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« Nous ferions mieux de profiter des réfugiés »

Le Vif

Les réfugiés venus d’Irak ou de Syrie sont-ils des loups ou des agneaux ? Ni l’un, ni l’autre nous explique l’historien Leo Lucassen. « Ils sont surtout du capital humain »

Ce ne sera jamais un monde idéal. Mais un monde avec un système de migration plus sain est tout de même possible. C’est en tout cas l’avis de Leo Lucassen, professeur à l’université de Leiden et directeur de la recherche à l’institut international d’histoire sociale à Amsterdam. Il trouve que le débat autour de la crise des migrants est beaucoup trop polarisé et plus souvent qu’à son tour basé sur des sables mouvants ou des demis-vérités. « Tout le monde a le droit d’avoir ses propres opinions, mais personne ne peut construire ses propres vérités », avance-t-il.

L’angoisse liée au fait que les digues de l’Europe risquent de céder face au « tsunami de réfugiés » est-elle fondée ?

LEO LUCASSEN: l’angoisse est souvent irrationnelle. Si l’on regarde posément les faits, il n’y a que peu de raisons de s’inquiéter ou de craindre d’être noyé. Il est vrai que beaucoup de réfugiés ont afflué ces deux dernières années en Europe, mais cela n’a rien d’exceptionnel. En étudiant les statistiques des réfugiés par tranche de 5 ans, on remarque deux très hauts pics dans les années 90, deux baisses importantes dans les années 2000 et à nouveau, une remontée dans les cinq premières années de cette décennie. Nous avons oublié que, dans les années 90, le nombre de réfugiés était bien plus important que maintenant. Et il me semble que nous y avons pourtant survécu sans trop de difficultés. L’Europe compte 500 millions de personnes et devrait donc pouvoir absorber ces afflux de réfugiés sans difficulté. Dans les années 90, l’Allemagne a bien réussi à intégrer 5 millions de personnes en 10 ans. Soit 3 millions d’Est-Allemands et deux millions de réfugiés.

La grosse différence avec les années 90, c’est qu’il s’agissait là de réfugiés européens…

Il ne faut pas si tromper, 80% des Auslandsdeutsche (ndlr Allemand de l’Est) parlaient le russe et avaient été élevés dans un système soviétique. L’intégration n’allait donc pas de soi. Ces mêmes années,on se rappelle surtout en Belgique des réfugiés yougoslaves. Mais il y en avait déjà beaucoup qui venaient des pays du Moyen-Orient et de la corne d’Afrique. Aujourd’hui, un tiers des réfugiés vient d’ailleurs encore des Balkans. Pour le reste, peu a changé. La moitié vient de Syrie, un quart d’Érythrée. Dans l’histoire, on distingue deux sortes de réfugiés. La première est celle à qui on peut facilement s’identifier, souvent sur base religieuse et qui doit beaucoup au relai catholique ou socialiste notamment. Ou alors sur base des idéologies. Par exemple, les Vietnamiens fuyant le régime communiste de leur pays étaient les bienvenus à l’ouest et aux États-Unis en particulier. Et puis, il y a ceux à qui on ne s’identifie pas, ou peu. Il y a durant le 20e siècle de tristes exemples de « non-identification », comme pour les juifs dans les années trente qui ne trouvaient refuge dans pratiquement aucun pays.

Les réfugiés d’aujourd’hui ont donc l’énorme désavantage d’être dans leur grande majorité des musulmans ?

Je le crains. Cette difficulté d’identification a déjà commencé dans les années 90. Même si à l’époque le fait de fuir le régime des ayatollahs pouvait encore compter sur la sympathie de certains Européens. Aujourd’hui ce qui a surtout changé, c’est l’atmosphère politique qui s’est construite autour du succès des partis populistes et d’une islamophobie qui ne cesse de croître.

Les partis populistes défendent l’argument que les réfugiés forment une espèce de cinquième colonne qui veut faire de nous une minorité dans notre propre pays…

C’est bien sûr du grand n’importe quoi. Et cela est facilement vérifiable dans les chiffres. Il y a en ce moment 41 millions de musulmans en Europe, et tous ne sont pas croyants. C’est donc à peine 10% de la population européenne. Et cette population s’adapte rapidement aux « normes européennes » puisque les femmes Hollandaise-Marocaines ou hollandaise-Turques ont en moyenne de un à deux enfants. Pas question ici d’une bombe démographique. L' »Eurabie » tant redoutée ne serait possible que si des centaines de millions de musulmans affluaient vers l’Europe. Il n’y a pas la moindre indication que ce sera un jour le cas. Le discours de peur n’a rien de neuf, mais l’enrober dans un discours politique est par contre plus inquiétant. Et, contrairement à ce que certains ont dit, le déclin de l’Empire romain n’a rien à voir avec l’immigration.

Bétonner les frontières n’est donc pas la solution.

Ce serait partir de l’idée qu’aujourd’hui elles sont ouvertes. La pratique est sensiblement différente, mais formellement les frontières sont fermées. L’élément le plus important de la défense du « fort Europe », si on veut utiliser cette terminologie, est le fait que la plupart des habitants du globe ont besoin d’un visa pour rentrer en Europe. Et nous ne donnons pas ce visa à beaucoup de monde. Si les réfugiés veulent rentrer dans le pays, ils doivent passer par des passeurs. L’idée que l’Europe est toute porte ouverte est donc ridicule et n’explique certainement pas comment la méditerranée est devenue un charnier. L’Europe n’est pas arrivée à limiter le flux des réfugiés en 25 ans. Tout ce qu’elle est parvenue à faire, c’est la fortune des passeurs.

L’accueil et l’intégration des réfugiés coûtent cher.

Beaucoup des réfugiés du Moyen-Orient sont diplômés et dans la force de l’âge. Que vous soyez content, ou non, de leur présence et du moment que vous avez accepté leur demande d’asile, il vaut mieux profiter tant que possible de ce capital humain. C’est vrai que l’accueil des réfugiés coûte cher, mais vous pouvez aussi vous assurer de récupérer votre mise de départ aussi rapidement que possible. Et c’est pour cette raison que l’on a besoin d’une gestion plus proactive. Si l’on donne au reste du monde l’assurance qu’ils vont avoir des allocations en Belgique, il est bien évident que le système va exploser. Mais rappelez-vous du syndrome du « plombier polonais ». Lorsque le marché de l’Union européenne s’est ouvert à certains pays de l’Est, beaucoup craignaient que la moitié de l’Europe de l’Est ne débarque à l’ouest. Cela n’a pas été le cas. Et cela n’a rien de surprenant puisque, s’ils peuvent se déplacer plus facilement, les Roumains et les Polonais n’ont pas directement accès à nos services sociaux. Ce n’est que s’ils travaillent durant plusieurs années de façon déclarée qu’ils construisent leurs droits sociaux. C’est donc le marché du travail qui décide qui vient en Belgique et combien de temps ces personnes restent. En réalité, notre système de sécurité sociale est assez résistant à l’immigration.

Les millions que l’on dépense à construire des murs et à contrôler les frontières feraient mieux d’être investis dans le contrôle du marché du travail. On pourrait par exemple élaborer un réseau d’agences d’immigration qui donnerait un passeport aux nouveaux venus avec une caution pour leur trajet de retour s’ils ne trouvent pas de travail en Europe. Si cela ne marche pas, les demandeurs pourraient refaire une tentative deux ans plus tard. Bien sûr, un monde parfait n’existe pas, mais il serait tout de même possible de mettre sur pied un système d’immigration beaucoup plus sain. Il empêcherait au moins tous ces morts et le profit des passeurs. Et à terme cela serait même bénéfique pour l’économie européenne. Une chose est claire, c’est que l’accueil doit être réglé au niveau européen. Sauf qu’en ce moment, c’est vraiment chaotique.

Et les terroristes qui se cacheraient parmi les réfugiés ?

Pour l’instant tous les services secrets disent la même chose : « c’est possible qu’il y en ait, mais on n’en a pas encore la preuve formelle ». Par contre, ce qui est certain c’est que l’Europe exporte plus de terroristes qu’elle n’en importe. Tous les terroristes des dernières attaques sont nés en Europe.

Les entrepreneurs pensent-ils autrement que les politiciens ?

Oui et cela n’a rien d’étrange. Les entrepreneurs veulent gagner de l’argent et pour cela ils ont besoin de travailleurs. Le patron de Daimler, Dieter Zetsche a dit ceci : « celui qui connaît le passé ne peut les renvoyer, celui qui connaît le présent ne peut les renvoyer et celui qui connaît le futur ne les renverra pas. » Les réfugiés ne sont pas forcément moins chers, car établir deux tarifs serait une lourde erreur. Les travailleurs autochtones ne tarderaient pas à se faire entendre. De toute façon dans de nombreux pays et dans de nombreux secteurs, on manque de main d’oeuvre. The Economist a même écrit : More vacancies than visitors. Si les politiciens sont plus frileux, c’est parce qu’ils craignent de perdre des voix face aux populistes.

C’est comme si l’Europe voulait « outsourcer » le droit de demander l’asile vers la Turquie, la Lybie ou le Maroc.

On peut sérieusement s’interroger sur cette idée. On condamne de facto les réfugiés à une existence sans avenir et sans droits. Et on va encore financer cela. On crée une sorte de camp palestinien permanent. Et nous voyons bien ce qu’il en est advenu. Si vraiment on se trouvait dans une situation où l’on se marche dessus avec 5 à 6 millions de réfugiés par an, on pourrait encore en discuter, mais on n’en est vraiment pas là.

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