Gérald Papy

La révolution inachevée

Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

C’EST LA VICTOIRE DE LA LIBERTÉ CONTRE L’OPPRESSION. Au tournant de la première décennie du XXIe siècle, l’Histoire retiendra que la jeunesse de Tunisie a donné une leçon de courage au monde en renversant, en moins d’un mois de lutte, la dictature du président Zine el Abidine Ben Ali.

Face à un despote qui avait dévoyé la lutte contre l’islamisme en réprimant systématiquement toute opposition et qui avait transformé le « pays ouvert » en Etat policier, c’est à main nue et grâce aux réseaux sociaux que les jeunes Tunisiens ont mené la première révolution réussie contre un tyran dans le monde arabo-musulman. Total respect.

Les affidés du régime honni n’ont cependant pas tous quitté la scène tunisienne, loin de là. Comment pourrait-il en être autrement dans un pays qui, après une parenthèse monarchique, n’a connu que deux chefs d’Etat en 54 ans d’indépendance et a vécu sous la coupe toute-puissante d’un parti quasi unique ? Aujourd’hui, c’est aux Tunisiens, et à eux seuls, de déterminer s’ils s’accommodent d’une période transitoire, frustrante en regard des aspirations qu’ils ont exprimées, ou s’ils forcent un changement radical, profitant du premier succès de la révolution du Jasmin. La réalité ne facilite pas leur choix. Le gouvernement du Premier ministre Mohammed Ghannouchi (à ce poste depuis onze ans sous Ben Ali !) n’est ni celui du changement ni celui de l’union nationale. L’opposition dont il a intégré les principaux leaders était celle adoubée par le dictateur. A contrario, la vraie opposition, celle contrainte à l’exil, n’est peut-être pas armée pour assumer le pouvoir du jour au lendemain.

L’enjeu est crucial. Car du sort de la nouvelle Tunisie qui émergera de la révolution, enracinée dans la démocratie ou livrée à l’instabilité, dépendra l’avenir des autres Etats arabes. Les mesures express (diminution des prix des denrées de base ou hausse des aides sociales) adoptées ici et là depuis le déclenchement des troubles en Tunisie illustrent à souhait le sentiment de panique qui s’est emparé des chefs d’Etat de la région. A juste titre. Car, pour s’en tenir aux pays arabes où la contagion tunisienne a le plus essaimé, ils se répartissent entre des régimes vieillissants (Egypte, Libye, Yémen, où Moubarak, 82 ans, Kadhafi, 68 ans, et Saleh, 64 ans, comptabilisent… cent trois années d’exercice du pouvoir, auxquels on peut ajouter l’Algérie de Bouteflika, 73 ans, dont onze à la tête de l’Etat) et des pouvoirs « jeunes » qui ont peu ou prou déçu les espoirs placés en eux lors de leur avènement il y a une dizaine d’années (Bachar el Assad en Syrie, Abdallah II de Jordanie, Mohammed VI du Maroc). Au-delà de ces implacables constats, la prédiction d’une vaste démocratisation arabe est aléatoire et tributaire de paramètres spécifiques à chaque pays. Si l’armée tunisienne a joué un rôle fondamental dans l’issue de la révolution du Jasmin en lâchant le clan Ben Ali, rien n’indique que ses homologues en Egypte et en Algérie adoptent la même attitude.

En revanche, pour le démographe Youssef Courbage et l’anthropologue Emmanuel Todd, auteurs du Rendez-vous des civilisations (Seuil), « la révolution démographique, culturelle et mentale qui permit le développement des régions aujourd’hui les plus avancées » est déjà à l’oeuvre dans le monde arabo-musulman et elle conduit à une mutation démocratique : historiquement, la baisse de la natalité et la progression de l’alphabétisation en sont les facteurs. La fin des dictatures arabes serait donc inéluctable. On l’espère. Mais le réalisme impose de considérer que, si la révolution est en marche, le printemps arabe n’est pas encore près de fleurir.

GÉRALD PAPY

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