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Foot: la mafia des matchs truqués

Les arrestations en Italie révèlent l’ampleur de la corruption dans le football international. De l’Europe à l’Asie, des réseaux criminels orchestrent le business des paris frauduleux sur Internet. En jeu: des centaines de milliards d’euros. Un scandale qui tombe mal, à la veille de l’Euro 2012.

Dans son vaste bureau, aux murs ornés de fresques bibliques, Roberto Di Martino, procureur de Crémone (Italie), lunettes cerclées et fine barbe, confesse qu’il ne s’attendait pas à un tel déballage. « Quand nous avons ouvert l’enquête, en décembre 2010, nous étions face à une histoire grotesque ayant toutes les apparences d’une combine locale », explique le magistrat, avec un léger sourire. L’affaire? Trois semaines auparavant, lors d’un match de Lega Pro (3e division) contre un club des environs de Naples, Marco Paoloni, le gardien de l’US Cremonese, avait versé un somnifère dans la gourde de cinq de ses coéquipiers… Accro aux paris sportifs sur Internet, 100 000 euros de dettes au compteur, Paoloni avait « vendu » la rencontre à un groupe de parieurs originaires de Bologne. Le comble, c’est que son équipe, bien qu’en partie droguée, avait tout de même gagné par 2 buts à 0…

Dix-huit mois après cette pantalonnade, le foot italien et ses fans n’ont plus le coeur à rire. Car, au terme de 100.000 écoutes téléphoniques, de quatre vagues d’arrestations et de perquisitions, l’enquête lancée à Crémone, baptisée Last bet (« dernier pari »), a mis au jour un énorme scandale: durant la saison 2010-2011, au moins 50 matchs, dont une vingtaine en Serie A (1re division), ont été achetés par des organisations mafieuses d’Asie du Sud-Est, via des gangsters des pays de l’Est introduits dans l’entourage de certains joueurs et clubs italiens.

Après avoir manipulé le résultat des rencontres, les tricheurs misaient à coup sûr des fortunes sur des sites Internet de paris illégaux, hébergés en Chine, à Taïwan ou en Malaisie. Exemple: Bari-Lecce (0-2), disputé le 15 mai 2011, a été négocié pour 230.000 euros. En liquide, comme toujours. Un repenti, Andrea Masiello, défenseur de Bari, a reconnu avoir perçu 50.000 euros. Pour ce prix-là, il a marqué un but ridicule contre son camp, histoire de tuer tout suspense.

Un business mondialisé fonctionnant 24 heures sur 24

Derniers rebondissements en date: le 28 mai, la police italienne a interpellé 19 nouveaux suspects, dont Stefano Mauri, l’emblématique capitaine de la Lazio, l’un des deux clubs romains. Le nom d’Antonio Conte, entraîneur de la Juventus, championne en titre, est également cité pour des faits datant de l’époque où il coachait l’équipe de Sienne. Suprême affront au pays du calcio: les carabiniers ont fait une descente au centre d’entraînement de la sélection, la Squadra Azzura. Un électrochoc, dix jours avant le coup d’envoi de l’Euro, disputé en Pologne et en Ukraine, du 8 juin au 1er juillet.

Actuellement, le « tribunal sportif » de la fédération italienne juge 61 personnes, dont 54 joueurs, représentant 22 clubs. Bref, des têtes vont tomber. « L’affaire est loin d’être terminée, confirme le procureur Di Martino. Deux autres enquêtes judiciaires sont en cours, à Bari et à Naples. » Conscient des risques, le président du Conseil, Mario Monti, a même suggéré une suspension du championnat national pendant deux ou trois ans.

Mais l’Italie est loin d’être un cas isolé. À vrai dire, le mal est partout, tel un cancer qui ronge le cuir du ballon rond. Au moins 400 rencontres ont été arrangées, ces dernières années en Europe: Allemagne, Suisse, Finlande, Grèce, Serbie… À lui seul, un gang croate, démantelé en 2009 à Bochum (Allemagne), a manipulé au moins 200 parties, dans neuf pays. Mais combien de milliers d’autres matchs frelatés ont eu lieu sur les cinq continents? Impossible à déterminer. La liste des affaires ne cesse de s’allonger. En Turquie, 93 personnes sont poursuivies pour fraude. Le président de Fenerbahçe, l’un des clubs les plus prestigieux du pays, dort en prison depuis neuf mois. En Chine, quatre arbitres véreux ont été incarcérés. Au début du mois de mai, la fédération zimbabwéenne a sanctionné 67 joueurs, dont beaucoup étaient impliqués dans l’Asiagate, une affaire loufoque de rencontres amicales « bidon » jouées entre 2007 et 2009. Au total, des investigations policières sont menées dans 24 pays. Et la Fédération internationale de football association (Fifa), le « gouvernement » du foot mondial, diligente des enquêtes auprès d’une cinquantaine de nations.

Le truquage des matchs de foot, lié aux paris sur Internet, est devenu un business mondialisé, fonctionnant 24 heures sur 24, aux mains des grands réseaux mafieux: triades chinoises, « syndicats » de Hongkong et de Singapour, gangs des Balkans (voir ci-dessous)… La Camorra, la mafia napolitaine, est aussi dans le coup. Il est vrai que les chiffres engendrés par cette activité sont faramineux: près de 1 000 milliards d’euros auraient été joués en 2011 sur quelque 15 000 sites de paris, dont 85 % sont illégaux. C’est presque trois fois le budget annuel de la France… Autre constat: 140 milliards d’euros, provenant du crime organisé, sont blanchis chaque année par ce biais. Chaque semaine, SBO et IBC, les deux plus grosses maisons de jeux en ligne d’Asie – continent où le pari est un véritable phénomène culturel – enregistrent 2 milliards de dollars (1,6 milliard d’euros) de mises. Elles les dispatchent ensuite vers d’autres sites Internet, plus ou moins fiables.

Le phénomène s’est accéléré à partir de 2007, avec l’apparition du live betting, le « pari en temps réel ». Le principe est simple: pendant toute la durée d’un match, il est possible de miser en permanence, par exemple depuis un téléphone mobile. « Dans certains pays, on peut placer des montants quasi illimités sur n’importe quel événement: la minute à laquelle sera marqué le prochain but, le nom des joueurs qui recevront un carton jaune, etc. », explique Jean-François Vilotte, le président de l’Autorité de régulation des jeux en ligne français (Arjel), qui surveille de très près ce secteur. « Ces pratiques sont interdites dans les pays occidentaux, poursuit-il, mais il ne faut pas sous-estimer le risque de corruption d’un match disputé ici, en lien avec des paris enregistrés à l’étranger. »
Car la multiplication des types de mise décuple les possibilités de truquage. Parier des centaines de milliers de dollars sur le fait que plus de cinq buts – événement plutôt rare en football – seront marqués au cours d’une rencontre de deuxième division serbe semble aberrant. Sauf si l’on a auparavant acheté l’arbitre et la moitié d’une équipe.

À ce petit jeu, les mafieux singapouriens et chinois sont les rois. Truquer des matchs, voire l’ensemble d’une compétition, requiert de gros moyens financiers et une chaîne d’intervenants extrêmement sophistiquée. Ces dernières années, une organisation, pilotée par six hommes depuis Singapour, est parvenue à « arranger » les résultats de centaines de parties dans le monde. Tan Seet Eng, alias « Dan », et Peter Peh, deux hommes d’affaires connus, sont les boss, les financiers du système. 600 000 euros pour garantir le score de Lecce-Lazio de Rome ? Banco! Retour sur investissement: 2 millions d’euros sur les sites illégaux chinois.

L’arbitre refuse cinq buts, prétendument hors-jeu

Jusqu’à son arrestation, en Finlande, en février 2011, Wilson Perumal Raj était tout à la fois le « cerveau » et le VRP de cette organisation, au bord des terrains. Il établissait le devis des opérations, incluant les billets d’avion, les réservations d’hôtel et les bakchichs à prévoir. Puis, avec ses hommes de main, il soudoyait des « maillons faibles »: joueurs mal payés, arbitres de troisième zone, représentants officiels de fédérations exsangues… Le tout sous couvert d’une société fantoche: Football 4U.
Wilson, 46 ans, petit truand sorti du rang, est le plus grand faussaire que le foot ait connu. Vingt ans de métier, une imagination sans limites. Les affaires de corruption les plus invraisemblables, c’est lui. Entre 2007 et 2009, il parvient à faire jouer une quinzaine de matchs amicaux en Asie à des pseudo- sélections nationales du Zimbabwe. La présidente de la fédération zimbabwéenne, Henrietta Beatrice Rushwaya – qui a depuis été condamnée par la justice -, touchait sa commission. Ainsi, le 31 janvier 2009, Wilson lui envoie un e-mail à propos d’un tournoi international d’équipes de moins de 21 ans: « Ces rencontres sont des matchs exhibitions et, s’il vous plaît, ne me compliquez pas la vie en me disant que vous voulez gagner. […] Croyez-moi, il y a plein de fric à se faire. » (voir le document page 98). Le 7 septembre 2010, en match amical, Bahreïn bat un peu trop facilement le Togo (3-0). Et pour cause: Wilson a envoyé… une fausse équipe; les joueurs sont togolais, mais ils n’ont pas le niveau international. « Ce jour-là, le Togo était payé pour perdre, mais avec un faible écart, a-t-il confessé depuis. Voilà pourquoi l’arbitre a refusé cinq buts, prétendument hors-jeu… »

Lorsqu’il a été interpellé par la police finlandaise, début 2011, Wilson Perumal avait déjà manipulé 15 matchs du championnat national, à 80.000 euros l’unité. Il était pisté par la police de plusieurs pays et par les enquêteurs de la Fifa. En fait, il a été balancé, sur ordre du big boss, Tan Seet Eng, par son propre adjoint, Antoni Santia Raj. Ce dernier est désormais le cerveau n° 1 sur le marché. Avec ses sociétés Footy Media et Exclusive Sports, il a quelques arnaques retentissantes à son actif…

En octobre 2010, il signe un contrat avec la fédération bolivienne afin de mettre en place une série de matchs amicaux pour le compte de l’équipe nationale. Le 9 février 2011, sous le pseudonyme de Hedy Larsen, Antoni Santia Raj organise deux rencontres internationales, à Antalya, en Turquie. À l’affiche: Lettonie-Bolivie et Bulgarie-Estonie.

Les « pigeons » dépensent, les initiés raflent la mise

Dans un courrier officiel, le secrétaire général de la fédération turque, puissance invitante, souhaite « aux équipes et aux organisateurs une soirée mémorable et pleine de succès ». Il n’a pas vu venir l’embrouille. À la dernière minute, l’arbitre d’une des deux rencontres est changé, sans que personne n’en soit averti. L’identité réelle des hommes en noir n’est même pas mentionnée sur les documents. Ce 9 février, tous les buts, sept au total, sont marqués grâce à des penaltys généreusement distribués… Pendant ce temps-là, en Asie, les parieurs s’activent: les « pigeons » dépensent sans compter, les initiés raflent la mise.
À cette époque, le gang singapourien opérait déjà en Italie. Quelques mois plus tôt, le 20 avril 2010, Tan Seet Eng, le boss, se trouvait même en personne dans les tribunes du stade San Siro, à Milan. Pas uniquement pour assister au choc Inter-FC Barcelone, les deux plus belles formations du moment. Il était surtout là pour sceller l’alliance entre les deux clans chargés de pourrir le championnat italien: les « Gitans » (en fait, des truands des Balkans) et les « Hongrois ».

Dans la lutte contre les tricheurs, la donne est cependant en train de changer. L’arrestation de quelques mafieux a permis de mieux comprendre leurs stratagèmes. Wilson Perumal a été d’un précieux secours: condamné à deux ans de prison en Finlande, il a bénéficié d’une remise de peine, après avoir collaboré avec les autorités de plusieurs pays européens. Il se trouve actuellement en Hongrie, sous protection policière.

Les grandes fédérations sportives, elles aussi, ont enfin pris la mesure du problème. L’Union européenne de football association (UEFA), présidée par le Français Michel Platini, proclame une « tolérance zéro ». Depuis 2010, la Fifa dispose quant à elle d’un « département sécurité » et déploie des équipes d’enquêteurs sur les cinq continents. Le nombre et l’identité de ces limiers, en lien constant avec Interpol, sont classés « secret-défense ».

Moustache fournie et verbe franc, Chris Eaton a dirigé le département sécurité de la Fifa jusqu’en mai dernier. Cet Australien, lui-même ancien d’Interpol, en appelle à une « coalition internationale » contre les criminels. « Face à ce fléau mondial, martèle-t-il, il faut arrêter de courir chacun de son côté. Les Etats et les fédérations sportives doivent agir ensemble, harmoniser leurs législations, leurs sanctions sportives et pénales. » Chris Eaton travaille désormais pour le Centre international pour la sécurité des manifestations sportives (ICSS), une organisation financée par le Qatar, soucieuse de mobiliser les instances mondiales sur ces questions. Le nouveau chef du département sécurité de la Fifa, l’Allemand Ralf Mutschke, vient lui aussi d’Interpol. Il a du pain sur la planche, car les mafieux se réinventent sans cesse. Le 8 mars, des sites asiatiques illégaux annonçaient le résultat du match Turkménistan-Maldives (moins de 23 ans), disputé en Malaisie : 3-1. L’histoire ne dit pas combien « Dan », Antoni et consorts ont empoché. Ce qui est certain, en revanche, c’est que ce match « fantôme » n’a jamais eu lieu…

De notre envoyé spécial Boris Thiolay, L’Express

Jouer pour mieux blanchir

Les mafias du monde entier se partagent le business des matchs et des paris truqués sur Internet. La méthode la plus répandue consiste à acheter le résultat d’une rencontre en corrompant les joueurs et leur entourage. En Asie, des « syndicats » criminels contrôlent des officines illégales de jeux en ligne. Dans les Balkans et dans le Caucase, quelques « boss » occupent la présidence d’un club, dont ils manipulent à loisir les victoires et les défaites. Les écoutes téléphoniques effectuées lors des récentes enquêtes en Italie prouvent que la Camorra, la mafia napolitaine, a investi le secteur. Selon les spécialistes, les paris sportifs opaques sont le moyen le plus rapide, le plus sûr et le moins coûteux pour blanchir l’argent du crime organisé. Il suffit de miser une grosse somme sur les trois cas de figure possibles pour le résultat d’un match : victoire, match nul, défaite. Au total, la perte n’excède pas 25 % des montants engagés, contre plus de 30 % dans les paradis fiscaux. 140 milliards d’euros sont ainsi lessivés chaque année. (B.T.)

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