© Vittorio Sella, 1890 - Fondazione Sella (gauche), Fabiano Ventura, 2011 - Archivio F. Ventura

Vittorio Sella, l’½il des cimes

Le Vif

Il y a septante ans disparaissait Vittorio Sella, légende oubliée de la photographie de montagnes. Alpiniste de talent, regard acéré, Sella a saisi mieux que personne l’âme bipolaire des sommets, sublime et sombre à la fois. Son témoignage montre, surtout, l’état des glaciers il y a plus d’un siècle. Et à quel point leur mutation a été rapide.

Le brouillard dévorait tout. Les rochers, le ciel, la neige éternelle, les Montagnes de la Lune dans leur immensité. Pluie, tempête et éclairs. Le campement de Bugonjolo, lové au pied d’une falaise, n’était plus qu’un épais tapis de boue. L’expédition n’avait pas trouvé mieux pour entamer son exploration de l’impénétrable massif du Ruwenzori, à la frontière entre le Congo et l’Ouganda. Depuis l’Italie, il avait fallu 54 jours pour arriver à Bugonjolo, paradis infernal tapi à 3 800 mètres d’altitude. Le mois de juin 1906 semblait pourtant le meilleur moment pour explorer scientifiquement le Ruwenzori. Mais Vittorio Sella, photographe aux jambes de chamois né en 1859 à Biella au pied des Alpes, en avait vu d’autres.

A chaque fois qu’il s’harnache vers les cieux, il emporte une lourde artillerie photographique. De l’Elbrouz aux glaciers népalais encerclant le Kangchenjunga, troisième toit du monde, Sella répétera inlassablement le même rituel. Emmener vers un sommet un boîtier imposant de près de 20 kilos, posé sur un pied, et des négatifs pesant chacun un kilo. Avec ou sans porteurs. Avant de partir, il s’ingéniait à fabriquer des sacs, à dos ou de selle, capable de protéger les précieuses plaques.

Ce 15 juin 1906, le ciel s’ouvre sur le Ruwenzori, après quatre jours d’arrêt dans une « prison boueuse » et deux semaines d’exploration sur les pics avoisinants. Mais Sella était parti sur d’autres cols. S’il ne pouvait pas vaincre le brouillard, il parviendrait au moins à le tromper, l’espace de quelques instants. Pour saisir sur plaque de verre l’âme du Ruwenzori.

Il était là, l’objectif ultime de Sella, dans ses propres mots : « Reproduire l’atmosphère d’un panorama de façon encore plus précise que ce qui peut être vu à l’oeil nu ou retenu par l’esprit. » La puissance de ses compositions, « leur valeur scientifique, encore utile aujourd’hui » ont bouleversé le travail du photographe italien Fabiano Ventura. Héritier esthétique de Sella, il refait aujourd’hui les expéditions de l’alpiniste et reprend les mêmes clichés, plus d’un siècle après, pour observer les mouvements et les fontes des glaciers.

Trois ans après le Ruwenzori, dans le gigantesque Karakoram, aux confins du Pakistan et de la Chine, Sella prendra des clichés grandioses du K2, la « montagne sauvage ». Le photographe, 50 ans à l’époque, est revenu du Karakoram avec « un portfolio unique pour son époque, selon l’alpiniste américain Paul Kallmes. Sans doute la plus belle représentation d’une chaîne montagneuse jamais produite. »

Sella passera le reste de sa vie à apprivoiser et capturer la montagne. Ses photographies, notamment du Ruwenzori, permettent d’observer l’agonie actuelle des glaciers. C’est toutefois l’un de ses meilleurs descendants, le photographe américain Ansel Adams, qui a le mieux saisi la force de son travail. « Un temps de pose exquisément précis, une conscience de l’orientation de l’appareil et du soleil pour révéler au mieux la complexité des formes de la glace et de la pierre, un point de vue dépourvu de maniérisme… Chez lui, il n’y a pas de splendeur truquée, mais plutôt de la réserve. »

Photographe précurseur, Vittorio Sella envisageait ses clichés comme un témoignage esthétique mais aussi scientifique, censé soutenir les recherches du duc des Abruzzes. Aujourd’hui, ils revêtent une valeur encore plus importante, comme témoignage de l’état des glaciers il y a un siècle. Fabiano Ventura, à la tête de l’association MacroMicro, a repris le flambeau et lancé en 2009, le projet « Sur la piste des glaciers ». Avec une équipe de scientifiques, il retourne sur les lieux des expéditions de Sella (il a déjà fait le Karakoram, le Caucase et l’Alaska). Ventura et des experts de pointe en glaciologie sélectionnent les images de Sella (et aussi de Massimo Terzano) et tentent de reproduire une nouvelle version, depuis l’emplacement originel de prise de vue. « Nous communiquons le besoin de protéger des écosystèmes en danger et l’importance des glaciers, dont une partie de notre eau provient, explique Fabiano Ventura. En comparant des clichés historiques et actuels, nous tentons d’obtenir une compréhension de la situation globale des glaciers, tout en amenant des scientifiques sur le terrain. » Les données collectées avec des instruments de mesure de pointe, permettent de tracer les comportements des glaciers, et d’évaluer l’épaisseur de la neige et de la glace.

Quentin Noirfalisse

L’intégralité du récit dans le Vif/L’Express de cette semaine

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire