Quentin Van Enis

En quoi sommes-nous tous Charlie? Regard d’un juriste

Quentin Van Enis Maître de conférences à l'Université de Namur et avocat au Barreau de Bruxelles

De nombreuses lectures peuvent être faites des attentats terroristes qui ont frappé la France le 7 janvier 2015. L’émoi généralisé qu’a suscité l’attaque à Charlie Hebdo peut trouver une explication dans l’intérêt de chaque citoyen au maintien de la liberté de la presse, qui est elle-même garante de la liberté individuelle et collective.

La liberté de la presse, une liberté qui nous appartient à tous

Dans une société démocratique, la liberté des citoyens est intimement liée à la liberté de la presse, et cela pour deux raisons au moins.

Le droit du public à l’information est reconnu de longue date comme un des fondements essentiels de cette liberté. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle souvent qu’il incombe à la presse « de communiquer (…) des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général », ajoutant qu’ « à sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir »[1]. La liberté de la presse peut ainsi être considérée comme la gardienne de toutes les autres libertés. Et c’est à juste titre qu’elle a été désignée par l’un des membres du Congrès national – chargé en son temps de rédiger la Constitution belge – comme la liberté « la plus vitale et la plus sacrée, parce qu’elle est la sauvegarde et le palladium de toutes les autres »[2].

Par ailleurs, contrairement à une idée encore largement répandue, du point de vue juridique, la liberté de la presse n’a jamais été conçue comme l’apanage des journalistes professionnels ou des médias établis. Elle appartient à tous les citoyens, sans distinction. Aujourd’hui, chacun peut d’ailleurs exercer activement cette liberté et s’adresser au plus grand nombre par le biais de l’internet et des réseaux sociaux. Ces dernières années, la Cour européenne a plusieurs fois insisté sur l’importante contribution que des acteurs étrangers au monde des médias traditionnels peuvent apporter au débat public[3]. Pour sa part, la Cour constitutionnelle belge a partiellement invalidé la loi du 7 avril 2005 relative à la protection des sources journalistiques, qui avait réservé le bénéfice du droit au secret des sources aux seuls journalistes exerçant à titre professionnel. Aux yeux de la Cour, le droit au secret des sources journalistiques doit être garanti « non pas pour protéger les intérêts des journalistes en tant que groupe professionnel, mais bien pour permettre à la presse de jouer son rôle de ‘chien de garde’ et d’informer le public sur des questions d’intérêt général (…) »[4].

La liberté de la presse, une liberté fragile

Selon la formule répétée inlassablement par la Cour européenne, la liberté d’expression – et donc la liberté de la presse qui en constitue un approfondissement – « vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de ‘société démocratique' »[5]. Selon la même Cour, « la liberté de la presse comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation »[6]. Par le passé, la haute juridiction européenne s’est pourtant montrée plutôt encline à protéger les sentiments religieux des croyants contre les offenses extérieures et à refuser de condamner des Etats qui punissaient le blasphème[7]. Cette position a été vivement critiquée. Avec un juge dissident dans l’une des affaires concernées, l’on peut ainsi se demander, si « pour le fidèle, la puissance de ses convictions propres [ne constitue pas] la meilleure arme contre railleurs et blasphémateurs »[8].

Dans sa jurisprudence, la Cour européenne souligne par ailleurs que les Etats sont « tenus de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées (…) »[9]. Rien n’indique que les autorités françaises aient manqué à leurs obligations dans le cas de Charlie Hebdo. Si le journal satirique et irrévérencieux était évidemment en première ligne, et d’ailleurs placé à ce titre sous protection policière, il ne semble pas raisonnable, ni même souhaitable, que demain l’ensemble de ceux qui s’expriment soient retranchés derrière des forteresses blindées.

Consacrée par les textes nationaux et internationaux de protection des droits de l’homme, et généralement[10] respectée par les juges, la liberté de la presse reste une liberté fragile.

On peut penser qu’elle ne devra son salut qu’à la prise en compte par chacun du rôle passif et actif qu’il peut jouer dans l’exercice d’une liberté qui, comme l’énonçait jadis un juge de la Cour suprême des Etats-Unis, n’appartient à aucune catégorie prédéfinie de personnes ou d’entreprises, mais à tous ceux qui souhaitent en faire usage[11].

[1] Voy., parmi de nombreux autres, arrêt Von Hannover c. Allemagne (n° 2), 7 février 2012.

[2] Intervention de l’abbé Verduyn in E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830-1831, Bruxelles, Wahlen et Cie, T. I, 1844, p. 653.

[3] Voy. notamment l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni, 22 avril 2013.

[4] C.A., 7 juin 2006, n° 91/2006, B.12 et B.13.

[5] Arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976.

[6] Voy. notamment arrêt Stoll c. Suisse, 10 décembre 2007.

[7] Arrêt Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996 ; arrêt OttoPreminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994.

[8] Opinion dissidente du juge De Meyer dans l’affaire Wingrove.

[9] Arrêt Dink c. Turquie, 14 septembre 2010. Voy. aussi arrêt Ozgür Gündem c. Turquie, 16 mars 2000.

[10] La récente affaire Médor a ainsi vu le président du tribunal de première instance de Namur interdire temporairement la diffusion d’un article de presse qui mettait en cause une société pharmaceutique.

[11] Opinion dissidente du juge Burger, First National Bank of Boston v. Bellotti, 435 U.S. 765 (1978) 802.

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