Six minutes et vingt secondes d'un discours rageur suivi d'un long silence ont fait entrer Emma Gonzalez dans l'histoire. © Noam Galai/getty images

Emma Gonzalez, Jeanne d’Arc made in USA

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Emma Gonzalez, étudiante de 18 ans au crâne rasé, est devenue l’icône de la lutte des rescapés de Parkland contre les armes à feu. Avec fougue, elle défie Washington. Cette rock star du tragique est une héroïne des temps modernes.

Six minutes vingt pour entrer dans l’histoire. Six minutes vingt, soit exactement le temps qui fut nécessaire au tueur de la haute école Marjory Stoneman Douglas, à Parkland, pour commettre un carnage et abattre dix-sept de ses camarades, le 14 février dernier. Six minutes vingt… Au bout de la Marche pour la vie, organisée à Washington le 24 mars, devant des dizaines de milliers de personnes, Emma Gonzalez devient à jamais une héroïne de notre temps avec un discours qui prend le monde entier à la gorge. Les larmes de cette rescapée du massacre perforent l’indifférence. Comme ravagée par l’injustice, elle énumère le nom de ces étudiants disparus qui  » ne se plaindront plus jamais de leurs leçons de piano « ,  » n’appelleront plus jamais leur amie « miss Sunshine »  » ou  » ne joueront plus jamais au basket-ball « . Puis, cette silhouette au crâne rasé fixe la foule immense, droit dans les yeux. Son silence, plus de quatre minutes, interrompu par une sonnerie marquant symboliquement la fin de la tuerie, est un cri : Never again

Le changement, maintenant !

En un peu plus d’un mois, cette étudiante de 18 ans a pris la tête d’un vaste mouvement qui met les Etats-Unis de Donald Trump sens dessus dessous. Avec quelques-uns de ses camarades, elle fait la couverture du Time Magazine, fin mars, avec ce titre :  » Enough  » ( » Assez « ). Son compte Twitter, créé après la tuerie, s’ouvre sur des mots simples :  » Le changement est là, et nous le ferons ensemble  » – un slogan digne de l’ère Obama. Il compte aujourd’hui plus d’un million et demi d’abonnés ! Bouleversée par ce petit bout de femme, une journaliste du New Yorker n’hésite pas à la comparer à Jeanne d’Arc, l’héroïne française par excellence. Elle évoque son interprétation par l’actrice Renée Maria Falconetti dans un vieux classique de 1928. Et la comparaison, c’est vrai, est troublante : même visage dramatique, mêmes yeux habités, même air de défi à l’ordre établi…

En parlant du fulgurant destin de cette jeune Américaine d’origine cubaine par son père, certains citent aussi le nom de José Marti, écrivain et activiste devenu le héros de la lutte de libération de Cuba contre l’Espagne, au xixe siècle :  » C’était encore un adolescent quand il a été emprisonné, il est devenu une star politique « , dit au Washington Post Ana María Dopico, professeure à l’université de New York. En écoutant Emma Gonzalez, on songe encore à Martin Luther King, le leader du Mouvement des droits civiques des années 1960 aux Etats-Unis – sa petite fille, Yolanda Renee, est d’ailleurs venue rappeler le  » rêve  » de son grand-père lors de la marche de Washington, le 24 mars, cinquante ans après son assassinat. Comme Luther King, Emma Gonzalez joue de la répétition pour capturer l’audience, avec des mots d’ado. Lors de sa première intervention publique, le 17 février, elle a rageusement démonté le discours des partisans des armes en martelant à plusieurs reprises :  » We call B.S. (pour bullshit) « , une manière de dénoncer les  » conneries  » qu’on lui oppose.  » Ils disent qu’un gentil avec une arme arrête un méchant avec une arme ? We call B.S ! Ils disent qu’aucune loi n’aurait pu empêcher ces tragédies ? We call B.S. !  » Emma, rock star du tragique.

Trois jours après la tuerie, la fille au look si singulier, pantalons de camouflage ou déchirés de partout, éternel débardeur, badges et écussons constellant sa veste, avait déjà capté l’attention. Ce doit être le destin de celle qui assume sa bisexualité et préside le comité de soutien des gays et lesbiennes de son établissement.  » Je suis née en 1999, quelques mois à peine après que 13 personnes ont été tuées à l’école de Columbine dans le Colorado « , explique-t-elle dans une texte publié par TeenVogue, avant la Marche pour la vie, en référence à ce massacre devenue un drame cathartique, objet d’un film de Michael Moore.  » Depuis 1988 jusqu’à la Saint-Valentin qui a montré que mon école était loin d’être blindée, près de 1 100 personnes ont été abattues dans des tueries de masse aux Etats-Unis.  »

Militante dans l’âme, Emma Gonzalez porte la colère d’une génération, qui a grandi dans une ère de violence et qui veut agir pour que de telles absurdités ne se reproduisent plus. Elle a déjà obtenu des modifications législatives en Floride, mais ce n’est pas assez. Avec ses copains de Parkland, elle revendique un programme élargi pour contrôler les armes et prône l’interdiction des fusils d’assaut, tout en précisant, pragmatique, qu’il ne s’agit pas d’interdire toutes les armes.

Forcément, cette icône médiatique dérange désormais. Car elle n’hésite pas à s’en prendre au tout-puissant lobby des armes, la National Rifle Association (NRA), et au soutien qu’il reçoit des politiques.  » Si le président me dit en face que c’était une terrible tragédie et qu’on ne peut rien y faire, je lui demanderai combien il a touché de la NRA, lance-t-elle, perfide. Mais vous savez quoi ? Je le sais : 30 millions de dollars. Divisé par le nombre de victimes par balles aux Etats-Unis en 2018, cela fait 5 800 dollars. C’est ce que valent ces gens pour vous, Trump ?  » Les mots fusent, comme des rafales.

Renée Maria Falconetti dans le rôle de Jeanne d'Arc, en 1928. Une ressemblance troublante...
Renée Maria Falconetti dans le rôle de Jeanne d’Arc, en 1928. Une ressemblance troublante…© The Hollywood Archive/belgaimage

Un combat contre Washington

Alors, on essaie de la salir, on épluche son passé, on la traite de  » skinhead  » ou d' » activiste professionnelle « . Ses cheveux ne témoignent-ils pas de son caractère rebelle ? Le drapeau cubain cousu sur sa veste n’est-il pas révélateur de ses penchants communistes ? Emma répond patiemment qu’elle a rasé ses cheveux pour ne pas avoir trop chaud alors qu’elle souffrait de migraines, et qu’elle a dû convaincre ses parents avant de le faire. Elle explique que ce drapeau cubain n’est qu’un simple hommage à ses racines paternelles. Certains vont jusqu’à manipuler une image vidéo où on la verrait déchirer la Constitution. Inlassablement, elle démonte ces  » fake news  » sur les réseaux sociaux.  » Nous avons plus que jamais besoin d’amour « , lui glissent ses amis. L’actrice Reese Witherspoon lance sur Twitter ce message de soutien :  » Les jeunes comme Emma Gonzalez vont changer le monde. Ecoutez-la !  » Et dans toutes les manifestations, des pancartes relaient cet appel en guise de cri du coeur :  » Save our kids !  »

En cette ère d’accélération de l’histoire, les jeunes de Parkland veulent arrêter le temps en mémoire de leurs amis partis trop tôt. Ils inscrivent leur action dans les pas de tous ceux qui ont tenté de limiter l’usage des armes à feu aux Etats-Unis depuis des décennies. Surtout, ils font preuve d’une maturité stupéfiante – à moins que ce ne soit encore la naïveté de l’adolescence – pour défier ouvertement les pouvoirs les plus féroces. Au nom de leurs aînés. En prenant des risques. En criant. En se rassemblant. En martelant des mots pour convaincre.  » Si nos gouvernements ne se contentent que de prier, il est temps pour nous, les victimes, de nous lever pour réclamer le changement que l’on appelle de nos voeux « , scande Emma Gonzalez.  » Cette tuerie de masse doit être la dernière !  »

Au discours poignant de six minutes et vingt secondes prononcé à Washington, Donald Trump n’a pourtant même pas daigné répondre par l’un de ses habituels tweets. Un silence assourdissant. Qu’importe ! Emma Gonzalez et les siens en puiseront de la rage supplémentaire pour dénoncer la honte du système.  » Shame on you ! « , hurle-t-elle.

Jeanne d’Arc semble bien s’être réincarnée, en 2018. Et elle vit aux Etats-Unis.

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