Le roi de Suède (à dr.) récompense l'Irlandais William Campbell, colauréat du prix Nobel de médecine 2015 pour ses travaux sur les maladies parasitaires. © J. EKSTROMER/TT NEWS AGENCY/AFP

L’institution des Prix Nobel traverse une forte zone de turbulences

Le Vif

Malgré l’absence annoncée de Bob Dylan, Nobel de littérature 2016, à la cérémonie du 10 décembre, la prestigieuse institution suédoise affiche une sérénité de façade. En coulisses, c’est autre chose…

A coup sûr, l’ombre de Bob Dylan (lire aussi Focus Vif, page 4) planera, ce 10 décembre, sur la cérémonie des Nobel, dont le dîner de gala, à l’hôtel de ville de Stockholm, constitue l’apothéose. Désormais inscrit au panthéon de la littérature, le chanteur américain a renoncé à faire le voyage. Pas de poignée de main avec le roi de Suède, Carl XVI Gustaf, ni de banquet en queue-de-pie aux côtés des autres lauréats (physique, médecine, chimie, économie) et d’un millier de convives. Cette absence a tout pour vexer les exécuteurs testamentaires du chimiste et industriel suédois Alfred Nobel (1833-1896).

Ce n’est pas la première fois qu’un lauréat manque à l’appel : une santé vacillante ou un décès soudain ont pu gripper la belle et solennelle mécanique du Nobel. Mais jamais avant Bob Dylan un récipiendaire n’avait répondu à sa consécration par un tel silence : deux semaines après le 13 octobre, aucune déclaration officielle, pas le moindre remerciement public, rien, si ce n’est une simple mention du prix sur son site Internet… effacée quelques jours plus tard. Ce mutisme alimente les spéculations. Faut-il l’interpréter comme une marque de dédain ? Comme une variante de la posture de Jean-Paul Sartre, qui, en 1964, avait décliné le prix, car un  » écrivain doit refuser de se laisser transformer en institution  » ? Ou l’auteur de Masters of War (une chanson de l’album The Freewheelin’ Bob Dylan) s’est-il rappelé qu’Alfred Nobel était l’inventeur de la dynamite ?

Bob Dylan couronné : un
Bob Dylan couronné : un  » bras d’honneur à la littérature américaine « , se désole l’écrivain français Pierre Assouline.© F. TANNEAU/AFP

A la fin d’octobre, Bob Dylan se manifeste enfin, via un journal britannique :  » Absolument « , il ira chercher son prix. Du moins,  » si c’est possible « . Cela ne l’est pas. Le 16 novembre, l’Académie suédoise reçoit une lettre : le protest singer se dit  » très honoré « , mais annonce que des  » engagements préexistants  » l’empêchent de se rendre en Scandinavie. Peut-être viendra-t-il au cours du premier semestre 2017 pour réceptionner son prix et encaisser le chèque de 816 000 euros.  » Comment peut-on accorder la plus prestigieuse des distinctions à un tel parolier chanteur ?  » s’interrogent de nombreux critiques indignés qui ironisent, à travers le monde, sur la sénilité supposée des membres du comité Nobel. Selon l’écrivain français Pierre Assouline, l’attribution du prix à Dylan constitue un  » bras d’honneur à la littérature américaine « .

Dans une salle lambrissée de l’Académie, l' » immortel  » Jesper Svenbro, âgé de 72 ans (trois de moins que Dylan), se dit  » déçu  » par ces réquisitoires.  » En particulier ceux dressés en France, où règne l’impérialisme du roman au détriment d’autres genres littéraires, ajoute ce philologue, helléniste et poète. Certes, c’est un peu triste que Bob Dylan ne vienne pas à Stockholm, mais nous n’y pouvons rien, conclut-il, en français. Et ce qui restera, plus tard, ce sont non pas les commentaires mesquins, mais ce prix dont nous sommes fiers, attribué à un poète à la respiration rimbaldienne.  »

Le futur centre Nobel divise le pays, jusqu'aux célébrités, tels les membres d'Abba Benny Andersson (à g.), opposé au projet, et Björn Ulvaeus (à dr.), qui le soutient.
Le futur centre Nobel divise le pays, jusqu’aux célébrités, tels les membres d’Abba Benny Andersson (à g.), opposé au projet, et Björn Ulvaeus (à dr.), qui le soutient. © UNITED ARCHIVES/LEEMAGE

Naguère synonyme de tradition, de stabilité et de conservatisme de bon aloi, la galaxie Nobel traverse une période de turbulences. Non seulement ses choix sont contestés, tels les prix de la paix attribués au président Barack Obama ou, cette année, au chef de l’Etat colombien, Juan Manuel Santos. Mais aussi certains dossiers brûlants, à commencer par celui d’un gigantesque projet architectural ultramoderne, dans le coeur historique de la capitale suédoise, entament l’image de la  » marque Nobel « .

 » On dirait une centrale nucléaire  »

La fondation qui gère la fortune du savant défunt et orchestre la cérémonie des prix s’est mis en tête d’ériger un monumental  » centre Nobel « , de forme cubique, à l’emplacement d’une maison des douanes du XIXe siècle, classée au patrimoine national, et qu’il faudra raser. Si le projet aboutit, le public pourra y découvrir la vie et l’oeuvre d’Alfred Nobel (actuellement présentées dans un petit musée, dans la vieille ville), assister à des conférences et se restaurer. Des scientifiques s’y réuniront. La fondation Nobel y déménagera ses bureaux. Et, évidemment, la cérémonie des récompenses, qui se tient chaque 10 décembre – jour anniversaire de la mort de l’illustre personnage -, aura lieu au sommet du futur bâtiment, avec vue imprenable sur les plus beaux quartiers de Stockholm, ravissante cité maritime baignée par la Baltique.

 » Ce projet pharaonique va dénaturer l’une des plus belles capitales du monde !  » tempête Björn Tarras-Wahlberg, ex- président de l’Association des contribuables suédois, qui a pris la tête de la rébellion. Blaser marine, cheveux argentés, il touille nerveusement son glögg (vin chaud) dans son vaste appartement cossu, d’où l’on aperçoit l’emplacement du futur chantier.  » On dirait une centrale nucléaire « , dit-il à propos du projet, qui, s’il est construit, lui bouchera en partie la vue. La majorité des Stockholmois partage son avis. Des milliers de personnes l’ont déjà fait savoir dans la rue, avec pancartes et slogans, ce qui est plutôt inhabituel sous ces latitudes, où prévaut la culture du consensus. Une autre manifestation est prévue le 10 décembre, dans l’espoir de donner un retentissement international à la protestation.

Projet de grande qualité architecturale, le monumental centre Nobel défigurerait, selon ses détracteurs, le coeur historique de Stockholm s'il venait à être construit.
Projet de grande qualité architecturale, le monumental centre Nobel défigurerait, selon ses détracteurs, le coeur historique de Stockholm s’il venait à être construit.© DAVID CHIPPERFIELD ARCHITECTS

Selon Björn Tarras-Wahlberg, le président de la fondation Nobel, Lars Heikensten (en poste depuis 2011), fait preuve d’une coupable  » arrogance « , – autant dire d’un  » crime « , dans ce pays luthérien où discrétion et modestie sont des vertus cardinales. Ancien gouverneur de la Banque centrale, Heikensten est en effet le grand ordonnateur du projet. Persuadé d’être un visionnaire, il conçoit celui-ci comme une  » attraction mondiale à la hauteur de la marque Nobel « . Les deux principaux partis politiques, social-démocrate et conservateur, sont d’accord avec lui. Tout comme la municipalité de Stockholm, qui a donné son feu vert à la construction. Mais tous les autres partis, ainsi que des dizaines d’associations ou entreprises dans les domaines touristiques, immobiliers, culturels ou des transports, sont vent debout.

« Frankenstein sur la sellette »

L’institut Karolinska, qui désigne le lauréat du Nobel de médecine, est éclaboussé par le « scandale Macchiarini ». En 2010, l’institut de recherche avait recruté cet Italien aujourd’hui controversé.

Le projet divise jusqu’aux personnalités les plus influentes du pays – et même deux membres de l’ex-groupe de pop Abba, chacun dans un camp opposé. Le roi en personne, dont le château avoisine l’éventuel centre Nobel, est réservé. Il propose qu’on  » installe ailleurs  » un projet  » aussi gigantesque « . La voix de Carl XVI Gustaf pèse : tous les 10 décembre, c’est lui qui remet médailles et diplômes aux lauréats du Nobel. Autre voisin de marque opposé au projet : Fredrik Lundberg. Sa fortune classe la famille de cet actionnaire de Volvo et d’Ericsson parmi les 15 plus riches de Suède. Dans l’ombre, il mène la bataille juridique, multiplie les recours et défie ainsi d’autres milliardaires : la légendaire famille Wallenberg, première fortune du pays, dont l’empire inclut AstraZeneca, Electrolux et Saab ; et la famille Persson, propriétaire de H & M et troisième fortune du royaume. Chacune d’entre elles a promis de consacrer 40 millions d’euros (sur un budget total de 122 millions d’euros) au centre Nobel. Au risque de jeter un froid entre Stefan Persson et Carl XVI Gustaf, qui se croisent parfois lors de parties de chasse.

Ce n’est pas pour autant la polémique la plus grave qui s’est emparée du Nobel. Un autre dossier apparaît plus embarrassant : l' » affaire Macchiarini « , du nom d’un célèbre médecin italien. En 2010, le prestigieux institut Karolinska, l’un des centres de recherche médicale les plus performants d’Europe, embauche ce professeur de chirurgie qui, l’année suivante, réalise la première greffe d’une trachée-artère artificielle recouverte de cellules souches. Or, l’institut Karolinska est aussi l’institution au sein de laquelle, chaque année, 50 chercheurs se réunissent pour désigner l’heureux lauréat du prix Nobel de médecine. Problème : le professeur Paolo Macchiarini est, depuis 2014, au coeur d’un scandale. Non seulement six de ses patients sont décédés peu après les opérations  » prodigieuses « , mais le chirurgien italien est aussi accusé de falsification, à la fois dans son CV et dans des articles publiés dans des revues scientifiques comme le Lancet. Objet de plusieurs enquêtes, d’innombrables critiques et de mises en cause éthiques, celui qui – avant l’affaire – s’était carrément comparé à  » Frankenstein  » a pourtant vu son contrat avec l’institut Karolinska maintenu… et finalement abrégé en mars dernier (il devait courir jusqu’en novembre 2016). Certes, entre-temps, trois chercheurs ont quitté l’assemblée Nobel, afin de préserver l’image du célèbre prix. Mais six autres, également éclaboussés par l’affaire, y siègent toujours.

Pour Bo Risberg, ancien président du comité d’éthique suédois pour la recherche, cette regrettable affaire équivaut à un  » Tchernobyl éthique « . Il aurait souhaité que,  » pour cette année, la fondation Nobel suspende l’attribution du prix, afin de prendre clairement ses distances avec des pratiques qui entament sérieusement la confiance dans l’institut Karolinska « . Contactée par Le Vif/L’Express, la fondation Nobel n’a pas souhaité nous recevoir ni répondre à nos questions ; elle fait le dos rond. Sans doute l’institution centenaire parie-t-elle sur le temps et sur l’oubli. Persuadée que  » la marque Nobel  » survivra aux critiques. Et aux facéties d’un Bob Dylan.

Par Antoine Jacob, à Stockholm.

LE PRIX SANS LA PAIX

L'institution des Prix Nobel traverse une forte zone de turbulences
© J. MACCONNICO/AFP

Une fois encore, le prix de la paix, seul Nobel à être décerné par un comité norvégien, fait débat. Justifiés par un accord de paix (entre le gouvernement et les guérilleros des Farc) rejeté quelques jours plus tôt par référendum, les lauriers du président colombien, Juan Manuel Santos, ne paraissent guère plus légitimes que ceux de Barack Obama, récompensé, en 2009, moins d’un an après son élection. Le CV de Santos pose problème : ancien ministre de la Défense, il fut l’artisan de la guerre contre la guérilla à une époque où le gouvernement couvrait aussi les exactions perpétrées par des groupes paramilitaires. Aurait-il fallu lui décerner un Nobel « ex aequo avec les Farc » ? En aucun cas. Le groupe rebelle s’est rendu coupable de crimes de guerre, raison pour laquelle les Colombiens ont rejeté l’accord de paix. Pour le juriste norvégien Fredrik Heffermehl, militant pacifiste convaincu, « le comité Nobel ne respecte plus les intentions d’Alfred ». Son argument : selon le testament, le prix doit récompenser des gens qui ont « contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées […], à la réunion […] de congrès pacifistes ». C’est à ce crible-là qu’il a passé le palmarès complet. Bilan : depuis la Seconde Guerre mondiale, 45 % des prix sont, selon lui, illégitimes, notamment ceux de l’Américain Henry Kissinger et du Vietnamien Le Duc Tho (1973), du trio israélo-palestinien Rabin-Peres-Arafat (1994), mais aussi de Mère Teresa (1979) ou d’Elie Wiesel (1986). De son côté, le comité Nobel rejette cette « lecture réductrice ». Et revendique le droit d’adapter l' »esprit du testament » aux défis du monde actuel. Deux approches irréconciliables, qui donnent lieu à une discrète bagarre juridique à l’instigation du pacifiste sexagénaire Heffermehl, qui, depuis des années et seul contre tous, consacre toute son énergie à faire entendre sa vérité. Quitte à lasser par sa monomanie.

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