Les larmes de Laeken

À la veille des fêtes de Noël et de Nouvel An, Nous, Notre Majesté la Reine des Belges, nous nous sommes d’abord interrogée dans l’intimité de notre vie privée pourquoi vous décidez de mettre fin à vous jours précisément le jour où vous êtes tenu de rendre hommage à la Dynastie belge

« La solidarité, c’est de l’égoïsme galvanisé' »
Une fable belge de l’auteur Frank Adam et l’illustrateur Klaas Verplancke, dans la série de ‘Confidences à l’oreille d’un âne’. Traduit du néerlandais par Michel Perquy.

L’âne-qui-écoute avec son unique oreille a traversé jusqu’ici quatre livres. Après ses pérégrinations dans le désert et autour du monde, ses escapades dans l’univers de l’amour et de l’érotisme, il pratique actuellement son art de l’écoute dans l’Absurdistan belge. Et dans ‘Les Larmes de Laeken’, c’est S. A. R. la Reine en personne qui le surprend en lui confiant une mission spéciale.

Lectori salutem,

Bonjour à tous,

Par la présente, la rédaction se fait un devoir d’annoncer que l’Auteur des Confidences a décidé de mettre fin à ses jours.

Conséquemment, mue par des émotions louvoyant entre la plus profonde déception et une franche indignation, la rédaction se voit contrainte de signaler qu’au moment de la mise sous presse de ce numéro spécial Noël, aucune copie n’ a été fournie pour la fable belge programmée qui devait adresser des voeux de joie politique, de prospérité et de bonne santé à Leurs Majestés.

Veuillez prendre connaissance d’une réaction royale ci-dessous.
En vous priant de n’entreprendre aucune action à l’encontre de l’Auteur des Confidences – il s’en occupe selon ses dires lui-même – nous vous adressons nos plus vifs remerciements anticipés pour votre compréhension.

La Rédaction.

Notre Majesté la Reine des Belges

Monsieur l’Auteur des Confidences,
Cher ami,

À la veille des fêtes de Noël et de Nouvel An, Nous, Notre Majesté la Reine des Belges, nous nous sommes d’abord interrogée dans l’intimité de notre vie privée pourquoi vous décidez de mettre fin à vous jours précisément le jour où vous êtes tenu de rendre hommage à la Dynastie belge. Aurions-nous jamais, nous-même ou Sa Majesté le Roi, navré votre âme d’écrivain ? Ou vos adieux et le vide publicitaire y afférent servent-ils subrepticement de soutien à ceux qui militent pour la désintégration de la Belgique ?

Fin de vie

Mais lorsque nous avons appris que votre décision de vous faire sauter la cervelle aurait été prise au cours du processus de deuil problématique d’un décès dans votre proche entourage, à ce qu’on dit de la perte de votre propre maman, nous avons été pris d’une telle colère que nous daignons aujourd’hui vous déclarer publiquement ce qui suit.

Les larmes de Laeken

En tant qu’écrivain, vous n’êtes pas en droit de ne pas écrire.
Même si vos difficultés psychiques concernent la fin de vie de votre propre maman, voire le trépas de votre propre père – en tant qu’écrivain vous n’avez qu’un seul père qui est en même temps votre mère, c’est-à-dire l’État. Et en tant qu’écrivain, vous n’avez au bout du compte en aucun cas le droit d’accorder une plus grande attention à votre propre douleur qu’à celle du représentant dudit État, S. M. le Roi, dont les Larmes de Laeken dépassent infiniment votre malheur individuel.

Mission littéraire

Par voie de conséquence, nous vous interdisons formellement de mettre fin à vos jours sous peine de destruction de toutes vos oeuvres littéraires et autres monologues, chansons et sketches.
Nous vous chargeons par ailleurs d’une mission littéraire que vous êtes, à nos yeux, seul en mesure de mener à bonne fin.

Les opprimés

Vous n’êtes pas sans savoir que nous nous engageons depuis toujours en faveur des opprimés et des faibles dans notre société belge. Notre préoccupation actuelle concerne en particulier le groupe de savants, penseurs, écrivains, acteurs dramatiques, comiques, politiciens, professeurs, reporters, banquiers, avocats et autres familiers des arts et des lettres – généralement désignés par le terme ‘intelligentsia’.

Vous n’ignorez (1) pas que ces citoyens se trouvent menacés par des activités populaires anti-intellectuelles, mais ils se retrouvent par-dessus tout opprimés de leur propre chef parce qu’ils ont peur de se voir méprisés, humiliés ou ridiculisés par ce même peuple.

Art public

Ils se planquent derrière des opinions insignifiantes.
Apparaissant dans des émissions culinaires à la télévision, ils gaspillent leur talent de la parole publique en échange d’un radotage pédant sur l’aspect philosophique d’une noisette de beurre.
Affichant une gaieté pitoyable, ils font leur intéressant dans des actions dénigrantes en faveur de l’une ou l’autre bonne cause.
Dans leur rôle de journalistes, reporters et commentateurs, ils ont élevé le cocufiage au rang d’activité artistique pour l’espace public.
Dans les saloons des médias belges, il ne reste plus de pianistes comme cible de tirs. Des enceintes vociférantes ne diffusent plus qu’une bouillie sonore d’opinions monocordes.

Continent tribal

Même de jeunes lions fringants se conduisent dès leur naissance comme de vieux crocodiles corrompus et transforment la Belgique en un continent tribal dans lequel tout n’est pas ‘à vendre’, non, mais ‘à troquer’ auprès d’un chef anti-intellectuel de son choix.
Comme si notre Royaume était une brousse où les intellectuels ne résident pas comme des chercheurs respectables en quête de savoir et de beauté, mais se tiennent cachés comme des pygmées par l’esprit, n’ayant pas encore découvert l’arc et les flèches du psychisme, ignorant comment forger des paroles en fer de lance, se contentant de chanter et danser dans la nuit belge.

Assistance

Alors vous, étant vous-même écrivain, quelle assistance pourriez-vous porter dans cette grande nécessité ? Il existe deux variantes dans la gent littéraire, selon S. M. le Roi qui en a vu défiler de nombreux exemplaires sur son tapis royal au cours de ses audiences.

Deux variantes dans la gent littéraire

À la manière des fous du roi chargés jadis de dérider les visages royaux par leurs grimaces, ou des jongleurs dont les plaisanteries grivoises faisaient éclater de rire leur public, ou encore des filles de joie dont les cris du style BAISE-MOI ! ou BAISE-MOI FORT ! réussissent jusque de nos jours à faire éjaculer leurs clients – la première variante d’écrivains ne se servent des mots que pour caresser leurs lecteurs dans les sens du poil et les rendre ivres d’eux-mêmes.

À la manière du boxeur qui touche sans faillir les autres boxeurs au visage – l’autre variante d’écrivains ne cherchent qu’à cogner leurs lecteurs sur la gueule de leur cerveau, sur la tronche de leur Ego.

Démon

– Mais en ce qui concerne l’auteur des Confidences, me confia récemment en privé S. M. le Roi avec un hochement de tête, nous ne savons pas qui il est ni où il se trouve.

À quoi nous avons répliqué :

– L’auteur des Confidences ne flatte ni ne cogne ses lecteurs et ne se laisse pas cataloguer dans l’un ou l’autre genre ni par Votre Majesté ni par lui-même.

Bien qu’il travaille de ses propres mains la terre de sa montagne et que, d’après ce qu’on dit, il s’adonne même à la méditation avec les arbres, il est tout aussi déboussolé, affolé et égaré que tous les autres. Mais il est aussi béni d’un démon.

Les vastes pâturages de l’émerveillement

Comme un esprit bienfaisant, son âne lui montre le chemin vers les vastes pâturages de l’émerveillement. De concert avec lui, l’auteur et ses lecteurs se demandent :
– Hein ? Et qui s’indignera des indignés ? Qui démasquera les démasqueurs ? Qui aura le courage de railler les pleutres railleurs ?
Mais grâce à son personnage, de petites choses aussi – dans l’ombre des monstres Haine et Envie engendrés par la vie quotidienne – trouvent le merveilleux éclat qui conduit tout au long de ses dernières grimaces le moribond vers l’extase finale.

Le regard rayonnant du moribond

C’est la raison pour laquelle nous vous ordonnons d’envoyer par l’écriture votre âne-démon pour un café philosophique (2) belge au cours duquel nos compatriotes déboussolés puissent apprendre à s’étonner de leur pays avec le regard perçant et rayonnant du moribond.

Faites voir…

Faites voir : la nuit belge dans laquelle l’air interprète dans un râle le chant des poumons.

Faites entendre : l’aube belge qui se laisse soupçonner comme une symphonie émouvante dans le bruissement du silence derrière un volet roulant.

Faites sentir : l’odeur de café qui monte pour la dernière fois comme une drogue vitale par l’escalier en colimaçon.

Faites goûter : la goutte de liquide céleste qui vient encore une dernière fois adoucir les lèvres desséchées.

Faites couler : la larme de joie débordante pour la beauté envahissante de toute cette vie au sein de la mort…

Chers lecteurs-compatriotes

Que tous ces aspects du jour et de la nuit belge s’illuminent de nouveau par l’intermédiaire de l’esprit de votre âne-démon dans l’esprit de nos chers lecteurs-compatriotes.
Puissent-ils – pour une fois au moins sans ironie, ni bêtise ni prétention – prononcer avec une euphorie sincère le O Belgique ! ô mère chérie ! comme dans un dernier souffle de vie.

État psychique

Sans doute à la suite de votre état psychique ne réagissez-vous plus aux messages de votre rédaction ?
C’est pourquoi nous faisons appel aux services d’un messager personnel qui, bien que se débattant lui-même avec le monde et sa propre personne, saura après lecture de notre ordonnance, vous apporter, à ce qu’il paraît, consolation et motivation.

Paroles lénifiantes

Par la présente, nous recommandons votre sort, mais aussi le nôtre, celui de la Belgique et de tous ses déboussolés, aux mains de votre Éditrice. Puissent ses paroles lénifiantes représenter une main sur votre coeur affligé et la sévérité de son regard une cravache pour votre âme d’écrivain récalcitrante au travail.
Dans l’attente de votre fable belge promise, nous demeurons dans l’impatience,

Sa Majesté le Reine des Belges.


Post-scriptum
Pour autant qu’elles puissent vous être d’aucune utilité, nous vous adressons nos sincères condoléances à l’occasion du décès de votre maman. Puissent les bons souvenirs de ce qu’elle fut continuer à vous accompagner et les mauvais souvenirs demeurer auprès d’elle dans sa tombe. Sit ei terra levis(3) .

Post post-scriptum
Au cas où, ignorant par extraordinaire notre commande littéraire, vous décidiez de mettre malgré tout fin à vos jours, nous ne pouvons que vous souhaiter : Sit tibi terra gravis(4) .

1 : Voir aussi Le steward et les hooligans, dans Confidences à l’oreille d’un âne, Livre deuxième, Le Monde. 2 : En français dans le texte. 3 : Épitaphe romain : ‘Que la terre lui soit légère’. 4 : ‘Que la terre vous soit lourde’.


Cette fable fait partie des Fables belges, Confidences à l’oreille d’un âne, Livre cinquième, de l’auteur Frank Adam et l’illustrateur Klaas Verplancke. Les textes originaux en néerlandais paraissent dans la revue littéraire De Brakke Hond et sur le site du journal DeWereldMorgen, et sont édités par Uitgeverij Vrijdag.

Les Confidences à l’oreille d’un âne, Livre premier, Le Désert, a été publié en traduction française de Michel Perquy, par les Éditions OUSIA, (Bruxelles) et est distribué en France par la librairie philosophique J. Vrin (Paris). Info: ousia@swing.be, www.eurorgan.be, www.tropismes.com.

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