Au pied de l'église Saint-Charbel, à Zahlé, dans la Bekaa, à 40 kilomètres à l'est de Beyrouth. © OLIVIER PAPEGNIES

Liban : quel regard portent les chrétiens sur l’installation des réfugiés musulmans sunnites ?

Le Vif

Le pays de quelque cinq millions d’habitants accueille plus d’un million et demi de réfugiés syriens. Quel regard la plus importante communauté chrétienne de la région porte-t-elle l’installation massive de musulmans sunnites ? Enquête-reportage dans la plaine de la Bekaa.

Une trentaine d’hommes attendent l’embauche. De tous âges, dépenaillés, ils font le pied de grue depuis l’aube autour du rond-point marquant l’entrée à Zahlé. Pour ces réfugiés syriens en bordure de la ville chrétienne au coeur de la plaine de la Bekaa, ce seront les champs, les chantiers de construction, le service à une station-service… Leur force de travail est meilleur marché que celle des Libanais peu qualifiés. Notamment parce que beaucoup sont aidés financièrement par le Haut-Commissariat pour les réfugiés de l’ONU (HCR) ou par les grandes ONG présentes dans la région. Une aide qui, par définition, ne s’adresse qu’aux réfugiés, victimes des conflits ravageant la Syrie et l’Irak.

Pour le vice-président de la municipalité de Zahlé, 50 000 habitants, la capacité d’accueil est depuis longtemps dépassée : 1,5 million de réfugiés syriens enregistrés, deux ou trois autres centaines de milliers non enregistrés, c’est trop pour les 4,7 millions de Libanais qui comptent déjà sur leur sol, et depuis des dizaines d’années, des centaines de milliers de réfugiés palestiniens. Antoine Abouyounes, plutôt sec dans ses jeans et blouson, n’y va pas par quatre chemins :  » Les réfugiés sont un grand danger pour la ville, un danger économique. Même les sunnites d’ici en ont marre car ils prennent leur travail à très bas prix. Ils peuvent se le permettre car ils ont déjà un salaire des Nations unies.  »

Les Libanais chrétiens et chiites regardent la situation encore davantage d’un drôle d’oeil. Les Syriens ont occupé le Liban pendant une décennie et demi. Et ils n’en sont partis qu’en 2005.  » Ils ont emporté tout ce qu’ils pouvaient. Jusqu’au points rouges sur les robinets, pour avoir de l’eau chaude chez eux « , vannent les plus anciens. Au ressentiment s’ajoute le brin de mépris qui rend l’humour plus acerbe. Ceux qui n’ont pas oublié goûtent d’ailleurs peu le discours fraternel de nombreux hommes d’Eglise, invitant à la solidarité à leur égard :  » Et quand ils nous envoyaient des bombes, ils étaient nos frères ?  »

Georges Youssef, chrétien irakien, a quitté l'Irak pour le Liban après des menaces de mort lancées par Daech contre sa famille.
Georges Youssef, chrétien irakien, a quitté l’Irak pour le Liban après des menaces de mort lancées par Daech contre sa famille.© OLIVIER PAPEGNIES

Les questions que pose l’aide financière octroyée aux Syriens sont plus criantes encore en fin de mois. Les files se formant alors aux distributeurs des banques à l’entrée de la ville, les plus proches des camps installés dans la plaine, sont aussi denses que voyantes. Selon les chiffres du HCR, 1,8 million de personnes déracinées à travers le Moyen-Orient ont reçu des allocations d’aide en espèces en 2016. Et plus de 800 000 réfugiés au Liban bénéficient d’une somme mensuelle supplémentaire pendant l’hiver, de novembre à mars. Ces 19 dollars par personne s’ajoutent aux 150 dollars décaissés mensuellement au profit de chaque famille et aux 25 accordés à chaque membre de ces familles, ainsi qu’aux coupons alimentaires fournis par le Programme alimentaire mondial, dont la valeur est estimée à 260 dollars. Une famille de quatre personnes touche ainsi 250 dollars majorés de 76 dollars en hiver.

 » Un feu, pour nous faire peur  »

Les camps qui parsèment la plaine au pied de Zahlé sont loin d’être vides. Dispersés pour ne pas constituer d’entités auxquelles viendraient l’idée de se sédentariser, ils sont aussi interdits de constructions  » en dur « . Les armatures en bois sont un maximum. Fayez Mansour Moussa est le  » chef  » d’un petit camp, d’une trentaine de tentes, à une heure de marche de Zahlé. Il explique que les contacts avec les gens de la ville sont inexistants. Après deux ans et demi de présence au Liban, il sent sa petite communauté, sunnite,  » pas vraiment la bienvenue « . Il cherche à être admis au Canada.  » Certaines personnes sont vraiment charmantes mais nous ne nous sentons pas à l’aise. Une nuit, un feu a été allumé à proximité du camp, pour nous faire peur, je pense.  »

L'appartement dans lequel Vania, chrétienne de Syrie, a emmené ses trois enfants (ici l'aîné), après l'enlèvement de son mari par Daech.
L’appartement dans lequel Vania, chrétienne de Syrie, a emmené ses trois enfants (ici l’aîné), après l’enlèvement de son mari par Daech.© OLIVIER PAPEGNIES

A quelques kilomètres, un autre de ces innombrables petits camps est installé sur les terres de Brahim, syriaque d’origine turque, dont la famille est arrivée au Liban en 1929. Ses cultures sont principalement maraîchères. Cet hiver, menthe, poireaux, salades ou radis ont occupé deux cents à deux cent cinquante Syriens.  » Ce sont de bons ouvriers « , clame-t-il. Pour la plupart, ces ouvriers sont ceux qui venaient déjà travailler pour lui avant le conflit qui se sont installés plus durablement. Et au même salaire qu’avant.  » Ils sont tous favorables à Daech. Je le sais mais je n’ai pas peur. Je les insulte beaucoup. Je vais avoir un problème un jour « , rit-il. D’autres ont préféré louer leurs terres aux ONG, pour installer des camps, contre 250 dollars annuels par tente, dit-on. L’activité serait tout aussi rentable, voire davantage, que de semer et de récolter.

Solidarité chrétienne

Tous les réfugiés ne sont pas logés à la même enseigne. Outre ceux qui ont les moyens de louer un appartement ou une partie de maison, certaines confessions sont, sans grande surprise, plus proches de la population locale. Dans cet immeuble d’un quartier périphérique de Zahlé, tous les appartements sont occupés par des familles chrétiennes irakiennes. La cage d’escalier, les portes de l’ascenseur et celles de chaque appartement sont marquées d’autocollants figurant des croix, Jésus ou des chapelets. Georges Youssef occupe un de ces appartements du deuxième étage, avec sa femme Rana et leurs quatre enfants. Menacé de mort par Daech après avoir miraculeusement récupéré sa fille aînée, Julia, 15 ans, des griffes de l’organisation terroriste qui l’avait kidnappée à leur domicile de Bagdad, cet ancien fonctionnaire du ministère de l’Electricité a vu en Beyrouth une issue au cauchemar familial. Constatant que la famille qu’il embarquait était chrétienne, le taximan qui l’a prise en charge à son arrivée au Liban l’a amenée directement à Zahlé. Georges y a trouvé un appartement, cherché du boulot et ses enfants ont intégré l’école. Sauf Julia, qui rêve d’études pour devenir infirmière aux Etats-Unis (une demande de visa est en cours). Georges a conscience d’être mieux accueilli que les Syriens, mieux hébergé, mieux encadré, mieux soutenu. Si un besoin survient, il sait qui appeler.

Pour les Syriens, plus encore que pour les Irakiens peut-être, il vaut bien mieux être chrétien. Antoun Ibrahim, la soixantaine, a quitté Homs en décembre 2012 avec son épouse. Il tenait un magasin. Une bombe a explosé devant la vitrine et ils ont décidé de quitter le pays. Ce que son frère avait déjà fait. Il l’a suivi à Zahlé,  » parce que c’est une zone chrétienne « . Grâce à un autre réfugié syrien chrétien, aujourd’hui parti pour l’Australie, il a trouvé un boulot. Il surveille la maison de campagne d’un riche politicien local.

Vania Faraj est arrivée au Liban un peu plus tard, en janvier 2013. Egalement chrétienne de Syrie, elle a une quarantaine d’années et un visage apaisé. Elle a emmené ses trois enfants hors du pays juste après l’enlèvement de son mari, un mécanicien, par le Front al-Nosra. Ses deux fils étant également dans le viseur des ravisseurs pour être mis, eux aussi, au travail forcé, elle a fui immédiatement. A Zahlé, elle se sent acceptée et aidée. Sa fille, fiancée, a du travail. Elle ne pense pas au retour, d’abord  » parce que la situation est loin d’être stable  » mais aussi  » parce que ses deux garçons sont considérés comme déserteurs puisqu’ils n’étaient plus sur place au moment de l’appel sous le drapeau « .

Al-Qaa, 25 décembre 2016, à 6 heures du matin.
Al-Qaa, 25 décembre 2016, à 6 heures du matin.© OLIVIER PAPEGNIES

Au Scooly Band, parc d’attractions pour les enfants de Zahlé, cinq autres chrétiens syriens s’activent en cuisine. S’ils composent des sandwichs et des hamburgers, et s’ils ont un toit, c’est en raison de l’ascendance libanaise de l’un d’eux. Selon Fadi Assi, médecin aux épaules larges et au visage carré qui, avec sa belle-famille, gère Scooly Band,  » certains Syriens ont monté de petites affaires et font concurrence aux commerçants locaux mais ils ne paient pas d’impôts et ne sont pas contrôlés. Ils ne paient pas l’école, les soins de santé, l’aide sociale. Mais la perception qu’en ont les Libanais est très différente selon l’endroit où l’on se trouve et selon l’existence ou non de contacts. Un petit épicier chrétien de la plaine chez qui les réfugiés sont clients peut être très content alors qu’un sunnite qui ne trouve pas de travail l’est moins malgré la proximité religieuse…  »

« Comme face aux lions de Rome »

Ras Baalbek et Al-Qaa sont les deux dernières municipalités chrétiennes du nord de la Bekaa. Le père Brahim insiste sur l’identité forte de sa communauté.  » Nous sommes les chrétiens de l’Orient. Nous sommes attachés aux Etats. Nous ne sommes pas opposés aux musulmans. La présence chrétienne, ce n’est pas d’être nombreux, ou les plus nombreux, mais c’est d’avoir une politique claire pour la diversité avec toutes les communautés.  »

La plus grande crainte exprimée par ces deux villages, isolés du reste des chrétiens libanais par l’expansion de la communauté chiite mais avec laquelle ils entretiennent actuellement de bonnes relations, c’est que le million et demi de sunnites ayant fui la Syrie ne reparte jamais, déséquilibre le rapport de forces confessionnel et pousse les chrétiens à quitter leurs terres, comme ce fut le cas au cours de la guerre civile libanaise ou pendant l’occupation syrienne.

Arz Bitar, élu de Ras Baalbek, est de ceux qui enragent contre l’inaction de l’Occident envers les chrétiens d’Orient :  » Nous sommes comme les premiers chrétiens, face aux lions à Rome.  » Les yeux déterminés et le ton franc, sincère et un brin excédé par la réalité, il est convaincu que lui et les siens vont disparaître  » mais nous ne partirons pas !  » S’il n’était pas profondément préoccupé, sa sentence –  » l’Iran aide les chiites, l’Arabie aide les sunnites. Et les chrétiens libanais ? Ils donnent leur argent au Vatican  » – serait un bon mot.

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme.

Par Gilles Milecan.

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