Groupe du vendredi

« N’allez pas au Japon, la Belgique paraîtra plus sombre à votre retour »

Groupe du vendredi Forum composé de jeunes provenant de divers horizons qui prennent du temps pour la réflexion et le débat

Après quelques mois au pays du Soleil Levant, le retour à la réalité du plat pays ne se fait pas sans mal: à l’aéroport, les bagagistes sont en grève (nos valises ne retrouveront la maison que le lendemain); dans la gare, les couloirs sentent le fauve, les escalators sont en panne et le bus se fait attendre; en rue, un nuage de crasses joue à cache-cache avec des déjections canines, le tout dans une odeur piquante de gasoil.

Rien de tout ça au Japon? Rien de tout ça. L’archipel n’est pas un pays de cocagne pour autant: les employés n’osent bien souvent pas prendre tous leurs jours de congé légaux et s’empêchent de quitter le travail avant leur supérieur hiérarchique; en japonais, un seul mot désigne « la mort par excès de labeur »: karoshi. La société japonaise a érigé le conformisme et la contrainte sociale au rang de vertu. Elle est compétitive et se distingue par un machisme bien ancré. À titre d’illustration, en 2014 seuls 8% de femmes occupaient les bancs du Parlement, contre 38% en Belgique.

Soyons clairs, la société nipponne a ses travers et ses revers (de la médaille). La présence de l’archipel au sein des 10 pays au monde affichant le plus haut taux de suicide suffit à réduire à néant toute tentative d’idéalisation. Au-delà de ses failles et de ses faiblesses, elle est néanmoins fascinante et exemplaire à maints égards. Dépassons pour une fois le refrain éculé de la nation qui navigue entre « tradition et modernité » pour évoquer ses traits les plus inspirants. Ceux qui, de retour sur le Vieux Continent, renforcent à la fois vos aigreurs et vous poussent à faire évoluer les mentalités.

Excellence

Sauf cas de force majeure – un tremblement de terre ou une alerte au typhon -, il n’y a absolument aucune raison de penser que votre métro ne circule pas aujourd’hui, que votre journal n’a pas été distribué, que le supermarché est fermé, que les feux de signalisation sont mal réglés, que l’ascenseur de votre lieu de travail pourrait être en panne ou encore que votre commande pourrait ne pas être livrée à la date convenue. Au Japon, l’éthique du travail fait des miracles: tout fonctionne et les très rares exceptions sont là pour confirmer la règle.

Tout est magnifiquement organisé par ailleurs. Pour tous les travaux de construction en cours à Tokyo – et Dieu sait s’il y en a, dans une mégalopole de 13,5 millions d’âmes -, vous avez des agents chargés d’assurer la sécurité des passants et la bonne fluidité du trafic aux alentours. Ainsi la ville et ses habitants ne souffrent pratiquement pas des nombreux chantiers. En outre, les délais de réalisation sont serrés. Il n’a fallu que deux ans et demi pour ériger Skytree, la nouvelle tour de 634 mètres (deux fois la tour Eiffel) qui domine Tokyo. En comparaison, la rénovation de la place Flagey à Bruxelles a duré… six années. Et je ne vous parle pas du palais de justice. Enfin, l’excellence est de mise, ce qui transparaît notamment à travers le degré de sophistication des activités artisanales, industrielles et la qualité des services. Le « client est roi » n’est pas un slogan, mais la devise tacite de chaque enseigne, dans le privé comme le public. Le cas des transports en commun est éclairant: ils sont fiables, étendus, sûrs, réguliers, confortables et propres.

Pour illustrer le souci du détail, notons par exemple que, dans les grandes gares, des voix féminines et masculines sont alternées pour faciliter la différenciation des informations entre les quais. Dans le train, le voyageur est tenu informé des correspondances prévues dans chaque gare et la bienveillance du conducteur va jusqu’à le mettre en garde contre l’oubli de son parapluie les jours d’averse. En cas de retard éventuel, le conducteur présentera systématiquement des excuses et le voyageur trouvera à la sortie un mot de la compagnie ferroviaire pour son employeur. Rien d’étonnant à ce que les classes

aisées nipponnes prennent le train et le métro.

Confiance

Nul besoin de faire certifier votre diplôme au Japon: personne ne va imaginer ou suspecter que vous pourriez l’avoir falsifié. Vous pouvez par ailleurs dormir sur vos deux oreilles… dans le métro: le risque qu’un voyageur mal intentionné subtilise votre PC portable est à peu près égal à la chance que vous gagniez au Lotto. Enfin, si d’aventure vous perdiez votre portefeuille en rue, il y a fort à parier qu’il sera rapporté dans la journée au poste de police. Même les yakuzas, les membres de la pègre japonaise, qui pratiquent notamment l’extorsion de fonds et gèrent des réseaux de prostitution, ne tolèrent pas le vol. Par principe. Le taux de criminalité dans l’archipel est l’un des plus faible au monde. Contrairement aux grandes villes européennes ou américaines, Tokyo ne connaît pas l’insécurité: vous pouvez vous y promener partout de jour comme de nuit sans craindre pour votre personne.

La confiance et l’honnêteté sont de précieuses marques de fabrique de la société nipponne. Elles relèvent de l’éducation, de la culture, mais également des systèmes et des institutions qui encadrent la société. Malheur à celui qui s’écarterait du droit chemin: la police est très stricte vis-à-vis des « petits délits »; elle peut ainsi vous détenir jusqu’à 23 jours si elle vous suspecte d’un vol de vélo ou vous surprend avec un objet « trouvé » qui ne vous appartiendrait pas.

Respect

En mars 2011, les images ont fait le tour du monde: en dépit de la double catastrophe à laquelle ils étaient confrontés, les Japonais sont restés calmes et stoïques. Ni pillage, ni panique, ni même bousculade; juste des files d’attente devant les magasins d’alimentation. Aujourd’hui, c’est devenu un lieu commun: les Japonais font preuve d’un sens civique et d’une discipline hors pair. À Tokyo, quelle que soit l’étendue de la foule qui se presse dans les commerces ou les artères de la ville, les choses se passent avec une fluidité, une quiétude et un degré de courtoisie déconcertant.

Au-delà du civisme généralisé, le respect pour autrui se manifeste un peu partout et de diverses manières. Ainsi, par exemple, on fait la file pour entrer dans le train ou le métro, on se range sur le côté dans les escalators, on ajuste son langage à son interlocuteur ou encore on enlève ses chaussures Le Japon, une grande puissance civique quand on rend visite à quelqu’un. Et ce n’est pas comme si la ville était sale: vous pouvez toujours chercher pour trouver des chewing-gums au sol, des mégots de cigarette ou des déjections canines. Pas de graffitis non plus, le temps des Cro-Magnon est définitivement révolu de ce côté-là du globe!

Il faut dire que les bonnes manières s’apprennent dès le plus jeune âge: dès l’école gardienne, le respect des règles est mis à l’honneur, et dès l’école primaire, ce sont les enfants eux-mêmes qui nettoient les classes de cours. L’idée que « ma liberté s’arrête ou commence celle de l’autre » sonne juste au pays du Soleil Levant. Le respect sociétal se manifeste également par des politiques adoptées dans l’intérêt général. Le plus bel exemple est sans doute la politique forte de lutte contre les véhicules au diesel, menée depuis la fin des années 1990 par les autorités tokyoïtes, soucieuses de la santé de la population. Et le résultat est au rendez-vous: aujourd’hui, moins de 1% des véhicules vendus roulent au diesel au Japon et la qualité de l’air est nettement meilleure à Tokyo qu’à Bruxelles.

Une puissance civique

Le Japon est connu pour être une puissance économique, technologique et culturelle. Il est également une grande puissance civique où l’excellence, la confiance et le respect sans cesse se côtoient et se renforcent mutuellement. Le « modèle » japonais, qui repose sur une grande homogénéité et une forte cohésion sociale, est inimitable. Et il n’est pas souhaitable de le copier. Il y a toutefois matière à s’inspirer. Si nous parvenions à cultiver, parallèlement à la créativité individuelle belge, une sérieuse pointe d’éthique et de civisme nippon, nul doute que nous tendrions vers une société plus qualitative.

N’allez pas au Japon, la Belgique paraîtra plus sombre à votre retour

Pour conclure, n’allez pas au Japon si vous êtes défaitistes : la Belgique vous paraîtra plus sombre à votre retour. Si en revanche vous êtes mus par la quête d’une société meilleure et que vous cherchez un brin d’inspiration, foncez!

Naïm Cordemans, économiste, chargé de cours à l’Université de Namur et membre du Groupe du Vendredi.

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