La marche blanche au coin de la rue où Lucile Garcia et Soraya Belkacemi ont été assassinées. © NICOLAS MAETERLINCK/belgaimage

Liège, l’invincible : souvent touchée, jamais K.-O

Depuis la fusillade du 29 mai dernier, Liège est inscrite sur la carte des attentats islamiques. Un drame qui survient dans la ville après beaucoup d’autres, depuis trente ans. Mais, tout au long de son histoire, tumultueuse, la Cité ardente a su faire preuve de résilience, sans renoncer à sa convivialité.

Liège est un bateau géant. Fluctuat nec mergitur ( » Il est secoué par les flots, mais ne sombre pas  » : devise de la Ville de Paris). Est-ce la Meuse qui lui donne cet air grandiose, langoureux et fier ? La ville s’enroule sur les courbes de son fleuve. Des hauteurs de la Citadelle, voici ses nombreux monuments civils et religieux, la nouvelle tour des Finances, la gare Calatrava, les ponts et passerelles qui enjambent la Meuse et sa Dérivation, les terrils verdis, les quartiers collés-serrés autour de leurs jardins secrets. En un regard, on saisit la trace d’une histoire plus que millénaire, ponctuée de brillants épisodes et de déclins.

Liège, théâtre géant où vivent, rient et pleurent des Liégeois et des Liégeoises dont les drames, passions et fêtes sont partagés, même si, en temps de  » paix « , leur tropisme principautaire est moqué. Liège universelle, parce que fortement typée, chantée par une armée de communicants inspirés : politiques, historiens, artistes, journalistes. Le narratif de cette ville vivante et résistante est entretenu depuis l’apparition des moyens de communication modernes : historiquement, première radio à Liège, première télévision communautaire à Liège ; une industrie du cinéma ancrée dans le réel (frères Dardenne) ou le mystique (Bouli Lanners), des journaux qui, malgré la diminution de leurs effectifs, continuent de produire du son, des images et du sens.

La rue Léopold, où Georges Simenon est né, ravagée par une explosion de gaz.
La rue Léopold, où Georges Simenon est né, ravagée par une explosion de gaz.© Benoît Bourgeois/ISOPIX

Résultat : à Liège, les événements tragiques semblent plus forts, plus photogéniques, plus prenants qu’ailleurs. Ses douteux exploits politico-financiers (la saga Publifin) ou politico-criminels (affaire Cools) fascinent toujours autant. Les rapts de Julie et de Melissa, en 1995, ont pris une dimension nationale, au point de menacer l’équilibre du pays, lorsque les crimes de Marc Dutroux apparurent au grand jour, un an plus tard. L’enlèvement, le viol et l’assassinat de Stacy et Nathalie par un récidiviste, Abdallah Ait Oud, a hanté le mois de juin 2006. La tuerie de la place Saint- Lambert, en 2011, reste dans toutes les mémoires.

Quel bouillon de culture offre une intelligibilité parfaite à l’expression de Darifa, 47 ans, la femme d’ouvrage du lycée Léonie de Waha qui a dialogué avec le terroriste, saluée par le roi Philippe, le Premier ministre, Charles Michel, et le ministre de l’Intérieur, Jan Jambon. Ou d’Isabelle, 38 ans : du haut du cinquième étage, où elle se trouvait, elle a filmé la scène du boulevard d’Avroy, le 29 mai dernier, et insulté le tueur, Benjamin Herman :  » Allahu Akbar de m… « . La douceur et la verdeur qui ne craignent rien ni personne. L’alchimie Liège incarnée par deux femmes d’origines différentes.

Les
Les  » robocops  » de la police de Liège rapidement sur les lieux.© Sebastien Smets/Photo News

L’arène humaine

Comme à Naples – mais pas à Rome, ville plus réservée – le visiteur se sent immédiatement pris dans un réseau invisible de regards et d’interactions sociales. Il est  » humano-localisé  » comme l’utilisateur d’un gsm est géolocalisé grâce aux bornes qui relaient le signal de son appareil. C’est Benoît Poelvoorde qui a dit un jour :  » Il suffit qu’un inconnu s’asseye à une terrasse liégeoise pour avoir immédiatement dix amis autour de lui.  » Ce n’est pas faux. La rue au sens large est une scène de théâtre, une arène humaine où l’oeil cherche l’autre. Mateur ou maté, vous existez. Il suffit de le vouloir, de s’apprêter, de s’arrêter. Une école de représentation de soi.

Ce n’est pas un hasard si Georges Simenon, l’auteur le plus vendu de la francophonie, provient de Liège, avec des racines limbourgeoises. Il ne cessait de le répéter : ses années liégeoises lui ont tout appris.  » Comprendre, ne pas juger  » était son leitmotiv.  » Avec son objectivité bienveillante, il était capable de plonger sans jugement ni cruauté dans la nature humaine, quand bien même celle-ci est glauque, observe Eric de Beukelaer, écrivain et blogueur, vicaire épiscopal du diocèse de Liège pour les questions temporelles et chanoine titulaire de la cathédrale Saint-Paul de Liège.  » Liège est la ville latine la plus septentrionale de l’Europe, poursuit-il. Ses réseaux et son sens du décorum relèvent de la culture latine. Pendant huit cents ans, elle a été la capitale d’un quasi-Etat. Sous la principauté ecclésiastique, les langues des puissants étaient le latin et l’allemand, mais celle qui bouillonnait était le wallon. Si le 14 Juillet est plus fêté à Liège que le 21 Juillet, ce n’est pas que le sentiment rattachiste y soit plus important qu’ailleurs ou que les Liégeois n’aiment pas leur pays, mais parce que la culture latine est celle du peuple face à des princes qui venaient souvent de Bavière.  »

La majorité des habitants de Bruxelles sont francophones, mais la capitale belge est très multiculturelle, située en Flandre. Personne n’a jamais eu l’idée de lui accoler le caractère de latin ou de français. Liège est la première ville francophone de Belgique où vivent les idéaux républicains, où l’on se paie de grands mots comme liberté, égalité, fraternité ; où, malgré leurs divisions, les partis et leurs réseaux savent faire bloc pour une cause : créer un aéroport, sauver Nethys, refuser les visites domiciliaires visant des étrangers en situation irrégulière. Une force souvent enviée ou citée en exemple, malgré les réelles difficultés économiques et sociales de la région.

Christian Beaupère (police de Liège) n'a pas craint de montrer son humanité.
Christian Beaupère (police de Liège) n’a pas craint de montrer son humanité.© Sebastien Smets/Photo News

Le cliché de la Cité ardente, titre d’un ouvrage de chevalerie (1905) de Henry Carton de Wiart, écrivain et homme politique catholique, lui colle à la peau. Il exprime sa fougue légendaire reconvertie en densité rebelle depuis que Namur veut plumer Liège de Publifin… Un siècle après Carton de Wiart, d’autres faiseurs d’images assurent la transition entre le passé idéalisé et le futur fantasmé. Louis Maraite, aujourd’hui conseiller communal MR, était journaliste à La Gazette de Liège ( La Libre Belgique) quand il a fait renaître sous forme de tubes le choeur de la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Lambert, démolie à la Révolution liégeoise, l’un des plus grands et des plus beaux édifices religieux d’Europe.

Directeur stratégie de la Ville de Liège et président du conseil d’administration de RTC-Télé Liège, Jean-Christophe Peterkenne est chargé du marketing territorial de la métropole. Rien n’est laissé au hasard en termes d’ambitions. Financé par l’Etat fédéral, la Région, la Province et la Ville, Liège Together projette une image glamour de la métropole, car rien n’est trop beau pour Liège, et ce qui est bon pour Liège l’est aussi pour le pays. La fierté locale est aussi un ressort activé à usage interne. A l’été 2016, la Ville de Liège a diffusé sur les réseaux sociaux trois vidéos d’habitants proclamant :  » Pour moi, Liège, c’est… « .  » L’idée était de partager un message fédérateur basé sur l’identité locale, dans un contexte de crispation sociale et d’opposition entre nationalités ou religions « , précise Manuel Comeron, référent  » prévention radicalisme  » de la Ville de Liège.

« Protéger et servir » : le mantra du bourgmestre Willy Demeyer.© frédéric pauwels/huma

La pudeur des Liégeois

Pourtant, lorsqu’un drame survient, et cela étonne parfois, Liège devient pudique, panse ses plaies en silence, dans l’entre-soi intime qui est le versant de sa convivialité. Au lycée Léonie de Waha (enseignement communal liégeois), les professeurs ou éducateurs ont fait binôme avec un élève après l’attaque du 29 mai. Le bourgmestre, Willy Demeyer (PS), était présent à la reprise des cours, le lundi suivant. La veille, le dimanche 3 juin, la marche blanche s’est déroulée dans la dignité, sans orchestration de  » prises de parole « . Grande gueule et coeur tendre, les Liégeois. A l’image de Christian Beaupère, le chef de corps de la police zonale qui a montré son humanité, ses larmes et sa noblesse de sentiments :  » Aujourd’hui, la tristesse, demain, peut-être, la colère. Il faudra y être attentif, faire passer des messages.  »

Avec Willy Demeyer, il a formé le tandem idéal en temps de crise. D’une interview à l’autre, le bourgmestre a distillé le même élément de langage :  » Protéger et servir  » qui, selon sa porte-parole, Laurence Comminette, reflète profondément sa conception de la fonction publique. Les deux hommes ont affronté ensemble l’explosion de la rue Léopold causée par une installation de gaz défectueuse (14 morts et une vingtaine de blessés, le 27 janvier 2010), la tuerie de la place Saint-Lambert par un détenu libéré conditionnellement, Nordine Amrani (six morts et 130 blessés, le 13 décembre 2011) et, le 29 mai, l’assassinat des deux policières, Lucile Garcia, 53 ans, et Soraya Belkacemi, 45 ans, et de l’étudiant Cyril Vangrieken, 22 ans, par Benjamin Herman, sorti la veille de la prison de Marche-en-Famenne, après avoir tué sauvagement un ex- codétenu, Michaël Wilmet, à On.

Malgré un déficit d’une centaine de policiers, la police de Liège s’était préparée à une attaque terroriste et est intervenue rapidement avec ses  » robocops « , le peloton antibanditisme (PAB). La coïncidence des limites de la commune avec celles de la zone de police favorise la cohésion des directives et de l’action policière. Question de tempérament : la sécurité a toujours été le dada de Willy Demeyer. Membre assidu de la commission d’enquête parlementaire  » attentats « , il s’est imprégné de ses recommandations et, notamment, du fait que les victimes des attentats de Bruxelles, le 22 mars 2016, s’étaient senties abandonnées face aux démarches administratives. Son premier geste a été de mobiliser une asbl de la police de Liège pour qu’elle assure l’avenir des deux jumelles de Soraya, déjà orphelines de père.  » Tout le week-end, il a fait travailler les juristes d’Ethias pour que les funérailles de Cyril Vangrieken soient prises en charge « , confirme sa porte-parole. Il a relayé aussi l’incompréhension des Liégeois, sans émettre de jugement : qu’ont fait les ministres et le Parlement des recommandations de la commission  » attentats  » ?

 » Normalement, on ne peut pas !  » : telle est la devise des Liégeois selon Pierre Kroll. Pourtant, tout rebelles qu’ils soient à l’autorité, leurs responsables locaux ne plaisantent pas avec la notion de maintien de l’ordre. En 1995, il fut beaucoup reproché à Jean-Maurice Dehousse d’avoir fait donner les autopompes et les gendarmes à cheval contre une manifestation étudiante qui s’était engagée sans permission dans la  » trémie d’Avroy « . Encore aujourd’hui, l’ancien bourgmestre assume cette décision, en ami politique du Français Jean-Pierre Chevènement, souverainiste et partisan d’une politique sécuritaire de gauche  » non laxiste « .

En matière d’intégration et de prévention du radicalisme, la ligne liégeoise illustre ce positionnement :  » Tout le monde est le bienvenu à Liège, à condition de devenir Liégeois.  » Le message vaut aussi pour les personnalités politiques qui voudraient se parachuter à Liège sans en avoir maîtrisé tous les codes ! La chance de la ville ? Disposer d’un répertoire de valeurs assez universelles et, accessoirement, d’un corps consulaire d’une quarantaine de nationalités qui joue les bons offices en cas de besoin. Willy Demeyer est aussi le premier bourgmestre à avoir fait fermer une mosquée pour atteinte à l’ordre public. Il s’est appuyé non sur des règlements d’urbanisme, mais sur un rapport du parquet attestant du djihadisme de certains de ses fidèles. Il avait préalablement déminé la question, grâce à ses bonnes relations avec la communauté musulmane.

Revendiqué par l’Etat islamique

Eric de Beukelaer :
Eric de Beukelaer :  » Le fleuve est une invitation à rêver plus loin « .© ERIC LALMAND/belgaimage

En 2017, Liège a été sélectionnée, avec dix autres villes pilotes issues de cinq pays européens, pour former des éducateurs, dans les écoles et les maisons de jeunes, en vue d’améliorer la résilience des jeunes face au radicalisme :  » L’estime de soi, la confiance, la résistance à la frustration ou l’esprit critique peuvent les aider à réagir face aux influences radicales, religieuses ou politiques.  » Ce programme est financé par la Commission européenne. La Ville a aussi pérennisé le subside de 100 000 euros distribué par Jan Jambon, ministre de l’Intérieur, après les attentats du 22 mars.

Bien que relativement peu touchée par l’extrémisme musulman (une quinzaine d’individus suivis par la task force locale), Liège l’a néanmoins subi sur son territoire pour des raisons encore inconnues, et sans préjuger du caractère déséquilibré ou sous l’influence de psychotropes du tueur. Des experts en sécurité n’excluent pas que ce projet lui ait été suggéré par des recruteurs, en prison ou ailleurs. Liège est un nom suffisamment porteur pour offrir le retentissement voulu à l’assassinat de deux policières. Son dialogue avec la femme d’ouvrage dévoile le double paradigme sunnite qui lui a valu la vie sauve,  » Es-tu musulmane ?  » et  » Fais-tu le ramadan ? « . L’Etat islamique a revendiqué Benjamin Herman comme  » soldat « , vingt-quatre heures après les faits. Une revendication  » opportuniste « , ont souligné les spécialistes du terrorisme.

Le sens du décorum

La culture conviviale de Liège fait bon ménage avec l’exercice visible de l’autorité, de ses symboles et de son décorum. Qu’il s’agisse des cérémonies en l’hommage des victimes de l’explosion de la rue Léopold ou de Nordine Amrani, elles ont toujours été bien organisées.  » Ce professionnalisme découle de l’habitude des cérémonies militaires, très nombreuses à Liège. Elles impliquent toujours les enfants des écoles « , analyse Louis Maraite. Le conseiller communal dénombre au moins cinq lieux de mémoire : carrés militaires du cimetière de Robermont ; cimetière militaire américain de Neuville-en-Condroz, où les Américains officient de main de maître ; enclos des Fusillés de la Chartreuse et de la Citadelle ; mémorial de Cointe, monument national à la Résistance… Les autorités liégeoises sont donc rodées et, lorsqu’il faut marquer le pas, les bénévoles accourent de toutes parts, de l’Opéra royal de Wallonie, de l’Orchestre philharmonique de Liège ou de l’université. Chaque épisode tragique de la vie de la cité s’inscrit ainsi dans un rituel qui favorise la transmission d’une identité. Toutes les vieilles nations connaissent le pouvoir des rituels.

Cette année, Liège commémorera le 550e anniversaire du sac de Liège par les troupes bourguignonnes de Charles le Téméraire, malgré (ou à cause de) l’intervention héroïque des 600 Franchimontois. Octobre 1468 : on dit que Liège brûla pendant sept semaines et que les fumées se voyaient jusqu’à Aix-la-Chapelle. Habilement excité par le roi de France Louis XI, dit  » L’Universelle Aragne « , le peuple de Liège se souleva contre le prince-évêque Louis de Bourbon, imposé par son oncle, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, qui voulait réunir la principauté de Liège à ses autres possessions des Pays-Bas. Les trois  » guerres de Liège  » se soldèrent par la destruction de la ville, sans que le roi de France ne lève le petit doigt pour la défendre. Symbole des libertés communales, le Perron fut exilé un temps à Bruges, avant que le vent ne tourne contre les Bourguignons et rétablisse Liège dans ses droits. Gravé sur le pignon de la Cité administrative, le commentaire de Michel de l’Hospital (1558) résume l’impact laissé par ces événements sanglants :  » Les Liégeois ont été plus que tous les ans domptés, néanmoins, ils ont toujours relevé leurs crestes.  »

Devant la Violette, les nuits chaudes de Liège.
Devant la Violette, les nuits chaudes de Liège.© ville de liège

Une appartenance ouverte

De son bureau à l’évêché, Eric de Beukelaer aperçoit la Meuse qui explique tant de choses :  » Un fleuve qui traverse une ville, c’est une invitation à rêver plus loin, médite-t-il. Le fleuve va vers l’océan. En même temps, c’est un lieu de transport, de fierté, de richesse. Cela peut créer un grand sentiment d’appartenance, mais pas une appartenance fermée, obsidionale. Une appartenance qui amène à penser plus loin, qui touche à l’universel. En Europe, les grands centres urbains sont les moins enclins à exprimer des votes de rejet, parce qu’ils sont plus ouverts à la rencontre.  » L’extrême droite a disparu depuis belle lurette des bancs du conseil communal de Liège.

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