Un camp de détention de réfugiés près de Tripoli en Libye © Reuters

« La Belgique devrait avoir honte de la mission d’identification soudanaise »

Kamiel Vermeylen Journaliste Knack.be

Depuis quelques jours, la venue d’une mission d’identification soudanaise en Belgique suscite la polémique. Après l’arrestation d’une centaine de présumés Soudanais, le Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Theo Francken, a fait appel à des agents soudanais pour identifier les détenus.

Pour Koert Debeuf, Directeur du Tahrir Institute for Middle East Police Europe, c’est une manoeuvre qui ne se justifie absolument pas. « Les envoyés sont des agents secrets d’un régime criminel dont le président est poursuivi pour génocide par la Cour internationale de Justice à La Haye. »

Francken s’est défendu en indiquant que la Belgique n’est pas le seul pays à conclure des accords avec des pays africains dans le cadre de la politique de migration.

Mais quelles sont les démarches entreprises par d’autres pays. Et y a-t-il bien une politique commune réfléchie ? Notre confrère de Knack a posé la question à Koert Debeuf.

Monsieur Debeuf, le Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Theo Francken, a déclaré que la France aussi avait réalisé une mission d’identification en coopération avec le Soudan. Y a-t-il d’autres pays européens qui ont fait de même?

La mission d’identification en France n’est pas vraiment comparable à celle qui est en cours en Belgique. La France a coopéré avec l’ambassade soudanaise à Paris, mais elle n’a fait venir personne du Soudan.

L’année dernière, l’Italie a organisé une mission semblable où 38 personnes ont finalement été renvoyées au Soudan. Pour l’instant, il y a cinq procès en cours devant la Cour européenne des Droits de l’homme parce que les procédures d’identification, par les Soudanais, n’ont pas été correctement suivies.

En quelle mesure l’Union européenne coopère-t-elle avec des pays africains pour limiter la migration?

L’Union européenne a établi une sorte de cadre de conventions avec de nombreux pays africains, impliqués dans la problématique de migration. En soi, c’est un phénomène relativement récent. Quand la problématique de l’immigration a atteint son apogée en 2015, la panique a poussé les dirigeants à conclure des accords avec des pays africains.

Ces conventions ont été signées à La Valette, la capitale de Malte, où les états membres européens ont conclu l’accord de Khartoum, qui doit son nom à la capitale soudanaise. Le but principal était évidemment de lutter contre l’immigration irrégulière en misant d’une part sur la politique de retour, pour mieux accueillir les migrants qui revenaient et d’autre part pour organiser les contrôles aux frontières dans de nombreux pays africains. Cependant, savoir avec quels pays l’EU concluait des accords semblait moins important.

En plus, l’Europe a fondé le New Emergency Trust Fund for Africa (NETFA) dont le but officiel est d’accélérer le développement en Afrique. Il a surtout servi à investir parce que de nombreux réfugiés viennent du Niger, de Somalie, du Tchad, du Soudan et d’Érythrée. Cet argent a surtout été utilisé pour améliorer les conditions de vie de la population locale et des réfugiés.

Et au Soudan, la situation a mal tourné?

Entre autres. En mars 2016, l’Union européenne a décidé par exemple d’offrir cent millions d’euros au Soudan pour soutenir le développement du pays. Je ne sais pas comment ces cent millions ont été dépensés, mais je doute que cela ait été fait de façon très catholique. J’ai vécu assez longtemps en Égypte pour voir comment l’argent y est utilisé à d’autres desseins. C’est en tout cas très difficile à vérifier.

Il n’y a pas eu que ces cent millions. Le fonds NEFTA a également consacré 15 millions d’euros au Development and Protection Programm for Refugees and Host Communities dans l’Est du Soudan et dans la capitale Khartoum. L’Union européenne a également investi 40 millions pour renforcer la capacité de pays africains qui se situent sur ladite Route de Migration orientale.

Comme toujours, les titres d’accords et de missions de l’Union européenne sonnent très bien. Mais en pratique, c’est une tout autre histoire. Ces quinze et quarante millions d’euros sont utilisés pour surveiller les frontières entre le Soudan et la Libye ou entre le Soudan et l’Érythrée. Cependant, ces missions de surveillance sont réalisées par lesdites Rapid Support Forces.

Et ces dernières ne sont pas nettes?

Effectivement. Autrefois, les Rapid Support Forces faisaient partie de la milice Janjaweed qui est intégrée en partie dans le service secret du Soudan et qui est coresponsable du génocide. La milice entretenait des liens étroits avec le président Omar al-Bashir, poursuivi pour génocide par la Cour internationale de Justice à La Haye.

Des spécialistes en réfugiés érythréens me racontent que les réfugiés sont retenus à la frontière et torturés. De cette façon, les milices veulent faire chanter les familles pour qu’elles leur envoient de l’argent. La réputation de ce groupement est abominable, et pourtant il bénéficie du soutien financier de l’Union européenne.

Le Soudan est-il le seul pays avec lequel on a conclu ce genre d’accords?

Non, c’est pareil en Libye par exemple. L’Italie y a conclu un accord avec la milice Al-Amu. Celle-ci est spécialisée en trafic d’humains et de pétrole. Si la milice cessait le trafic d’êtres humains, l’Italie fermerait les yeux pour ses autres activités.

En Libye, les réfugiés se retrouvent dans des centres de détention où ils attendent la transposition de la politique de retour. Le problème, c’est que ces centres de détention sont des prisons surveillées par des milices criminelles. Pour en sortir, il faut payer 2.000 dollars, mais on vous revend simplement à d’autres milices qui essaient à leur tour de vous soutirer plus d’argent. C’est sans issue.

Cette politique de retour en Libye est extrêmement difficile en pratique parce qu’il n’y a plus d’ambassades dans le pays. L’Union européenne et l’Organisation internationale pour les migrations essaient de convaincre les gens de retourner, mais c’est particulièrement difficile. Pour l’instant, 7.000 personnes sont retournées en Libye, alors qu’il y a 300.000 et 500.000 migrants coincés dans le pays.

Ajoutez à cela qu’après les pertes en Irak et en Syrie, l’État islamique est en train de se regrouper en Libye et espère y fonder un nouveau califat.

C’est donc une situation très explosive. Un pays en guerre civile, sans gouvernement et avec 500.000 migrants où l’État islamique résiste : il en résulte un chaos total. Finalement, les migrants trouveront bien un autre moyen pour rejoindre l’Union européenne. La peur est tout simplement trop grande. Chaque femme qui a parcouru la route migratoire jusqu’en Libye a été violée au moins une, voire deux ou trois fois.

Retournons en Belgique. Vous êtes toujours contre la mission d’identification des agents soudanais en Belgique?

Absolument. Je suis et reste fondamentalement contre la délégation soudanaise parce qu’il s’agit d’agents secrets d’un régime criminel. Je trouve que c’est indigne d’un état de droit de coopérer avec eux. La Belgique devrait avoir honte.

Il y a deux façons de traiter les problèmes de migration actuels. La première est l’approche actuelle où le Secrétaire d’État Francken bloque les issues avec fracas. L’autre approche, qui a prouvé son efficacité, consiste à se réunir dans le calme et à déterminer avec les migrants comment résoudre les problèmes actuels.

Ne me comprenez pas mal. Si les migrants se trouvent illégalement sur notre territoire, nous devons effectivement les renvoyer. C’est la politique. Mais je ne comprends pas pourquoi Francken souhaite toujours jouer le jeu durement, toutes voiles dehors. On ne résout pas les questions d’Asile et de Migration avec un mégaphone.

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