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Polémique à la russe : la collection impressionniste du musée de l’Ermitage ira-t-elle à Moscou ?

Le Vif

En réclamant, auprès de Vladimir Poutine, le transfèrement des tableaux impressionnistes vers Moscou, une personnalité du monde des arts a « mis le feu » à Saint-Pétersbourg. Une polémique à la russe.

La fabuleuse collection des impressionnistes du musée de l’Ermitage va-t-elle devoir quitter l’ancien palais des tsars de Saint-Pétersbourg pour rejoindre Moscou? Le monde des arts tremble à cette perspective depuis l’offensive lancée par la directrice du musée des beaux-arts Pouchkine contre son homologue pétersbourgeois, voilà quelques semaines.

Tout commence fin avril, lors de l’émission télévisée annuelle de Vladimir Poutine au cours de laquelle il dialogue, en multiplex, pendant plusieurs heures en direct avec les citoyens russes des quatre coins de son immense pays. Vers la fin du programme, Irina Antonova, 91 ans, la directrice du musée des beaux-arts Pouchkine de Moscou, qui se trouve dans le public, se lève pour poser une question au maître du Kremlin.

À l’étonnement général, elle raconte l’histoire du musée de l’art contemporain occidental, dont la collection composée des impressionnistes de deux collectionneurs russes (Choukine et Morozov) fut dissoute en 1948 sur ordre de Staline et ultérieurement répartie entre les musées Pouchkine de Moscou et de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg.

Depuis lors, la collection pétersbourgeoise est la plus importante de Russie -même si celle de la capitale, magnifique, demeure elle aussi très impressionnante- et l’une des plus considérables de la planète. Sur les bords de la Neva, l’ancien palais des tsars abrite en effet 37 Matisse, 31 Picasso, sept Monet sans compter les Gauguin, Renoir, Sisley, Cézanne, et on en passe. Le musée de l’Ermitage constitue en outre l’une des principales attractions touristiques de Saint-Pétersbourg.

Et voilà que, après son exposé historique, Mme Antonova réclame tout de go la restitution de la collection de l’Ermitage et son transfèrement à Moscou. « Je n’ai aucune objection », répond, en substance Vladimir Poutine, qui n’est pas un spécialiste des beaux-arts. « Mais il convient d’abord de demander leur avis aux autres spécialistes », ajoute-t-il prudemment en donnant la parole en direct au directeur du musée de l’Ermitage, Mikhaïl Piotrovski, également assis dans le public, mais dans la nouvelle salle du nouveau théâtre Mariinsky, récemment inaugurée à Saint-Pétersbourg.

Interloqué, Piotrovski, qui prend immédiatement la mesure de l’attaque de sa consoeur se défend aussitôt en direct: « Je suis très surpris que des intellectuels trouvent convenable de dialoguer en choisissant le mode de la dénonciation. » La guerre est déclarée. Piotrovski rappelle aussi qu’à l’époque, le musée Pouchkine de Moscou avait reçu 500 oeuvres en provenance de l’Ermitage, dont des Rembrandt. » Fin du premier acte.

Deux jours plus tard, l’on apprend par la presse que Vladimir Poutine a demandé que la question soit tranchée avant le 15 juin. À Saint-Pétersbourg, toute la ville est en ébullition depuis l’incroyable « sortie » d’Irina Antonova. Pour commencer, l’assemblée des députés de la ville de Saint-Pétersbourg vote, en catastrophe, une loi interdisant le déplacement ou le transfèrement des tableaux de l’Ermitage, où que ce soit. Et tant pis si ce sujet ne relève aucunement de sa compétence, dans la mesure où l’Ermitage est un musée fédéral…

Le directeur de l’Ermitage Mikhaïl Piotrovski lance également une pétition, aussitôt signée par tout ce que l’ancienne capitale de tsars Romanov compte de personnalités artistiques et intellectuelles: comédiens de théâtre et de cinéma, musiciens, architectes, écrivains, photographes, réalisateurs, etc. « La collection consacrée aux impressionnistes est l’un des principaux atouts de l’Ermitage. Son transfert à Moscou serait une tragédie pour la ville », soulignent les pétitionnaires qui sont près de 40 000.

Parallèlement, à Moscou, une réunion d’urgence est organisée par le ministre de la Culture, un quadragénaire nommé Vladimir Medinski. Les débats restent cependant feutrés car, sans y être conviée, Irina Antonova s’invite et impose sa présence. Les participants se regardent en chiens de faïence. Le ministre et la majorité des experts réfutent l’idée de la directrice du musée des beaux-arts Pouchkine. Et, du haut de ses 91 ans, la directrice du musée moscovite rappelle qu’elle n’est guère impressionnée par le jeune ministre puisque, en six décennies de carrière, a vu défiler une flopée de ses prédécesseurs.

Ensuite, une seconde réunion d’experts se tient dans les locaux du conseiller du président pour la Culture, un certain Vladimir Tolstoï -descendant direct de l’écrivain. Cette fois, les avis sont partagés.
Cependant, il en ressort clairement que nombre de participants sont excédés par la « tsarine » du musée Pouchkine Irina Antonova dont le règne a commencé sous Nikita Krouchtchev, en 1961, et qui travaillait déjà au musée Pouchkine dans les années 1940 lorsque d’innombrables tableaux, saisis en Allemagne pendant la guerre, furent accrochés aux cimaises du musée moscovite.
De son côté, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov assure que la question (du transfèrement des tableaux) sera traitée et examinée par des experts qualifiés. Afin d’écarter tout soupçon de favoritisme, Vladimir Poutine fait savoir qu’il préfère ne pas interférer dans ce sujet explosif. Mais il en faut davantage pour calmer les inquiétudes de Pétersbourgeois. Le gouverneur local Georgi Poltavtchenko déclare que « l’Ermitage est sacré ». Puis ce sont… les supporters du Zénith Saint-Pétersbourg F.C. qui s’en mêlent! Les amateurs de football ont, eux aussi, leur avis sur la question: selon eux, la place des impressionnistes se trouve sur les rives de la Neva.

Un historien pétersbourgeois Lev Lurié résume: « L’idée de Mme Antonova est illogique. Pourquoi dans ce cas ne pas rendre les îles Kouriles (îles du Pacifique annexées en 1945 par l’URSS) aux Japonais et l’Ermitage (ex-palais des tsars) aux descendants des Romanov? », interroge-t-il.

À Moscou, la presse alimente la controverse: Kommersant, Novaya Gazeta et d’autres journaux publient des critiques au vitriol contre l’initiative de l’insubmersible conservatrice nonagénaire Irina Antonova. Laquelle se défend comme un beau diable et attaque, sur les ondes de la radio Echos de Moscou, le directeur de l’Ermitage Mikhaïl Piotrovski. Au motif qu’il l’aurait insultée, elle exige des excuses.

Fin tacticien, le patron de l’Ermitage s’exécute: « Si je l’ai blessée, je m’en excuse mais pas touche à nos collections! », répond-il en substance. Mais sur le site du musée, on peut lire: « Il existe au XXIe siècle des formes civilisées de coopération entre musées ».
Dans ce match de catch verbal entre Moscou et Saint-Pétersbourg, certains experts moscovites du monde des arts s’abaissent même à décharger leur dose de fiel sur leurs homologues de Saint-Pétersbourg en accusant curieusement ceux-ci d’être « uniquement intéressés par l’argent ».

« C’est un vaudeville, tranche une Pétersbourgeoise interrogée devant l’entrée du musée de l’Ermitage. On en est arrivé à un stade où les noms d’oiseaux volent dans tous les sens tandis que l’on a perdu de vue qu’elle était l’origine de la controverse. C’est typiquement russe… » soupire-t-elle. « Jusqu’ici, seules les mises en scène de ballets pouvaient susciter de telles polémiques. » Désormais, il y a aussi les tableaux impressionnistes du musée de l’Ermitage de la ville impériale de Saint-Pétersbourg… dont le sort doit être tranché le 15 juin.

Par Alla Chevelkina et Axel Gyldén

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