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 » Facebook ou iTunes menacent l’unité du Net « 

Ettore Rizza
Ettore Rizza Journaliste au Vif/L'Express

Le Belge Frédéric Donck, patron européen de l’Internet Society, défend un réseau libre et ouvert. Ce qui ne semble plus aller de soi. Trente ans après sa création, la liberté du Net suscite à la fois jalousies et convoitises.

L’anniversaire est passé inaperçu, enseveli sous les petits fours de l’an neuf. Pourtant, l’une des plus grandes inventions du XXe siècle a fêté ses 30 ans le 1er janvier : Internet, rien de moins. Quelles surprises peut-il encore nous réserver, lui qui a tant bouleversé nos habitudes ? Bien malin qui saurait le prédire. Il y a neuf ans, personne n’aurait imaginé le succès fulgurant d’un Facebook. Pourtant, certaines grandes tendances semblent se dégager, tandis que de lourds nuages pointent à l’horizon.

C’est en tout cas l’avis de Frédéric Donck. Juriste de formation, le Belge dirige le bureau européen de l’Internet Society, basé à Genève. Depuis 1992, cette organisation indépendante fondée par des pionniers d’Internet défend l’essor mondial du réseau des réseaux.

Le Vif/L’Express : L’Internet Society milite pour un Internet libre et ouvert qui transporterait des paquets d’informations sans jamais s’interroger sur leur contenu. Laisser faire, laisser passer : cette vision très américaine et libérale peut-elle s’exporter dans tous les pays ?

Frédéric Donck : Mais l’Internet est par essence libéral, et même libertaire ! C’était l’idée de départ, il a été construit sur ce modèle. Je peux comprendre que beaucoup n’apprécient guère que n’importe qui, n’importe où, puisse avoir accès à ce réseau, réseau sur lequel on peut créer des choses sans demander la permission à quiconque. Les Google, les Yahoo ! ou les Facebook de ce monde n’ont pu se développer qu’à cette condition. Si on regarde bien, la plus grande chance d’Internet, c’est que personne à l’époque n’en avait rien à faire. Ni les gouvernements, qui trouvaient la chose d’un intérêt limité, ni le monde des affaires, qui se demandait : « C’est quoi ce truc ? ». Internet s’est développé brique par brique dans l’inintérêt général. Aujourd’hui, cette liberté commence à faire des envieux. C’est l’heure des grands combats.

Vous dites que cette liberté a permis de voir émerger des géants comme Facebook. Pourtant, vous considérez ce réseau social comme un danger pour le Net.

Tout ce qui provoque la fragmentation de l’Internet est dangereux. Vous avez cité Facebook, mais je pourrais ajouter toute une série de services commerciaux, comme iTunes d’Apple ou d’autres jardins clos qui reviennent à faire de l’Internet un grand shopping mall à l’américaine. Vous êtes dans un supermarché protégé, tout le monde peut courir, il y a des magasins très propres : mais ce n’est pas l’Internet. C’est un îlot commercial. Si les gens sont au courant, pas de problème. Mais qu’on ne nous vende pas ce service comme étant l’Internet, ce réseau fabuleux où tout le monde peut avoir accès à tout le contenu de n’importe quel point du globe et peut y partager ce qu’il souhaite – pourvu que ce soit légal, j’insiste là-dessus.

Que pensez-vous des applications qui se développent sur les smartphones et tablettes, ces « apps » qui ne donnent accès qu’à un service bien précis sur un appareil bien précis ? N’est-ce pas aussi une forme de « balkanisation » de l’Internet ?

Tout à fait. Ces applications très faciles à utiliser entrainent effectivement une fragmentation. Vous avez accès à une information, mais pas au Web dans sa totalité. C’est juste le jardin clos du Wall Street Journal ou de n’importe quel autre fournisseur de contenu. Cela nous inquiète. Non pas que nous soyons contre la facilité d’utilisation ; mais il ne faut pas que cette facilité vienne menacer le Web en tant que surface ouverte. Un autre danger serait que certains opérateurs prétendent que l’Internet sur mobile est différent de l’Internet sur le fixe. Ce n’est pas parce que je suis sur mobile que le logiciel de téléphonie Skype, par exemple, doit m’être interdit ou me coûter plus cher que sur un ordinateur.

Or le mobile constitue l’avenir… Personne n’a de boule de cristal, et bien malin qui pourrait dire à quoi ressemblera l’Internet de demain. Mais oui, on peut prédire sans se tromper qu’il deviendra de plus en plus mobile. Cela change plusieurs choses. Parmi les bonnes nouvelles : son accès se développera dans les pays où il n’existe tout simplement pas de réseau fixe, ou alors très coûteux. Le type dans son village, au milieu de la brousse, peut désormais avoir accès à Internet. Le mobile va aussi changer l’expérience d’Internet. Sur un petit écran, le contenu ne peut être distillé de la même manière que sur un grand.

En parlant de contenu : début janvier, l’opérateur français Free, en litige avec Google, a temporairement bloqué les publicités du moteur de recherche chez ses abonnés. Qu’en pensez-vous ?

Je crois que Free aurait été plus subtil s’il avait donné à l’utilisateur le choix ou non de bloquer les publicités de Google. L’Internet a été bâti comme une plate-forme centrée sur l’utilisateur. Tant qu’on laisse ce dernier aux commandes, ça me va. Dès que quelqu’un se targue de dire ce que je peux voir ou pas, j’ai un problème.

La commissaire européenne Neelie Kroes, chargée de la Société numérique, plaide pour que les opérateurs puissent fournir un Internet à la carte. A savoir un accès limité à certains contenus, mais moins cher. Un autre danger ?

Il faut de nouveau s’entendre. Un Internet à la carte ou au rabais, ce n’est pas Internet. Si vous payez cinq euros pour avoir juste accès à Google ou à Facebook, vous n’avez pas accès à Internet : c’est du service data, point. Internet, c’est l’accès à tout.

Voyez-vous tout de même des évolutions inéluctables dans les années à venir ?

Un accès majoritairement mobile, clairement, mais aussi le multilinguisme. Demain, l’anglais ne sera plus la langue dominante d’Internet. On en parlera une multitude d’autres, ce qui changera certains aspects du contenu. Cela semble très clair. Parmi les dangers, j’insiste à nouveau sur la fragmentation. Elle pourrait avoir lieu à cause de considérations commerciales. Vous êtes un utilisateur d’Apple, moi de Microsoft, et nous ne parvenons plus à communiquer ensemble parce que nous sommes sur deux protocoles différents. Vous êtes sur votre terrain de jeu, moi sur le mien. La fragmentation peut venir aussi au niveau de la gestion des câbles. Les fournisseurs sont en train de revendiquer l’idée de faire payer certains distributeurs de contenus. Si ce genre de chose arrivait, pourquoi Google livrerait-il encore ses services en Afrique ? Le troisième risque, ce sont les grandes discussions avec les Etats. Il ne faut pas regarder si loin que la Russie ou la Chine : même chez vous, l’Etat commence à filtrer Internet pour de fausses bonnes raisons, par exemple le « cyberterrorisme »…

Et l’Internet des objets ? Avec la mise en place de l’IPv6, il existera assez d’adresses IP pour connecter la moindre allumette ou le plus petit caillou sur cette planète. N’est-ce pas une autre tendance prévisible ?

Bien sûr. Mais le mot « Internet des objets » me fait un peu rire. On a labélisé quelque chose qui reste Internet. Le fait que, demain, le réseau va être utilisé pour connecter de plus en plus de choses est une tendance bien réelle, non seulement lourde, mais effective. Lorsque vous commandez quelque chose sur Amazon, vous pouvez déjà voir à tout moment où votre colis se trouve dans le processus. Pourquoi pas votre voiture, pour vous rappeler que vous devez changer les pneus, ou votre frigo lorsqu’il est vide ?

Finalement, quel est le but ultime d’Internet ? Relier tous les habitants de la planète ?

Mais on y arrive ! Nous pensons que l’Internet est un outil fantastique d’éducation, de développement personnel, commercial, industriel… A tous les niveaux de l’entreprise humaine, il est devenu une donnée fondamentale. Nous pensons qu’il n’appartient à personne, même pas à ceux qui l’ont créé. Si Tim Berners-Lee avait mis un copyright sur le Web, il serait multimilliardaire. Il ne l’a pas fait. Son souci était de partager avec l’humanité : on aimerait que les choses continuent ainsi.

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