/ © DR

Jésus : 10 clichés crucifiés par les historiens

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Jésus a-t-il vraiment existé ? Avait-il des frères et des soeurs ? A-t-il été trahi par Judas ? Les questions sur Jésus sont nombreuses. Et les réponses sujettes à interprétations. Le Vif/L’Express s’est plongé dans les tout derniers travaux des exégètes.

« Pour vous, qui suis-je ? » demande Jésus à ses disciples, alors qu’ils cheminent vers la région de Césarée de Philippe, sur les hauteurs du Golan. Vingt siècles plus tard, la question taraude toujours les chercheurs, qui confrontent les évangiles aux données de l’Histoire. Transcriptions tardives, tronquées et tendancieuses de témoignages originaux, les textes canoniques ont été « revus et corrigés » en fonction du contexte politico-religieux dans lequel a évolué la communauté paléochrétienne. Dogmes et prédication ont brouillé l’image de l’homme de Nazareth, tout comme certaines thèses du radicalisme critique et les élucubrations d’auteurs en vogue. Voici 10 idées préconçues passées au crible de la recherche.

1. Jésus, un mythe ? La thèse selon laquelle la personne de Jésus n’a pas de fondement historique est apparue au XVIIIe siècle, quand la science a commencé à remettre en cause ce qui passait jusque-là pour évident. Des historiens ont affirmé que Jésus était né de l’imagination de ceux qui attendaient le Messie. Sa personne serait le fruit d’une élaboration théologique ou d’une combinaison de dieux aux traits similaires (Mithra, Sol Invictus, Dionysos, Esculape). Certains courants athées, aux Etats-Unis et ailleurs, estiment toujours qu’il n’y a pas de preuve de l’existence du Nazaréen. Pour le philosophe français Michel Onfray, défenseur de la thèse mythiste, Jésus est un personnage conceptuel, comme le Zarathoustra de Nietzsche ou le Socrate de Platon.

Jésus est pourtant le personnage historique le mieux attesté de toute l’Antiquité. Plus aucun exégète sérieux ne nie son existence. Elle est documentée par des sources diverses : la correspondance de Paul de Tarse, qui présente Jésus comme un personnage réel, les évangiles canoniques et autres, les textes des historiens romains Flavius Josèphe, Pline le Jeune, Tacite, Suétone… Certes, nous connaissons surtout Jésus par ses propagandistes, tandis que les allusions non-chrétiennes au personnage sont brèves et nous renseignent davantage sur la foi des adeptes du Christ que sur la réalité historique. Pour autant, lors de l’émergence du mouvement chrétien, aucun adversaire païen ou juif de Jésus n’émet de doutes sur son existence.

2. Le Jésus de l’Histoire, insaisissable ? La recherche historique sur Jésus de Nazareth doit donc se contenter de textes lacunaires et contradictoires, témoignages de foi rédigés une, deux, voire trois générations après les faits. Est-ce à dire que le personnage historique de Jésus nous échappera toujours, comme l’affirment de nombreux théologiens ? Les travaux récents des exégètes permettent tout de même de se faire une idée précise des actes, de l’enseignement et de l’entourage de Yeshua ben Yosef. Ainsi, A Marginal Jew. Rethinking the Historical Jesus (Un certain juif, Jésus. Les données de l’Histoire), l’oeuvre monumentale de John Paul Meier, parue en quatre tomes (de 2004 à 2009 en langue française, éd. du Cerf), a été saluée par ses pairs. Elle fait figure d’ouvrage de référence sur le Jésus historique, même si elle ne met pas un terme aux débats sur une série de points délicats.

3. Jean, source peu fiable ? L’évangile selon Jean est une oeuvre tardive, écrite plus de soixante ans après la mort de Jésus par un ou plusieurs membres d’une communauté qui se dit héritière de la tradition du « disciple bien-aimé ». Par sa structure, le quatrième évangile se démarque des trois « synoptiques » (les textes attribués à Matthieu, Marc et Luc sont appelés ainsi parce qu’ils présentent des similitudes). On en a conclu que « Jean » recelait peu d’informations historiques fiables.

Les exégètes modernes constatent pourtant qu’il nous livre des données chronologiques précieuses et vraisemblables. Les synoptiques limitent la vie publique de Jésus à une seule année, passée surtout en Galilée, tandis que « Jean » étale la vie publique de Jésus sur deux à trois ans, avec des épisodes à Jérusalem et en Judée. La majorité des miracles qu’il mentionne sont propres à son évangile : l’eau changée en vin à Cana, la guérison à la piscine de Béthesda, la résurrection de Lazare… Pour Marie-Françoise Baslez, auteur de Bible et Histoire (Folio), ce texte apparaît comme « le plus riche en informations historiques, le plus crédible et le plus cohérent dans l’articulation des faits ». Un paradoxe, car c’est le plus théologique des évangiles.

4. Jésus, né en l’an I de notre ère ? L’année officielle de la naissance de Jésus de Nazareth marque le début de notre ère. Mais notre système de datation repose sur une grossière erreur de calcul. L’Anno Domini a été établie au VI e siècle par Dionysius Exiguus (Denis le Petit), un moine établi à Rome. Selon lui, Jésus est né en 753 ab Urbe condita (à partir de la fondation de Rome). L’érudit fonde son estimation sur l’évangile de Luc. Il y est précisé que le Nazaréen avait à peu près 30 ans dans la quinzième année du règne de Tibère, en 782 AUC.

Aujourd’hui, la plupart des spécialistes s’accordent pour considérer que Jésus est né entre l’an 7 et l’an 5 avant notre ère. Les évangiles selon Matthieu et Luc indiquent que Marie a donné naissance à son fils dans les dernières années du règne d’Hérode le Grand, lequel est mort à Jéricho au printemps de l’an 4 avant J.-C., précise Flavius Josèphe, historien romain d’origine juive. Dans son livre L’enfance de Jésus (Flammarion), publié fin 2012, Benoît XVI admet lui-même « une erreur de quelques années dans les calculs ».

5. Né à Bethléem ? La tradition chrétienne, fondée sur les évangiles de Luc et Matthieu, veut que Jésus soit né à Bethléem, en Judée. Cette donnée apparaît plus apologétique que biographique : il fallait faire naître Jésus dans la cité du roi David, de la lignée duquel le Messie attendu par les Juifs doit descendre. Le futur roi d’Israël est appelé à y venir au monde, selon l’oracle de Michée : « De toi, Bethléem Ephrata (…), va sortir en ma faveur celui qui gouvernera Israël. » Le choix de Bethléem vise donc à donner à Jésus une légitimité royale et messianique.

L’évangile selon Luc justifie le déplacement de Joseph et Marie à Bethléem au motif que César Auguste aurait ordonné un recensement de tout l’Empire. Gouverneur de Syrie, le légat Quirinius a été chargé de recenser la Judée. Toutefois, Flavius Josèphe précise que ce recensement a été effectué en l’an 6. Il y a donc incohérence chronologique chez Luc. Marc présente Jésus comme un Galiléen, originaire de Nazareth. Jean ne fait pas non plus mention de Bethléem.

6. Jésus, fils unique ? Selon la tradition latine d’Occident, Jésus n’a pas eu de frères, mais des cousins germains. Cette lecture est fondée sur la croyance en la virginité perpétuelle de Marie. Certains protestants admettent que Marie a eu, après la naissance de Jésus, des enfants avec Joseph, ce qui préserve la naissance virginale du Christ. Les chrétiens orientaux, eux, considèrent que Jésus avait des demi-frères, que Joseph aurait eus avec une autre femme, avant d’épouser Marie.

Paul et les évangélistes attestent pourtant que Jésus fait partie d’une fratrie : sept ou huit enfants au total, la norme de l’époque. Luc appelle Jésus « premier-né » et Marc donne le nom de ses frères : Jacques, Joset, Jude et Simon. Il ajoute : « Et ses soeurs sont parmi nous. » La version grecque du Nouveau Testament utilise pour les désigner le terme adephos, qui marque bien le lien fraternel de sang ou de droit, relève l’exégète John Paul Meier.

7. Douze disciples autour du maître ? Les textes canoniques montrent Jésus entouré de douze disciples, désignés comme les « apôtres ». Ce groupe des Douze joue, dans la mémoire chrétienne, un rôle idéologique : l’Eglise revendique l’héritage des promesses d’Israël. Les Douze sont un Israël en miniature, une recomposition symbolique des douze tribus. Or, l’existence d’apôtres extérieurs à ce noyau est attestée et les disciples, plus ou moins proches de Jésus, étaient nombreux. « L’image des Douze disciples groupés autour du maître fige une réalité beaucoup plus fluide, où les adhérents de Jésus formaient un groupe plus vaste, plus diversifié », précise Daniel Marguerat.

Du vivant de Jésus, ses partisans constituent deux cercles : l’un composé d’itinérants, qui le suivent dans son nomadisme ; l’autre de sympathisants, qui accueillent la petite troupe lorsqu’elle est de passage en ville ou dans un village : Lazare de Béthanie, le frère de Marthe et Marie et ami de Jésus ; Zachée, un riche collecteur d’impôts de Jéricho ; Nicodème et Joseph d’Arimathie, membres du sanhédrin, secrètement convertis à l’enseignement de Jésus…

8. Un prédicateur sans port d’attache ? Jésus est perçu comme un prophète itinérant. Il a toutefois un port d’attache en Galilée. « Quand il revint à Capharnaüm après quelques jours, le bruit se répandit qu’il était rentré dans son foyer », raconte Marc (2,1). Simon et André résident aussi dans cette ville, d’où Jésus et ses disciples rayonnent dans la région du lac de Tibériade. Capharnaüm est, après Jérusalem, le lieu le plus cité dans les évangiles (seize fois). En revanche, ils ne mentionnent curieusement ni Sepphoris ni Tibériade, la nouvelle capitale d’Hérode Antipas après l’an 19.

Ville de pêcheurs et d’agriculteurs située sur la rive nord-ouest du lac de Tibériade, Capharnaüm compte, au temps de Jésus, un millier d’habitants, une garnison romaine commandée par un centurion et un poste de douane. Lévi le Publicain, alias « Matthieu », devait y avoir un bureau, d’où il prélevait la taxe maritime sur les pêches et la taxe frontalière sur les marchandises. Les Juifs pieux de la synagogue sont peu réceptifs à la parole de Jésus, ce qui l’a conduit, selon Luc, à maudire le bourg : « Et toi, Capharnaüm, seras-tu donc élevée jusqu’au ciel ? Non, tu descendras jusqu’au séjour des morts ! » (Lc 10, 15).

9. Mort à 33 ans ? D’après Luc, « Jésus, à ses débuts, avait environ 30 ans ». Traditionnellement, il est dit que la vie publique de Jésus s’est déroulée entre 30 et 33 ans. Trente ans a une valeur symbolique : c’est l’âge de la majorité légale pour les Juifs de l’époque et l’âge de la maturité selon les biographes anciens. Une certitude : Jésus est condamné à mort avant l’an 36, année où Ponce Pilate est rappelé à Rome. Les exégètes estiment que le Galiléen a été crucifié en 30 ou en 33. Etant né entre -7 et -5, il avait donc entre 35 et 39 ans lors de sa condamnation.

10. Le jour de la Pâque ? Les évangélistes s’accordent pour situer la mort violente de Jésus à Jérusalem aux alentours de la Pâque juive, mais ils divergent sur le jour de sa mort. Marc la situe un vendredi où était célébrée la fête, 15 du mois de Nisan, tandis que Jean opte pour l’après-midi du 14 Nisan, veille de la Pâque. Une condamnation du Galiléen un jour de Pâque étant improbable, la chronologie johannique a la préférence des historiens. « Exécuter trois condamnés juifs le jour de la plus grande fête de l’année aurait été une faute politique majeure de l’occupant romain », note le bibliste et théologien Michel Quesnel. L’astronomie nous fournit deux dates possibles pour un 14 Nisan : le vendredi 7 avril 30 ou le vendredi 3 avril 33.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire