La série The Dark Heart of Europe de Giovanni Troilo. © Screenshot/World Press Photo

Polémique World Press Photo: « Un docu-fiction transformant Charleroi en une No Go Zone à la Fox »

Caroline Lallemand
Caroline Lallemand Journaliste

La polémique gronde suite à l’attribution d’un World Press Photo Award à la série du photojournaliste italien Giovanni Troilo. Intitulée Le Coeur noir de l’Europe, elle dépeint la ville de Charleroi sous ses aspects les moins flatteurs. Pour Paul Magnette, bourgmestre de la Ville, les clichés du photographes « tordent » la réalité, il demande à ce que ce prix lui soit retiré. Le photojournaliste belge Thomas Van Den Driessche, qui compte Charleroi parmi ses sujets de prédilection, réagit face à ce reportage.

Que pensez-vous de cette série de photos The Dark Heart of Europe (Le Coeur noir de l’Europe) du photographe italien Giovanni Troilo qui a été primée dans la catégorie « problématiques contemporaines » par le jury du World Press Photo?

Ce travail photographique est une belle démarche artistique. Les photos – et particulièrement la lumière – sont magnifiques. A première vue pour un oeil moins avisé, la série pourrait s’apparenter à un travail documentaire, car elle est présentée comme abordant une question de société. Ce qui interpelle c’est le parti sensationnaliste pris par le photographe et sa vision très personnelle de la ville. Le plus gros problème: l’information qu’elles véhiculent est complètement falsifiée! Il n’y a qu’à lire les légendes tout à fait mensongères pour se rendre compte qu’il travestit complètement la réalité. C’est à l’encontre total de l’éthique journalistique exigée par ce genre de concours.

Qu’est-ce qui vous amène à tirer cette conclusion ?

Prenons l’exemple de la photo de l’homme de forte corpulence posant dans son intérieur. L’éclairage dramatique de la scène et la légende de la photo laissent à penser que cette personne vit recluse chez elle pour fuir la violence de son quartier. Il s’agit en fait de Philippe Genion, une personnalité bien connue à Charleroi et qui aime poser torse nu. Il habite dans un quartier populaire, mais relativement paisible. Sa maison est également un bar à vin. On est donc bien loin de l’image faisant référence à la « neurotic obesity » véhiculée par le photographe. Philippe Genion a d’ailleurs donné de nombreux détails des réglages minutieux de la mise en scène par l’équipe de Troilo sur sa page Facebook. Il a spécifié que le photographe lui avait clairement dit qu’il « ne faisait pas un reportage, mais un travail photo ». Pour moi, c’est une autre grave faute déontologique d’avoir présenté son travail de la sorte.

Pour réaliser la photo des jeunes ayant des relations sexuelles dans une voiture, Giovanni Troilo a fait appel à son cousin. L’image de la femme enfermée dans la cage fait, elle, poindre l’idée d’esclavage sexuel qui serait fréquent à Charleroi alors qu’une rapide vérification sur le net permet de trouver des dizaines d’annonces pour les services facturés de cette prostituée amatrice de la mise en scène sado-maso. Et s’il l’on en croit l’information glanée sur le site web du photographe, la dame âgée, tête posée sur une table, est l’amie de sa tante soignée dans la même institution psychiatrique. Le photographe italien généralise donc la criminalité, les dérives sexuelles et les problèmes psychiatriques des habitants de Charleroi. Pour bien connaître la ville suite à plusieurs reportages sur le terrain, c’est une généralisation biaisée de cette ville même si la criminalité y est bien présente.

Que cela implique-t-il pour le métier de photojournaliste?

C’est un problème de taille pour le plus prestigieux prix de photojournalisme. Giovanni Troilo a tenté, pour moi, de construire un docu-fiction transformant l’entité de Charleroi en une sorte de « No Go Zone » à la Fox News. Et cela fonctionne vu qu’il vient d’être primé et a décroché une première publication de ce sujet dans un média de référence, le Newsweek Japan. Cela me fait froid dans le dos et m’amène à me poser beaucoup de questions sur ma propre pratique photographique. Je ne pense pas être le seul à être choqué, mais je ne veux pas me résigner à voir mon métier glisser vers des dérives aussi sombres.

Que faut-il s’attendre maintenant de la part du jury du World Press Photo?

Le jury, présidé par Michele McNally, la directrice de la photographie du New York Times, semble avoir accepté le côté très construit (lumière, apparente mise en scène) des photos de cette série. Je lui laisse le bénéfice du doute mais le jury ne semble, par contre, pas avoir vérifié la réalité du terrain. Pour moi, ce reportage est plus un voyage personnel du photographe italien dans l’imaginaire de Charleroi. Le règlement du World Press Photo ne spécifie pas quel est le niveau de subjectivité accepté et c’est certainement là-dessus ainsi que sur l ‘honnêteté intellectuelle du photographe que la décision de lui retirer ou non le prix sera prise. A mes yeux et sur base de la déontologie journalistique la réponse semble être une évidence. (NDLR: suite à la demande de Paul Magnette, le jury a créé une page spécifique pour communiquer sur la suite de l’affaire).

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