Alain Destexhe (MR) et Theo Francken (N-VA). La droite décomplexée. © Belga Image

MR : incompréhension entre une base très conservatrice et des élites partisanes d’une doctrine progressiste

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Unique parti de droite en Belgique francophone, le Mouvement réformateur voit déferler avec sérénité cette vague réactionnaire : sans concurrent sérieux, il peut facilement en canaliser l’énergie. Sans se laisser submerger.

« Chez moi, il y a un échevin, il ne se tient plus. Chaque fois qu’il parle de réfugiés, de sécurité ou d’islam, je dois lui faire fermer sa gueule !  » La confidence, bien entendu anonyme, vient d’un bourgmestre réformateur. Elle résume brutalement cette manière d’incompréhension qui pourrait, au MR, survenir entre une certaine base, électorale et militante, aux aspirations très conservatrices, et des élites partisanes que la doctrine libérale, historiquement progressiste, devrait empêcher de combler. Mais personne ne s’en inquiète trop.  » Clairement, nous ne sommes pas conservateurs. Moi, je ne pourrais pas, au niveau européen, siéger avec les amis de Berlusconi ou de Viktor Orban, je me revendique fièrement du groupe libéral « , ironise Olivier Chastel, qui ne manque jamais une occasion de rappeler que le CDH, lui, partage avec cette droite dure les bancs du PPE à Strasbourg et à Bruxelles.

Le Carolorégien, plutôt à la gauche de son parti, ne peut être suspecté de sympathie envers ces nouvelles droites, et de  » ce rejet de l’autre, et en particulier des étrangers, que je ressens de plus en plus, mais pas spécialement chez nos électeurs  » : il a impitoyablement exclu de sa formation ses membres qui avaient, sur des réseaux sociaux, exprimé des opinions tendancieuses, il a qualifié de  » délire  » la volonté de Bart De Wever de revoir la Convention de Genève, et il a solidement serré la bride sur les tempes d’Alain Destexhe.

N’empêche. Il existe une forme de porosité entre le parti qui exerce, depuis le recentrage du CDH, un monopole de fait sur la droite francophone et ce discours réactionnaire qui fait, en Europe, partout florès.

De la gauche laïque à la droite catholique

Elle s’exprime par la sociologie, d’abord.  » Il y a un malentendu, c’est vrai. Une partie de nos sympathisants sont plus à droite que nous, et votent pour nous parce que nous sommes les seuls à droite en Belgique francophone « , pose ainsi le Montois Georges-Louis Bouchez. L’histoire politique a en effet ancré les formations libérales belges à droite plutôt qu’au centre comme partout ailleurs en Europe. Dès les années 1950, les présidents Roger Motz et Omer Vanaudenhove font du vieux Parti libéral, issu de la gauche bourgeoise et anticléricale, une formation moderne en l’ouvrant à la droite catholique. Les résultats électoraux suivent, mais transforment le parti. Le combat laïque est délaissé, la défense de l’enseignement public aussi. Aujourd’hui, le Mouvement réformateur est le parti favori des catholiques, et les mandataires libéraux disposent, sur les questions éthiques, de la liberté de vote. Ils s’y divisent à chaque fois, entre libres-penseurs et défenseurs de la famille traditionnelle. En 2009, son électorat était moins favorable à l’avortement que celui de la N-VA. Et ses électeurs s’autopositionnaient même davantage à droite, sur une échelle de 1 à 10 que ceux du parti de Bart De Wever : ceux du MR se situaient en moyenne à 6,1, contre 5,6 pour ceux de la N-VA, relevaient alors les politologues Kris Deschouwer, Pascal Delwit, Marc Hooghe et Stefaan Walgrave dans La Voix du peuple. Si l’écart se resserre pour le scrutin de 2014 (6,6 pour le MR contre 6,4 pour la N-VA, 7 pour le PP et 7,2 pour le Vlaams Belang, selon des calculs effectués par Le Vif/L’Express à partir des données de l’enquête PartiRep menée par la VUB, l’ULB, la KUL, l’UCL et l’université d’Anvers), témoignant de la droitisation des sympathisants nationalistes flamands, l’électorat MR se considère toujours plus à droite que celui de son allié dans la coalition suédoise. Les électeurs réformateurs partageaient, en 2014, un autre tropisme avec ceux de la N-VA : l’insatisfaction envers le fonctionnement de la démocratie et la méfiance envers les institutions. Une attitude que l’on retrouve également chez les électeurs les plus extrêmes, de gauche comme de droite, alors qu’elle est absente de l’électorat de tous les autres partis traditionnels.  » Nous sommes réformateurs, donc nous voulons changer la façon dont fonctionnent les institutions. Par ailleurs, nous sommes beaucoup moins liés à un pilier que ne le sont le CDH et le PS. En outre, parmi nos sympathisants, mais pas seulement, une forme de lassitude a pu se manifester à l’égard de gouvernements colonisés en permanence par le PS « , tempère le député wallon François Bellot.

 » Le FN est viscéralement antilibéral  »

Cette perméabilité est personnelle, ensuite. Car le virage historique – en science politique, on dit  » réalignement  » – des libéraux belges leur a certes gagné un vaste électorat, mais il leur a également attiré une série d’exaltés que n’aurait jamais séduit la vieille  » gauche libérale « . De Charles Petitjean, bourgmestre PRL devenu parlementaire FN à Laurent Louis, attaché MR devenu parlementaire PP, en passant par Roger Nols, bourgmestre FDF, puis PRL, devenu membre fondateur du Front nouveau de Belgique, le libéralisme francophone a vu passer des personnalités aventureuses que l’on aurait précédemment plus volontiers vues militer dans l’ancien Parti catholique, comme le fit Léon Degrelle, voire dans l’aile fort conservatrice du défunt PSC, l’encore plus oublié Centre politique des indépendants et des cadres (Cepic), comme le fit le baron de Bonvoisin.

Aujourd’hui, c’est au MR, et pas ailleurs, que milite un Alain Destexhe, sans doute le parlementaire francophone le plus enthousiasmé par la  » droite décomplexée  » que réclame Mischaël Modrikamen au moins autant qu’un Jean-François Copé, que Destexhe invita naguère fièrement à Bruxelles. Le Parti Populaire a accueilli une petite série de déçus du Mouvement réformateur… ou de gens qui avaient déçu ledit Mouvement :  » A Walcourt, dans la fédération que je préside, nous avons refusé une place sur la liste communale à un échevin coupable de dérapages répétés. Du coup, il est parti au PP « , se rappelle encore François Bellot.

Ces connexions, enfin, sont idéologiques. En Belgique francophone, c’est le MR qui met à l’agenda les thématiques réputées chères à la droite dure, de l’intégration à la sécurité, et les conséquentes dénonciations du laxisme, de l’angélisme et de l’opportunisme putatifs de la gauche.  » A cette différence près, qui est fondamentale « , précise Corentin de Salle, directeur scientifique du centre Jean Gol,  » que nous, libéraux, gardons toujours une ligne universaliste : il y a un socle commun de valeurs qui s’imposent à tous, certes, mais au-delà de ce cadre commun, chacun est entièrement libre de ses choix. Le Front national, lui, est d’un antilibéralisme viscéral, puisqu’il hait à la fois notre libéralisme moral et philosophique et notre libéralisme économique « .  » Le respect de l’autorité de l’Etat et des valeurs, ça vaut pour tout le monde, pas seulement pour ceux qui pratiquent un certain culte, pas seulement pour ceux qui viennent d’arriver, mais aussi pour ceux qui sont belges depuis vingt-cinq générations « , renchérit, dans ce registre universaliste, Jean-Luc Crucke.

Au  » rejet de l’autre  » dont feraient montre les droites radicales, Olivier Chastel oppose la  » fermeté des engagements et la prise de responsabilités  » de son parti :  » une politique migratoire humaine mais rigoureuse, et une attention toujours particulière sur ce qui touche à la sécurité « .  » Denis Ducarme et Daniel Bacquelaine planchent sur ces questions d’intégration et d’interculturalité. La première chose qu’ils ont faite, c’est de recevoir et d’écouter les représentants des communautés « , fait-il observer.

Bart De Wever ne délire pas toujours

Reste que les très illibérales sorties polémiques de Bart De Wever, sur les réfugiés notamment, ont  » un succès fou chez certains de nos sympathisants, c’est vrai « , concède Benoît Piedboeuf, député fédéral. Vient alors la question de la réception de ces manifestations. Entre ceux qui se verraient bien jeter des ponts vers cet électorat, et ceux qui aimeraient se protéger d’une digue contre cette marée réac se pose un dilemme tactique. Faire rempart en excluant ?  » Les racistes, les homophobes, les intolérants n’ont pas leur place au MR. Ça a toujours été très clair « , lance François Bellot. En les ignorant ?  » Moi, les types qui, dimanche soir ou lundi matin, en conseil de parti, disaient « comment en est-on arrivé là ? », ça me rend fou. Ils n’ont plus fait de campagne électorale depuis combien de temps ? « , s’insurge Georges-Louis Bouchez. Tendre l’oreille, donc, plutôt.  » Il faut écouter ceux qui nous parlent, mais pas pour s’abandonner à dire qu’on pense comme eux « , précise Olivier Chastel,  » car ce rejet de l’autre est la conséquence d’une démission du politique.  »

A cet égard, celle, de politique, du gouvernement fédéral, est censée répondre à certaines attentes sans s’abandonner à certaines dérives.  » Bart De Wever ne délire pas quand il dit qu’il faut renforcer les contrôles aux frontières « , explique le président réformateur.  » Et la politique d’intégration que nous prônons empêche le repli sur soi et la méconnaissance de l’autre.  »  » Il y a un juste milieu entre les niaiseries de la gauche et le conservatisme de la droite extrême. Chanter La Brabançonne à l’école, par exemple, c’est pas ringard « , ajoute Georges-Louis Bouchez, là où François Bellot insiste plus volontiers sur la proximité et le maillage associatif.

Ce maillage renvoie à une discipline, la sociologie, qui peut renforcer la tranquillité les dirigeants réformateurs. Les plus récentes enquêtes montrent une forte adéquation entre le programme du parti et les aspirations de ses électeurs : le politologue anversois Christophe Lesschaeve a calculé, sur la base de l’enquête PartiRep, que cette congruence idéologique était de 66 % aux élections du 25 mai 2014, loin devant tous les autres partis belges. Le parti le moins congruent, soit celui dont les électeurs partageaient le moins les positions, soit celui qui devrait le plus s’inquiéter, était alors le PS. Celui dont l’électorat dispose du moins de capital économique, c’est aussi le PS. Et celui dont l’électorat est le moins diplômé, c’est encore le PS. Tout juste comme celui du FN dans le nord de la France.  » Les remarques racistes les plus scandaleuses, je les entends dans les logements sociaux et chez les toutes petites gens « , déplore et s’indigne François Bellot. Pourtant, le MR n’est pas vraiment le parti des petites gens. C’est, du coup, rassurant pour sa dignité. Un peu moins pour celle de certains de ses concurrents.

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