Les combattantes peshmergas kurdes : en guerre contre Daech, les cheveux nus.© SAFIN HAMED/BELGAIMAGE

Pour comprendre la situation actuelle, il faut partir d’un fait historique massif : la blessure de l’islam face à une modernité occidentale à laquelle il n’a pu s’adapter. Deux éléments le choquent particulièrement : l’esprit critique et l’égalité proclamée entre homme et femmes. Le christianisme a, lui aussi, réagi avec virulence aux idées modernes. Mais outre que Rome et les diverses confessions protestantes font l’objet d’une remise en cause en Europe depuis la Renaissance, l’Eglise catholique a fait massivement son examen de conscience lors du concile de Vatican II entre 1962 et 1965. On est loin de cette introspection avec l’islam, ce qui explique sa faiblesse actuelle et la lente agonie dans laquelle il est entré depuis un siècle : la violence paroxystique est toujours un symptôme d’impuissance. Pour les intégristes, la relation hommes – femmes fait l’objet d’une attention particulière.

D’une obsession, même ?

Il faut surveiller les femmes, limiter leur accès à l’espace public comme l’a prouvé ce reportage récent de France 2, à Sevran (NDLR : commune au nord-est de Paris), en décembre 2016, où l’on a vu des musulmanes se faire renvoyer d’un café sous prétexte que Sevran n’est pas Paris, mais  » comme le bled « . Il faut les dissimuler derrière un voile, les noyer sous un vêtement qui les couvre intégralement. Terrible chassé-croisé : alors qu’en Syrie, en Irak, les femmes se battent pour ôter leur voile, les combattantes peshmergas kurdes montent cheveux nus contre Daech, en France, toute une partie de la gauche se bat pour engrillager les musulmanes et les assigner à leur identité religieuse. Paternalisme postcolonial, où, sous prétexte de respecter les appartenances, on incarcère les croyants dans leur foi d’origine.

Avec le philosophe américain Michaël Walzer, vous appelez de vos voeux de nouvelles brigades internationales qui se dresseraient contre l’islamo-fascisme.

Cet appel ressortit à une nostalgie romantique qui n’est plus de mise. Daech et Al-Qaeda seront probablement écrasés, mais leurs idées leur survivront. Le problème n’est pas seulement militaire ou sociologique ou économique, comme le croient libéraux ou marxistes, il est d’abord culturel et théologique. Ne voyons pas le monde actuel sous le seul angle de la  » guerre à la terreur « , chère à George W. Bush. Le totalitarisme islamique marche sur les deux jambes de la terreur et de la prédication : chaque attentat doit préparer les opinions publiques à une nouvelle concession. En France, l’apparition du burkini a immédiatement succédé à l’attentat de Nice pour profiter de l’effet de sidération. Ce pourquoi la guerre est d’abord idéologique. Sur ce plan, la France a un rôle essentiel à jouer. Elle est haïe par les fondamentalistes, non parce qu’elle opprime, mais parce qu’elle  » libère  » les musulmans et leur offre cette liberté extraordinaire : le droit de croire ou de ne pas croire, la possibilité de sortir de leur confession d’origine, le privilège de l’indifférence religieuse. Elle peut être, aux côtés d’autres nations européennes, le foyer d’une réforme de l’islam, tempéré par l’esprit critique et la laïcité. A condition de se débarrasser de cette imposture sémantique qu’est  » l’islamophobie « , machine à censurer la pensée, à couturer les bouches.

Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité, par Pascal Bruckner, Grasset, 272 p.

Propos recueillis par Alexis Lacroix.

Bio Express

1948 : Naissance à Paris.

1975 : Thèse sur le philosophe Charles Fourier, sous la direction de Roland Barthes.

1977 : Publie Le Nouveau Désordre amoureux, avec Alain Finkielkraut (Seuil).

1983 : Le Sanglot de l’homme blanc (Seuil).

1992 : S’engage contre le nationalisme panserbe de Milosevic.

2011 : Dénonce l’écologie radicale dans Le Fanatisme de l’Apocalypse (Grasset) .

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